L’auteur avec Sœur Manuela Scheiba
Témoignage réflexion de l’échange
interreligieux monastique
Japon, septembre 2023
Au retour de cette inoubliable expérience en monastères zen japonais, des amis m’ont demandé de raconter ce que j’y avais vécu. L’idéal aurait été que je les invite à s’assoir avec moi sur un zafu et de communier au grand silence. Ou désherber ensemble les herbes dans de vastes étendues de caillou...ou encore pratiquer le rituel du repas avec les bols et chanter des sutras en sino-japonais. Comment en effet raconter un vécu si dense et sous quel angle l’appréhender ?
J’ai choisi quatre mots à déballer : beauté, ascèse, paradoxe et merci.
1.Beauté : « la beauté sauvera le monde » (Dostoïevski)
La beauté et le raffinement m’ont semblé omniprésents au pays du Soleil levant : des plantations de thé sur les collines aux présentations culinaires, des jardins secs aux habits traditionnels, de l’architecture des temples et des calligraphies aux emballages cadeaux et moindres objets ménagers du quotidien.
Les deux monastères fréquentés, Shogen-ji et Nisodo de Nagoya n’étaient pas en reste.
Il y a avant tout la beauté de l’assise, la « noble posture » qui verticalise l’être, qui donne d’emblée une impression de présence, de vigilance, de dignité.
Se tenir là, présent, de tout son cœur dans le silence et l’immobilité, c’est beau !
C’est une attitude qui m’a parue contagieuse. Quand j’observais les jeunes et les anciennes nonnes, droites sur leur zafu, le visage à la fois grave et détendu, j’avais le désir de rejoindre et de goûter moi aussi à ce rayonnement auprès d’elle.
Mère Aoyama nous racontait qu’il y a 20 ans, lors d’une rencontre inter religieuse en Italie, les fidèles avaient été saisis par l’assise des moines zen. Leur posture contrastait avec celle des prêtres croisant bras et jambes sur leurs chaises… elle riait en évoquant ce souvenir et citait Dogen : «la posture engendre l’homme à lui-même ».
Les différents rituels liturgiques sont également emplis de solennité, comme dans une pièce de théâtre sacrée. L’encens, les offrandes présentées aux Bodhisattvas dans des gestes codifiés, les prosternations, tous les sens sont appelés à participer à la beauté liturgique.
J’ai observé de la délicatesse dans les relations entre les nonnes et j’ai senti beaucoup de tendresse envers leur roshi, mère Aoyama, qui le leur rendait si bien. Presque chaque phrase est ponctuée de « merci » ou de « je m’excuse ». Même si ce sont des formules de politesse, cela connote d’un esprit bienveillant qui me parle de la beauté du tissu humain. Un matin après zazen, chaque nonne s’est inclinée devant les autres pour leur dire merci d’être là. Quelle richesse que de vivre cela dans une vie communautaire !
Au monastère de Shogenji dans la périphérie de Kyoto, nous avons été initiés au zazen en commençant par un cours de poterie. Pour réaliser un pot en terre glaise, sur le tour de potier, on nous conseillait de respirer, de nous tenir droit et de tenir l’axe, centrés. Le pouce forme le creux et les autres doigts caressent la terre formant une masse ondoyante, mouvante de toute beauté. Il nous a été enseigné que l’imperfection est bienvenue et fait même partie du processus d’apprentissage. Dans le zen, l’erreur est précieuse, tout comme les mauvaises herbes qui servent d’engrais. Ce qui compte n’est pas le résultat mais l’effort et le processus pour y parvenir nous a- t-on assuré. Et cet effort est sans effort volontariste...
« Établissez votre pratique au milieu de vos illusions », « Il faut 100 échecs pour atteindre la cible » (Dogen)
J’ai appris que la conception japonaise de la beauté diffère de celle, uniquement esthétique, qui vise la perfection. Dans l’art japonais, influencé par le bouddhisme et le taoïsme, l’impermanence est partie intégrante du beau. L’imperfection aussi. Quand on voit une fleur à laquelle il manque un pétale, ou une forêt avec des arbres jeunes, tordus ou morts, c’est harmonieux et imparfait., en accord avec les cycles naturels de la vie, laissant émerger l’authenticité et la spontanéité
Dans l’art de l’arrangement floral japonais, l’ikebana, un bouquet doit contenir une fleur fanée, une autre en bourgeon. Aoyama roshi nous a expliqué que l’artiste doit anticiper à quoi ressemblera le bouquet ou la composition florale deux jours plus tard, en gardant à l’esprit l’harmonie des cycles cosmiques.
2. L’ascèse : « Il faut que Lui croisse et que je diminue » (saint Jean-Baptiste)
Tout art nécessite une discipline. Le chemin spirituel aussi et le peu que j’ai expérimenté de la vie en monastères zen m’a paru en effet très (trop ?) ascétique.
A Shogenji, monastère réputé pour sa rigueur, une nonne américaine y vivant nous a dit que la vie était conçue là-bas comme un stage para-commando pour des jeunes hommes dans la force de l’âge. Je le confirme !
Le rythme très soutenu depuis tôt le matin (3h30) jusqu’au soir (21h) ne laisse pas de temps libre. Aucun moment individuel non plus, tout est collectif jusqu’au bain.
Les repas étaient très austères, dans une atmosphère tendue car le moine responsable de la correction des novices ne cessait de reprendre les uns et les autres sur leur façon de placer leur baguette ou de faire du bruit avec leur bol. On devait manger à toute vitesse ; la rapidité permet de chasser les pensées, nous a-t-on expliqué...
Après un office de soutras où un jeune moine avait mal lu, je l’ai vu se faire violemment gifler. Quand j’ai voulu en parler, on m’a répondu qu’un esprit occidental ne pouvait pas comprendre...
En revanche, les pauses thé étaient détendues et joyeuses, on pouvait à ce moment échanger et fraterniser. Moines et moniales rivalisaient d’attentions et de gentillesse avec nous.
Comme j’avais mille et une questions, une jeune nonne m’a répondu qu’elle était venue au monastère non pas pour avoir des réponses à ses questions ou accumuler des connaissances ou des expériences mais pour se dépouiller et se débarrasser du trop...
Cela m’a énormément touchée... et m’a invitée à creuser l’esprit de pauvreté évangélique dans ma foi.
Au monastère de Nagoya, la discipline était rigoureuse également, l’horaire est notre maître » nous avait-on averti. Un maître un peu despote ! Sœur Manuela et moi ne savions jamais les horaires des offices ou du travail, on nous donnait très peu d’informations et les horaires changeaient tous les jours (anniversaire de Dōgen, fête de la pleine lune, sesshin, ...), nous étions donc invitées à attendre en ne sachant pas ce qui nous attendait. Autrement dit, à nous tenir prêtes à passer sur le champ à telle ou telle autre activité. « Il n’y a pas de temps perdu, disait Lanza del Vasto, mais toujours du temps gagné pour prier ». Plus facile à dire qu’à faire...
Une nonne nous a expliqué que nous avions le droit de nous laver uniquement les jours en 4 et en 9, et ajoute fièrement que leur monastère est plus proche de la tradition de Dogen que les monastères masculins...Tout y est codifié, réglementé à l’extrême et, pour un esprit rationnel, ne pas comprendre le sens de ce que l’on fait est en effet une grande ascèse. J’ai pensé alors à l’icône de saint Jean-Baptiste représenté la tête sur un plat, symbolisant son ego décapité. Ne pas vouloir tout comprendre, descendre de la tête vers le cœur...c’est bien sûr au cœur de notre tradition également. Mais jusqu’où obéir aveuglément ? Ne sommes-nous pas héritiers dans nos propres églises d’abus de pouvoir justifiés par la sacro-sainte obéissance? Travailler sans en voir l’utilité est aussi une ascèse : enlever la poussière qui vient d’être époussetée par une autre personne juste avant nous, par exemple. Dans mes études de sociologie, j’avais été enthousiaste par le concept de « non-utilitarisme » de Marcel Mauss. Voilà que je pouvais mettre en acte cette théorie ... Il suffit de prendre l’activité comme une autre façon de méditer.
Quand il fallait courir à quatre pattes avec un chiffon humide pour laver les longs couloirs en bois jouxtant le dojo, j’ai proposé de prendre un balai avec un torchon pour ne pas devoir m’accroupir. Un moine m’a répondu : « tu veux changer mille ans de tradition ? » ...
Si nous rangions les pantoufles perpendiculairement, une nonne venait rectifier pour les ranger horizontalement. Nous devions aussi poser les pieds nus ou chaussés selon les différents lieux (WC avec pantoufle particulière, autres pantoufles à l’intérieur, chaussures à l’extérieur, pieds nus sur le bois et tatamis tapis, chaussettes blanches pour certaines cérémonies...) car tout ceci semblait une affaire d’état.
De même, si nous faisions mention de notre état de fatigue, on nous faisait gentiment comprendre qu’au monastère la fatigue est partagée par tous et en effet nous observions les moines s’endormir en méditation ou même en travaillant en cuisine. Il y a donc une ascèse et un esprit d’effort qui dénotent parfois avec le lâcher prise, l’abandon et justement la place censée être accordée à l’erreur et à l’imperfection.
J’ai trouvé la vie en monastère zen finalement assez « élitiste » en ce sens qu’elle est réservée à des constitutions physiques et psychiques très solides. Avec beaucoup de gentillesses, les nonnes et les moines ont tout fait pour me faciliter la tâche à cause de mon handicap (petit tabouret plutôt que désherber, manger, méditer à même le sol) mais malgré cela, c’était physiquement douloureux et éprouvant.
Étonnamment pourtant, mes douleurs intenses m’ont permis de méditer plus profondément que jamais. Comme si l’esprit, focalisé en un point douloureux, permettait de ne plus voltiger de-ci et de-là. D’un mal peut sortir un bien...
3. Les paradoxes : « L’erreur n’est pas le contraire de la vérité, elle est l’oubli de la vérité contraire» (Blaise Pascal)
Tout ceci m’a amené à contempler les paradoxes de cette tradition : ne pas l’idéaliser ni la diaboliser. Y goûter, comme dans la mienne, chrétienne, des fruits savoureux et d’autres plus amers. D’ailleurs dans la nourriture zen, il y a le fade, le sucré, le salé le piquant et l’amer. Tout est à gouter, tout fait partie de la vie.
Le Japon est un pays de contrastes : en ville, j’ai vu des restaurants où l’on est servi par des robots, dans les gares ultra modernes et les hôtels : des toilettes publiques avec tableau de bord indiquant plusieurs options : « petite chasse », « grande chasse », « musique ou son de rivière », « jet d’eau pour nettoyer les fesses », « chaleur de la planche de WC ». Un univers futuriste qui contraste avec celui des monastères qui fonctionnent selon un mode de vie qui n’a pas bougé depuis des siècles.
La cuisine et les ustensiles pour cuisiner à Shogenji dataient du siècle dernier. Pour cuire le riz du matin (d’ailleurs non salé et accommodé juste d’une prune saumurée) il faut d’abord allumer le feu. Cette pauvreté et simplicité m’ont beaucoup inspirée. Mais je me suis demandé si les moines n’étaient pas carencés car il n’y avait pas de protéine, le soja coûtant trop cher...
En revanche, ils acceptent tous les cadeaux qu’on leur donne, donc parfois ils mangent de la viande et du poisson mais surtout beaucoup de biscuits gateaux sucreries.
Au monastère de Nagoya, c’est le caractère écologique et zéro déchets de la cuisine qui m’a frappée: rien n’est perdu tout est recyclé. L’eau de la vaisselle (sans savon car on utilise l’eau de cuisson du riz qui est saponnifère) n’est pas jetée mais récupérée pour arroser les plantes...Par contre, dès qu’on sort du monastère, aucun tri de déchets, pas de poubelles en rue, tout est sur emballé dans des plastiques (même chaque coton tige dans les hôtels ou chaque cure dents). Nouveau paradoxe : les Japonais semblent être très en lien avec le cosmos et la nature et en même temps, les villes sont très polluées.
Dans la rue, ce contraste entre le monde traditionnel et la société de consommation est visible aussi dans les tenues : les kimonos côtoient les chevelures violettes ou les costumes- cravates.
Aux monastères, je l’ai déjà mentionné, l’austérité des repas traditionnels était contrebalancée par l’abondance des sucreries et pâtisseries lors des pauses thé. Mère Aoyama a expliqué qu’ayant observé les nonnes manger en cachette des sucreries, elle avait préféré qu’elles les partagent ensemble... A Shogenji, on nous a dit qu’il n’était pas rare que les novices après 22h partent en ville pour boire une bière pour revenir tôt matin pour le zazen...
La soumission des japonais à la pression sociale est si forte que des soupapes sont nécessaires pour se lâcher (le saké aide bien !).
Dans le zen Rinzai, les koans sont essentiels. A Shogenji chaque moine voit le roshi deux fois par semaine pour s’y exercer. Ces échanges disciple-maître énigmatiques l’invite à dépasser la logique et le plonge dans le paradoxe. Cela donne au zen un caractère facétieux, qui contraste délicieusement avec les habits noirs, le silence et la sévérité monastique.
Le dernier jour à Shogenji, nous avons eu un long entretien avec Sogen Yamakawa roshi, l’abbé du monastère. Nous pouvions lui poser des questions et je lui demandé s’il avait déjà rencontré le Bouddha, Il m’a répondu qu’il le rencontrait tous les jours...pour ensuite ajouter que si on le rencontre il s’agit de le tuer.
Le paradoxe se combine bien avec la non-dualité propre au bouddhisme.
Quand sœur Manuela lui a demandé ce qu’était un bon moine, il a répondu qu’il n’y avait ni bon ni mauvais disciple, qu’on marchait tous ensemble dans la même direction. Cela m’a fait penser au Christ qui demande de ne pas séparer le bon grain de l’ivraie.
Touchée que, tous les matins, quelques moines aillent laver et donner le petit déjeuner aux ancêtres fondateurs du monastère (représentés par des statues), j’avais demandé ce que le bouddhisme disait de la vie après la vie terrestre. Les défunts deviennent tous des bouddhas, m’a-t-il répondu. Mais, de suite après, il a raconté une histoire d’un disciple étonné que son vénérable maître en train de mourir dise aller en enfer. Devant son étonnement, le maître lui déclara qu’il y allait pour l’y attendre... Ces réponses paradoxales sont précieuses pour ne pas fixer, figer, des vérités qui sclérosent le vivant.
Pour moi, l’un des grands paradoxes que j’ai perçus dans les monastères japonais c’est que la tradition enracinée permet l’ouverture et l’échange. Mais il y a un écueil également à tomber dans le légalisme, dans le traditionalisme (la lettre avant l’esprit). Cela peut assécher s’il n’est pas vivifié et renouvelé par les nouvelles générations.
Au symposium final, réunissant les membres de l’Institut des Etudes Zen qui nous aveint accueillis ainsi certains membres de monastères ayant participé à des échanges avec des moines et moniales d’Occident, nous avons eu de beaux échanges. Dans l’assemblée (une trentaine de personnes), . deux femmes seulement étaient présentes : une nonne et une femme laïque et bien sûr Soeur Manuela et moi-même. Deux personnes avaient moins de 45 ans.
Nous nous sommes bien sûr interrogés sur l’avenir de la tradition monastique qui, au Japon comme en France, en Belgique ou en Allemagne, est en péril : très peu de jeunes vocations et de vénérables moines vieillissant qui continuent vaillamment à vivre et à transmettre la tradition, tout en acceptant les flux et reflux des vocations.
Je m’interroge : en 2024, une tradition, qu’elle soit chrétienne ou bouddhiste, peut-elle continuer à distinguer si nettement le rôle des hommes de celui des femmes ? Est-il juste de continuer un mode de gouvernance à ce point hiérarchique alors que dans la sphère civile fleurissent de nouvelles façons de décider et de diriger plus concertative ? Ne faut-il pas adapter une tradition qui n’attire plus de vocations aux évolutions du monde contemporain ? C’est une question ouverte, un koan...
4. Merci: «Aligato»
Pour conclure, j’aimerais en ajouter un quatrième mot-clé, « merci ».
Au Seigneur d’abord, au Bouddha, au DIM et tous ces moines et moniales qui ont cheminé avant moi dans cette voie passionnante. Merci à toutes les personnes qui nous ont accueilli avec tant d’amour, d’attention, de générosité.
Je suis rentrée les valises pleines de cadeaux tout en délicatesse et le cœur rempli de joie.