Indescriptible Kumbh Mela
Au soir de Pâques, le Christ ressuscité se manifesta à ses disciples mais Thomas n’était pas là. Quand ses compagnons lui annoncèrent que le Maître s’était soudainement tenu au milieu d’eux, l’apôtre ne voulut pas les croire ou plutôt il ne put pas les croire tant l’événement était énorme, outrepassant les limites de l’entendement humain pour lequel un mort ne peut ressusciter ! Ainsi en va-t-il pour les expériences que certains philosophes contemporains ont appelé des « phénomènes saturés » : elles sont tellement hors-normes et déroutantes que, tant qu’on ne les a pas vécues soi-même, elles restent du domaine de l’indicible et de l’indescriptible.
Parler de la Kumbh Mela qui s’est tenue à Prayagraj du 13 janvier au 25 février est quasiment impossible. Celui qui a eu la grâce de participer au plus grand rassemblement de l’hindouisme ne peut que rester silencieux, envahi par la force d’un événement qui dépasse tout ce dont l’humanité peut avoir connu auparavant. D’ailleurs, chaque édition de la Kumbh Mela se solde par une nouvelle entrée dans Le livre Guinness des records : nous étions 57 millions le 29 janvier dernier, jour de mauni amavasya, la « nouvelle lune silencieuse » ; 400 millions de pèlerins ont été attendus durant toute la durée de la Mela ; l’immense campement situé entre le Gange et la Yamuna s’étendait sur une superficie égale à deux tiers de Manhattan…
La Kumbh Mela est la manifestation de tout l’excès dont l’Inde et l’hindouisme sont capables : des foules innombrables d’humbles dévots venus des campagnes un petit baluchon à la main et prêts à affronter les embouteillages monstres, les bousculades meurtrières et des heures d’attente pour se baigner dans la confluence sacrée des fleuves ; des tentes à perte de vue où tout ce que le pays compte de moines semble s’être donné rendez-vous mélangeant les shankaracharyas et autres pontifes de l’hindouisme aux pauvres ermites et aux fameux nagas – les moines nus se livrant à des pénitences étonnantes… Comme son nom l’indique, la mela est une « foire » et on pourrait la qualifier de plus grand cirque religieux au monde, non au sens péjoratif mais pour intégrer la dimension de joie et de facétie si prégnante dont la dévotion populaire hindoue. À défaut de pouvoir écrire avec justesse sur la Kumbh Mela, il me restera quelques photos comme autant d’actes d’amour et d’admiration à l’égard de mon peuple qui a révélé dans cet excès son éclatante beauté.
Certains médias étrangers n’ont traité la Kumbh Mela que sous l’angle de la récupération politique (une dérive qui s’opère à chaque fois) ou sous l’angle de la pollution environnementale. Indépendamment du fait qu’il faut saluer l’Inde de savoir organiser de tels rassemblements qui excèdent tout ce que l’Occident peut concevoir et réaliser – il suffit de penser un instant à la gestion des toilettes pour prévenir les épidémies ! – une approche qui ne verrait dans la Mela qu’une promotion de l’hindouisme fondamentaliste se condamnerait à ne regarder l’événement que par le petit bout de la lorgnette – comme si on réduisait le Jubilé 2025 à Rome au seul business juteux des Airbnb ! Au contraire, on ne peut comprendre et bien parler de la Kumbh Mela que si on la contemple d’abord comme une expérience brûlante de foi qui entraine des centaines de millions d'hindous à venir se baigner au sangam, à la confluence du Gange, de la Yamuna et de la mythique Saraswati, là où lors d’une conjonction unique des astres, ils croient que remonte des profondeurs de la terre l’élixir d’immortalité qui lave des péchés.
L’expérience mystique de la Kumbh Mela n’est pas la densité d’un silence propice à la méditation mais la force de la foule des croyants unis par la même ferveur – c’est une expérience fondatrice de toute religion (il suffit ici de penser au pèlerinage à La Mecque) où le croyant se découvre pèlerin, uni intimement aux autres croyants, tous plongés dans un océan de foi et de dévotion.
Consacré par l’Église au peuple de l’Inde et cheminant au plus près des croyants hindous depuis des décennies, je devais tout naturellement me mettre en route pour la Kumbh Mela de Prayagraj – une ville proche de Bénarès. Ce fut une semaine inoubliable où je marchais chaque jour plusieurs dizaines de kilomètres avec les groupes de pèlerins. Ce fut aussi l’occasion unique de retrouver les shankaracharyas et un certain nombres de moines hindous auxquels je suis lié. Ce fut surtout une expérience immense de joie – la joie de mon peuple devenant ma propre joie – la joie de me réjouir de la joie de mon peuple. À chacune des eucharisties que je célébrais à l’aube répondaient les impressionnants dons de nourriture aux pèlerins qui avaient lieu dans chaque campement. Ce fut comme si la Kumbh Mela était devenue une immense eucharistie dans l’intensité de l’adoration et du don si simple aux plus humbles de quelques galettes de blé. Bien sûr, c’est mon regard de prêtre catholique qui me rendait sensible à cette beauté quasi-sacramentelle de l’événement en faisant aussi remonter dans mon cœur quelques passages de l’Apocalypse : « Après cela, j’ai vu : et voici une foule immense, que nul ne pouvait dénombrer, une foule de toutes nations, tribus, peuples et langues » (Ap 7, 9). Quant au théologien que j’essaye d’être, il faisait face au constat sans détour que tout ce que nous avons pensé en catholicisme est encore trop étroit : comment faire entrer la Kumbh Mela dans les théologies développées dans un Occident médiéval uniformément chrétien ? comment mieux rendre justice à l’ampleur salvifique du Christ Ressuscité, lui qui a promis après avoir été élevé de terre d’attirer à lui tous les hommes (cf. Jn 12, 32) ?
Pourtant si la pensée déclarait forfait devant l’énormité de l’événement, il restait la joie toute simple et contagieuse – celle des chants religieux que j’entendais résonner dans chaque tente à l’heure où la nuit descendait paisiblement sur les rives du Gange et de la Yamuna. C’est cette joie indicible dont j’avais gardé vivant le souvenir depuis ma première Kumbh Mela, il y a douze ans, et c’est cette même joie qui m’accompagnera désormais pour les douze années à venir avant de retourner ensemble avec des centaines de millions de pèlerins vers la confluence des fleuves sacrés.