Vol XV No 2 July - December 2025
Enso_2
 
 
À propos du vide contemplatif
 
 
La méditation zen est essentiellement un lâcher-prise, un abandon qui nous donne de nous repositionner à l’arrière-plan de notre être et de notre conscience, dans le fond silencieux qui porte toute chose et qui donne d’accéder à l’éveil / la pleine Présence. 
 
En effet, le fond est en-deçà et au-delà du forme-sans forme (métaphysique), tout comme l’Ouvert[1] l’est de la fermeture-ouverture (posture poético-existentielle), la Résurrection de l’absence-présence (état théologico-spirituel), l’éveil du vide-plein (état spirituel).
 
Cet état spirituel se vit par l’indifférence (Principe et Fondement) dans l’Amour accompli (Contemplation pour obtenir l’Amour) par-delà l’attraction-répulsion (Mystique affective) ou, par-delà la nuit-jour, le mutisme-mots (Ténèbre lumineuse/Silence parlant) (Mystique spéculative).
 
Ainsi, la perception de la Vacuité / la Présence résurrectionnelle se trouvent en amont de l’ego dans la lumière de la Source de l’être et de la conscience tout en ouvrant en aval de l’ego, le déploiement d’un dynamisme de l’unicité simple de la réalité et/ou de l’unicité singulière du Sujet. L’éveil à l’état mystique fait toucher le fond, que cela soit par la méditation du sans-forme (zen) ou de la forme (contemplation ignatienne). Ce passage sans cesse à revivre est une mort de l’ego, passage pour accéder à Vacuité / Résurrection.
 
I  La forme et le fond : autohypnose, méditation zen et contemplation.
 
Si la veille restreinte, ce mode de la conscience qui circonscrit et met à distance, nous donne de percevoir les objets, la veille généralisée à laquelle ouvrent l’autohypnose et la méditation nous fait percevoir l’invisible, l’inouï, l’insenti : le fond qui porte toute chose et sur lequel apparait toute forme. En effet, la figure sans le fond, le texte sans le contexte, la musique sans le silence, le lieu sans l’espace, ou encore le sentiment sans l’humeur ne sont rien ! Plus encore, le fond permet de définir la forme, le contexte donne sens au texte, le silence fait résonner la musique, l’espace institue le lieu, l’humeur donne le ton à tout sentiment.
 
 
Ce second mode de perception, ce plan de la perceptude[2] sur lequel se découpe la perception discontinue et partielle de la veille restreinte, est en fait originaire et premier. Ce par quoi nous vivons est cependant difficile à appréhender puisqu’il nous englobe, nous enveloppe et nous imprègne. N’est-ce pas l’atmosphère d’un lieu plus que sa géographie, le climat d’une rencontre plus que son contenu, qui en réalité, nous importent ? Sur ce fond silencieux se découpe donc notre perception claire et distincte. Nous sentons bien quand nous sommes en résonnance avec ce fond. Alors notre parole porte, notre action œuvre, notre vie trouve sa densité et sa cohérence. La dissonance elle aussi se remarque.  Déconnectés, nous ne sommes pas dans la fluidité de la vie. Das stimmt oder nicht [3] ! Une tonalité affective subtile est le signe d’un rapport harmonieux ou perturbé à notre environnement. La méditation, nous rendant palpable ce fond silencieux, le met en relation avec le mode de la veille restreinte pour nous faire entrer en harmonie avec le monde. Nous est en effet ainsi rendu présent le système relationnel dans lequel, à notre insu, nous sommes insérés et auquel nous pouvons nous accorder. Le mode restreint de notre conscience en est nourri, assoupli, élargi. Difficile à décrire puisqu’il nous fonde, ce plan de la perceptude ne peut être que senti. Il n’est pas, comme la perception de la veille restreinte, de l’ordre de la connaissance. En rapport avec l’environnement, il est sagesse pratique. Il est le geste jailli du mouvement harmonieux : celui du danseur qui s’oublie dans son mouvement, du tennisman qui fait corps avec son geste ou encore du garçon de café qui adopte spontanément la posture juste et se faufile sans se préoccuper de ce qu’il tient en main. Cet état échappe à toute distinction : « Lorsque le maître du tir à l’arc atteint la cible les yeux bandés, il laisse entendre que le tireur, l’arc, la flèche, la cible forment un tout indéchirable, qu’il n’y a pas quelque chose qui appartiendrait au tireur, à l’arc ou à la cible et pourrait être localisé : l’appartenance est réciproque ou circulaire. Si la flèche, avant d’être lancée, ne faisait pas déjà partie de la cible, elle n’irait jamais la rencontrer et si, de son côté, le tireur ne remplissait pas l’espace qui sépare l’arc de la cible, comment la flèche pourrait-elle se soutenir dans l’air [4] ? »
 
Comment s’opère ce passage de la perception à la perceptude, de la connaissance objective à la sagesse accomplie ? Par soustraction ! C’est en renonçant à nos actions, pensées distinctes, projets, sentiments que nous nous rendons présents à ce plan qui porte tout. Ne voulant rien, nous nous disposons à ce qui advient. Cet état de suspens de toute détermination « ne signifie pas le chaos, mais le flottement d’une myriade de connexions qui sont en train de prendre forme et qui portent la promesse des possibles[5]. » Quelles que soient ses techniques (fixation, concentration, confusion, dissociation, suspens), la voie contemplative emprunte le chemin de l’indétermination.
 
Si ce processus se déroule en amont (vide créateur) et non en aval (rêverie imaginaire) de la conscience claire et distincte, alors une fécondité durable qui nous fait accéder à la Présence peut voir le jour[6]. Elle se déploie dans la veille généralisée selon deux modalités d’action :
  •        Soit en se coupant radicalement du monde extérieur par le retrait et la concentration sur le vide: c’est alors une vigilance fermée qui exclut images et pensées pour atteindre un vide indéterminé. Sur ce versant se trouvent les techniques de méditation telles que le zen, le yoga et dans une certaine mesure la Prière du cœur.
  •        Soit en demeurant, dans une vigilance ouverte, en relation avec la veille restreinte : se déploie alors, par l’imagination, une reconfiguration du monde du contemplatif. C’est le versant où se situe la contemplation ignacienne.
Quel que soit l’accent mis, mais plus encore lorsqu’il est de vigilance fermée, il faut dans le zazen / la voie contemplative rester et durer, traverser les moments de trouble et de sécheresse, dans l’attente indéterminée du vide fécond. Fécond, ce vide advient paradoxalement par une plénitude d’attention. Cette dernière en est aussi la condition : plus nous sommes libres de toute préoccupation autre que celle exigée par le présent et mieux nous sommes attentifs à la totalité de ce qui se présente à nous. Cette attention est dynamique. Elle se vide délibérément faisant quitter les habitudes sclérosées pour ouvrir le méditant à tous les possibles. En se concentrant, elle lui donne de mobiliser et d’accumuler de l’énergie créatrice. Elle est comme la corde de l’arc tendue qui donne force et précision à la flèche pour revenir à la Source jaillissante.
 
La plénitude du sentir-présent, abolissant la pensée discursive, génère toutefois angoisse ou ennui, sécheresse et trouble. La tentation de penser ou d’éprouver se fait alors insistante. Pour qui s’exerce au zazen / à la voie contemplative ces humeurs prégnantes et enveloppantes se dressent sur son chemin comme autant d’obstacles. Elles sont le signe que les affects, intentions, projets sont en train de s’échanger et de se réorganiser car « les formes d’énergies affectives ou cognitives, n’ayant pas trouvé leur place respective, sont en proie à l’agitation [7]. » L’attente creuse et purifie ainsi le rapport désordonné au monde. Le méditant, ne dirigeant plus son énergie vers un but à atteindre, la rend vacante. Elle peut alors être reconfigurée positivement. S’il accepte, accueille et endure ce processus de passage, il va peu à peu sentir monter en lui, en proportion de la profondeur de son absorption, une puissance qui se condense et qui le fait entrer dans un dynamisme profond et serein, dans une paix et une joie inconnues. Soutenu par l’énergie réorganisatrice souterrainement à l’œuvre, il lui est dès lors possible de traverser ses périodes de trouble et de sécheresse. La pratique contemplative insiste sur cette soustraction des actions, pensées, affects pour retrouver le corps à corps qui nous rend à nous-mêmes et au monde. L’évidement purificateur élague radicalement. En effet, tout acte, pensée, sentiment se dissolvent.
 
II  La fécondité du vide en « Orient » et en « Occident »
 
L’Orient nous fascine. Refusant ego et cogito, ses voies visent le nu réel : vacuité et silence. Loin de magnifier ou de vouloir purifier le sujet, d’ordonner ou de sublimer le discours, le Salut, en Orient, se trouve dans la dissolution de l’un et l’abolition de l’autre. Radicale ascèse qui, en-deçà de toute dualité, remonte le courant vers l’indicible : ce dont on ne peut parler il faut non seulement le taire, mais l’être et le penser ! Exit sujet et langage. Exit la possibilité même du sens ! Seule demeure la silencieuse, impersonnelle et impermanente simplicité du Tout, seul demeure l’éveil. Ainsi, à l’extrême de l’Orient, pratiquer le zazen c’est expérimenter le caractère impermanent (anicca) et non substantiel (anatta) de toute réalité phénoménale. La vacuité, ce troisième espace par-delà le plein et le vide, est expérience d’unité absolue transcendant sujet et objet. Celui qui s’engage sur cette voie de l’éveil est convoqué à un lâcher-prise abyssal, à une annihilation radicale, à un vide total. Certes, d’autres usages plus mesurés et subtils du vide existent - pensons au taoïsme, à l’hindouisme et même à certaines formes du bouddhisme tibétain -. Il n’empêche que le vide y a une place centrale.
 
À l’Origine est la Relation affirme de son côté l’Occident. Nous en venons, nous y mouvons, en sommes pétris, y sommes destinés. Le vide y est passage crucial transformateur (Ph 2,6-11) et source d’une créativité mystique inaperçue. Sa fonction et son but diffèrent de l’Orient. L’ego lui aussi est abandonné mais pour laisser place au Sujet jaillissant dans et par la Relation. La pensée elle se déploie au creuset de l’expérience mystique et se nourrit de l’Indicible. Quant à la signification, elle excède aux deux sens du terme : déplaçant le sujet jusqu’à le faire transiter par l’abîme, le vide radical l’éprouve pour l’ouvrir à l’Infini : advient son exhaussement joyeux par et dans la fluidité du Désir qui déborde tout langage trop infirme pour dire l’Amour pur, source de Résurrection. Par-delà le négatif du vide, dans la pleine vacuité, sont également dépassées les ambiguïtés et ambivalences mortifères, laissant surgir une étonnante fécondité et les trésors de la Plénitude. Encore faut-il dire oui au vide pour donner une chance à la vacuité, accepter de l’accueillir pour dégager l’ego de sa gangue et donner ainsi la chance au Sujet de surgir et à la Relation de s’épanouir en plénitude pas delà tout dualisme. Le retrait est requis, l’interstice maintenu. Ils donnent de passer du besoin de combler à la grâce de l’Altérité irreprésentable. Plutôt qu’être englobé, être infinitisé ? Plutôt que le cercle, la flèche ? Plutôt que la totalité, l’Infini ? Car le Désir ne veut rien moins que ce dernier. Et le vide nourrit le Désir ! Il permet que la corde vibre et que le cœur brûle sans se consumer (Ex 3,1-14). Plus encore. Il ouvre à cette mystérieuse et paradoxale réalité où perdre c’est gagner, se perdre c’est se trouver. Cet espace intérieur échappe à la raison. Seul le cœur le sent et le comprend : lui seul peut entendre le fin silence qui parle (I R 19,9-12), percevoir la nuit qui illumine, être saisi par le Sens qui gracie et console !
 
Le chemin emprunté est donc tout aussi abyssal que celui de l’Orient : Dieu est Néant et s’inscrit en creux dans la chair du pèlerin. Frappé d’acédie, marqué en son corps, il se sent au cœur de l’absurde. C’est pourtant par-là qu’un espace intérieur se crée en lui, lui donnant, délogé et dégagé de lui-même, de se laisser é-mouvoir par le Tout-Autre. D’Ailleurs et non du vide qui en est pourtant la condition d’émergence, vient le Don infini. Loin d’éteindre le Désir en le comblant, il l’approfondit et l’intensifie en Présence ! le Désir s’accomplit alors dans le chant même de l’Amour. Unifié, le pèlerin découvre, étonné, l’ampleur et l’unicité de sa singularité dans l’Unité accomplie. Il se voue alors à corps perdu au pur Amour cherché et trouvé par les mystiques dans la voie chrétienne.
 
Que dire de plus ? Que, par-delà les poncifs, il serait profitable d’approfondir la réflexion sur les apports de l’Orient à l’Occident : déployer l’inépuisable richesse de ses philosophies et les mettre en perspective avec celles de l’Ouest ; explorer la place et la fonction du vide dans les diverses voies orientales pour, traduisant sans trahir, interroger et féconder l’intériorité occidentale ; décrire la diversité de leurs pratiques méditatives et envisager de possibles transpositions pour mieux suivre Jésus-Christ; Qu’il suffise, par exemple, de penser aux résonances que François Cheng relève entre la voie du Tao et les poètes et penseurs d’Occident. Une telle recherche viendrait enrichir les chemins mystiques. Elle approfondirait la relation du sujet à son milieu de vie, donnerait de l’ampleur à sa pensée, découvrirait des harmoniques inouïes de sens. Que l’on songe par exemple aux pistes que l’usage du vide ouvre dans la pratique des voies méditatives, à celles que la pensée emprunte lorsqu’elle se laisse interroger par le vide médian, que la volonté découvre lorsqu’elle consent au non-agir qui ouvre à un mode de présence du corps qui œuvre alors spontanément. Nul doute que, par-delà les représentations imaginaires, serait approfondie et unifiée la vie relationnelle, ce trésor indéfectible de l’Occident qui se fonde, s’épanouit et s’accomplit par et en l’Amour trinitaire.
 
 
Notes
 
[1] R.M. Rilke, 8ème Elégie à Duino
 
[2] Le 1er mode de perception (ordinaire) se caractérise par la discontinuité, le second mode de perception, que l’on peut nommer perceptude, est marqué par la continuité et la prise en compte de tous nos liens avec le monde. Nous sommes dans la perception (ordinaire), nullement parce que nous n’avons pas encore pénétré au sein de la perceptude, mais parce que nous l’avons quittée. C’est un retour en arrière qu’il nous faut opérer. Le monde de la perceptude était là, il est toujours déjà là à notre disposition. N’est-ce pas également ce à quoi le zazen nous donne d’accéder ?
 
[3] Stimmung, mot intraduisible en français, rend compte de notre rapport participatif à la vie. Il signifie l’unité indissoluble de l’homme et du monde. Ces humeurs qui sont là en permanence, vécues de manière diffuse, nous imprègnent. Il s’agit de notre manière d’être et de nous tenir à l’égard des choses; autrement dit, c’est une question musicale : en allemand, lorsque l’accord est trouvé, lorsque cela résonne juste l’on s’exclame « Das stimmt ! »
 
[4] François Roustang, il suffit d’un geste, Odile Jacob, Paris, 2004.
 
[5] Ibid. N’est-ce pas le but de la prière préparatoire des Exercices spirituels d’Ignace de Loyola, No. 46
 
[6] Pour comprendre en quoi, tout comme le zen, en amont de la conscience, la juste voie imaginative donne d’accéder à la Présence, voici un petit excursus élaboré par Mme Jeanne Bernard-Amour, philosophesur : de la représentation à la Présence :
  1.        Le terme représentation vient du latin : repraesentatio (action de mettre sous les yeux ou de rendre présent ce qui est absent), et de son équivalent grec : phantasia (imagination).  Ce qui est absent, nous ne pouvons l’appréhender, le saisir, selon nos cinq sens sensibles ; mais nous pouvons parfois le sentir selon un sixième sens qui est l’essence même de la faculté de juger.
. La représentation, confondue avec l’imaginaire, entrave la faculté de juger ; car l’imaginaire relègue ce qui est absent hors du réel : l’imaginaire nous fait fuir la réalité.
. La représentation, entendue selon l’imagination (phantasia) peut être en revanche créatrice ; elle donne à la faculté de juger de fonctionner correctement. Non seulement l’imagination est créatrice, mais elle est aussi conversive, médiatrice faisant accéder au fond du réel ; selon l’imagination, nous apprenons à habiter la réalité autrement (nous sommes au monde, mais nous ne sommes pas de ce monde) et c’est ce à quoi ouvre la méditation/contemplation ignatienne.
  1.        Le terme Présence vient du grec : para-ousia (parousie) ; para = « le long de », « avec » (idée d’accompagnement) + ousia = « étance » (c’est la manière d’être singulière et propre à chacun d’être présent à la Présence) :
. La Présence nous appelle à « être le là »/donner le « la » = accorder les cordes de notre violon pour « y être » – pour être présent à nous-mêmes et aux autres. Elle appelle à habiter l’Être comme notre foyer en nous reliant à la Source par la juste posture.
. Ainsi sommes-nous toujours déjà reliés à la source mais nous ne le savons pas, nous ne le sentons pas ; c’est pourquoi nous relier relève d’un acte, d’une mise-à-l ’œuvre, d’une mise-en-œuvre. La posture méditative le permet ; il nous faut donc œuvrer pour accéder à la Présence et faire en sorte que ce que nous faisons coule de source, coule de soi et nous unifie. N’est-ce pas un des effets du zazen et de la voie contemplative ?
 
[7] François Roustang, Qu’est-ce que l’hypnose, Editions de Minuit, Paris, 1994/2003.
 
 
Home | DIMMID Introduction | DILATATO CORDE
Current issue
Numéro actuel
| DILATATO CORDE
Previous issues
Numéros précédents
| About/Au sujet de
DILATATO CORDE
| News Archive | Abhishiktananda | Monastic/Muslim Dialogue | Links / Liens | Photos | Videos | Contact | Site Map
Powered by Catalis