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VOLUME X:2
July-December 2020 La voie de l'amitié
Cet article a été publié pour la première fois dans Collectanea Cisterciencia (2020, n° 2) et est publié ici avec la permission.
Quand le Père Bernard est entré à l’abbaye de Scourmont, il avait presque 60 ans et avait déjà passé 41 ans dans la Compagnie de Jésus. À sa mort, à bientôt 106 ans, il totalisait 89 années de vie
Mais si nous sommes attachés à la mémoire du Père Bernard, ce n’est pas parce qu’il battait des records de longévité ! Je veux évoquer ici quelques aspects de sa personnalité spirituelle qui nous inspirent.
À travers toute sa vie nous voyons des constantes, et en particulier une grande capacité d’harmoniser des domaines très divers, sinon même apparemment contradictoires : sa formation et son travail constant de philologue allaient de pair avec son goût et sa pratique généreuse de la poésie ; sa spécialité en littérature grecque et latine ne l’a jamais empêché de se passionner pour l’Orient. En fait ce qui l’animait le plus, en tout cela, était la rencontre. Rencontre entre des aspects apparemment inconciliables et dont il aimait témoigner de la fécondité.
Michel de Give, né à Liège en 1913, est entré au noviciat de la Compagnie de Jésus en 1931. Il a suivi toute la formation spirituelle et académique caractéristique pour les jésuites et n’a été ordonné prêtre qu’en 1944. Dès 1946, il est envoyé en Inde et au Sri-Lanka, successivement à Kurseong, Kandy, Ranchi, Sitagarha, Maduré, toujours pour l’enseignement, principalement le latin et la philosophie européenne. Pendant toutes ces années, comme missionnaire, il n’a donc pas eu beaucoup de contacts approfondis avec l’hindouisme et le bouddhisme, mais il ne pouvait pas ne pas sentir la présence intense de ces religions autour de lui.
Rentré en Belgique en 1955, toujours dans la continuité de sa spécialité de philologue, il a écrit une grammaire latine, encore aujourd'hui en usage dans les collèges. Mais l’expérience de son long séjour aux Indes continuait à l’habiter. Il avait été tellement frappé par les contrastes et incompréhensions entre l’Occident et l’Orient qu’il a voulu étudier ce qui, au contraire reliait ces deux mondes. Il a donc entrepris une thèse de doctorat, précisément en philologie classique, sur les rapports entre l’Occident et l’Orient dans l’Antiquité. Pour ce faire il est allé étudier une année à Oxford où il a aussi rencontré des étudiants asiatiques, comme Chögyam Trungpa. Il explique ses motivations dans l’introduction à ce travail de thèse : L’auteur « fut douloureusement surpris de l’absence d’un vrai dialogue entre les religions qu’il avait côtoyées (en Inde) et le christianisme. Comme aussi du manque de compréhension entre culture occidentale et culture indienne. Amené par les circonstances à une étude plus approfondie de l’une et de l’autre, il ne put se résoudre ni à élever entre elles une cloison étanche, ni moins encore à sacrifier son intérêt profond pour les valeurs propres à chacune d’entre elles. » Cette thèse a finalement été imprimée sous le titre de ‘Les Rapports de l’Inde et de l’Occident, des origines au règne d’Asoka’[1] C’est un ouvrage très fouillé qui apporte quelque lumières dans un domaine complexe. Il n’existe, à ma connaissance, pas d’étude aussi complète sur ce sujet.
Après 41 dans la Compagnie de Jésus, le Père Michel de Give a demandé de terminer sa vie comme Trappiste à l’abbaye de Scourmont. Il y a reçu le nom de Bernard, et y a encore vécu 48 ans. Mais en 1972, au moment où il faisait ce pas, il a pu constater qu’il régnait dans l’ordre monastique une certaine effervescence, grâce à quelques moines engagés dans la rencontre des religions. Nous pensons en particulier aux Pères Henri Le Saux, Thomas Merton, Bede Griffiths ou Cornelius Tholens, tous des contemporains du Père Bernard. Celui-ci a alors mis toutes ses compétences au service de ce mouvement dans l’Église. Il participait ainsi, en 1977, à la première réunion, à Loppem, de ce qu’allait devenir le ‘Dialogue Interreligieux Monastique’ (DIM). Il en a été ensuite un acteur majeur. Il a composé à cette intention plusieurs recueils d’indications bibliographiques modestement intitulés ‘Bibliographie d’initiation aux religions orientales’[2], mais qui comportait 1500 titres.
Il a surtout tenu à rencontrer les lieux de dialogue, partout en Europe, avec une prédilection pour les centres bouddhistes tibétains. Il n’y en a pas un qu’il n’ait visité et encouragé, de l’Écosse à l’Espagne. Il allait surtout à Kagyu Ling, en Bourgogne, pour y rencontrer Kalou Rimpoché et y apprendre le tibétain.
Mais il a bien sûr été rencontrer les moines tibétains au Tibet ou au Népal et en Inde. Il était très reconnaissant à ses supérieurs qui lui ont permis ces séjours et son engagement profond dans ce dialogue. Un livre paru en 2009[3] décrit ces rencontres et en évoque les fruits. Le Dalaï Lama en a écrit la préface. Il y constate que « toutes les rencontres faites par le Père Bernard n’ont pas abouti pour lui à des compromis de sa foi, mais bien plutôt à un enrichissement mutuel par la créations de grandes amitiés ».
Le Père Bernard avait une façon particulière de participer à ce mouvement.
Il a essentiellement développé la voie de l’amitié. Son admiration et sa sympathie étaient rayonnantes. Et les membres d’autres religions, surtout les moines bouddhistes, qu’il rencontrait en étaient touchés. Mais, comme il l’écrit au début de ce livre, « L’auteur de ces lignes, tout en ayant développé une réelle sympathie pour le Dharma et ses adhérents, n’est pas bouddhiste, ni même en recherche ». Il n’a jamais voulu s’initier aux méthodes spirituelles orientales, comme le faisaient d’autres chrétiens engagés dans le dialogue interreligieux.
Ce choix doit nous faire réfléchir. Les pionniers évoqués plus haut ont choisi de s’immerger dans une autre tradition spirituelle et de tenter un ‘dialogue intra-religieux’. Mais ce n’est pas la seule voie. On peut d’ailleurs se demander ce que serait devenu le Père Thomas Merton, décédé à 53 ans, s’il avait vécu deux fois plus longtemps, comme le Père Bernard, et serait encore avec nous en 2020 ! Toujours est-il que la façon choisie par notre Bernard, la connaissance respectueuse et surtout l’amitié, lui a permis d’aller très loin dans un échange interreligieux. Son témoignage est important.
Il nous faut encore évoquer un dernier trait de la personnalité du Père Bernard, sa fibre poétique. Tout au long de sa vie, il éprouvait le besoin d’écrire en vers ce qu’il vivait. À côté de textes savants et des comptes-rendus minutieux, il notait constamment des impressions furtives ou parfois des évocations grandioses. Son inspiration n’a jamais cessé, dès les premiers poèmes des années 1930, mais surtout après 2013, quand ses confrères lui ont offert, pour ses 100 ans, un premier recueil.[4] Il semble qu’en découvrant tout ce qu’il avait déjà composé, son inspiration en a été renouvelée, au point qu’en 2015 un nouveau livre de poème pouvait déjà être publié.
Quelques mois avant sa mort, il écrivait encore un texte intitulé ‘Mystère’ :
D’une nouvelle vie, qu’espère-t-il encore ?
C’est bien dans l’inconnu qu’aujourd’hui il descend.
Mystère qui prévaut sur la chair et le sang,
Tourné vers l’Orient en attendant l’aurore.
Notes
[1] Paris, Les Indes savantes, 2005.
[2] Édité par les soins de l’A.I.M., 7 rue d’Issy, F 92170 Vanves, sans date.
[3] Un trappiste à la rencontre des moines du Tibet. Les Indes savantes, Paris, 2009.
[4] Quand l’âme chante, poèmes, Cahier Scourmontois, Scourmont, 2013. |
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