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VOLUME X:2
July-December 2020 Prière et hospitalité
Cet article est paru pour la première fois dans la revue de l’Institut de science et de théologie des religions à Marseilles, Chemins de dialogue 55 (2020), pp. 81-92. Il est publié ici avec permission. L’hospitalité inconditionnelle est bénie de Dieu. Mais, pouvons-nous pratiquer intégralement l’hospitalité quand nous rencontrons des croyants d’autres religions ? Pouvons-nous accueillir même leur prière ? Et, réciproquement, est-il possible d’être accueillis dans la prière d’une religion étrangère ? La tradition millénaire, basée sur des Écritures saintes, est très explicite : un accueil humanitaire du migrant est bien sûr requis dans la Torah, mais c’est toujours à l’exclusion de son appartenance à une religion étrangère. Nous avons toujours priépour les païens (afin qu’ils se convertissent), mais jamais avec. La communicatio in sacris est une abomination. Et cette conviction est restée immuable jusqu’il y a peu. Lors de la préparation de la journée de prière interreligieuse à Assise du 27 octobre 1986, des théologiens subtils ont précisé qu’on pouvait « être ensemble pour prier », mais pas pour « prier ensemble ». En d’autres mots, il est désormais permis d’entrer, par exemple, dans un temple hindou et d’apprécier sa spiritualité, mais la réciproque n’est pas possible : il n’est pas permis de laisser entrer des pratiques et des convictions d’une autre religion dans le sanctuaire de notre propre cœur. La question de la prière interreligieuse reste effectivement très centrale et aussi très sensible, comme l’atteste la démarche de bons chrétiens scandalisés par l’initiative du pape, et venus à Assise pour distribuer des tracts aux participants à cette journée de prière. Il y était écrit : « La prière de Jésus pour la paix, ne suffit-elle pas ? Faut-il appeler à la rescousse les incantations d’un sorcier africain et le calumet de la paix d’un Indien Crow ? »
Et cependant, comme on le sait, une évolution a été possible depuis. La réflexion théologique y a beaucoup contribué. Mais ce sont surtout les expériences spirituelles qui ont permis une conversion aussi fondamentale des mentalités. Elles ont attesté qu’il était possible d’allier un attachement radical au Seigneur Christ avec un accueil inconditionnel, en son Nom, des croyants d’autres religions. Je veux évoquer ici quelques-unes de ces expériences que des moines chrétiens ont pu faire en développant une telle hospitalité avec des moines bouddhistes au Japon.
Depuis 1979 des ‘Échanges Spirituels Est-Ouest’ ont été organisés entre l’‘Institut pour les Études Zen’ de l’Université Hanazono à Kyoto et les commissions pour le ‘Dialogue Interreligieux Monastique’ (DIM) d’Europe. Des moines alternativement bouddhistes et chrétiens ont résidé un mois dans des monastères respectivement chrétiens et bouddhistes. Une quinzaine de tels échanges a été organisée. En septembre 2019 quatre moines et deux moniales zen japonais sont encore venus en Europe.[1] Mais je vais surtout parler des séjours que des moines chrétiens ont pu faire au Japon, dans les monastères zen, et de la façon dont ils ont pu y réaliser une communion dans la prière.
Une expérience située
Nous étions entièrement immergés dans la vie monastique zen, un style de vie à la fois étrange et familier pour des moines. Le climat général y était plutôt rude : silence rigoureux, beaucoup de travaux manuels, repas rapides, et des heures de récitations de soutras dans le temple ou de méditation zazen au zendo. Nos hôtes ne nous épargnaient rien, désireux de nous communiquer le meilleur de leur tradition. Ils citaient volontiers un adage au sujet du monastère zen : « Dans la bouilloire, il n’y a pas d’endroit moins bouillant » : inutile de chercher à échapper à la rigueur de la vie zen ou de choisir ce qui nous convenait. Le style de vie dans les monastères est inspiré par celui des samurai : il faut tout supporter en silence, et ne jamais se déshonorer en se plaignant. Nos hôtes étaient cependant constamment soucieux pour notre santé et notre capacité d’adaptation.
En accueillant tout à fait ce cadre et en acceptant d’y être immergés, nous avons pu faire une expérience significative. Les problèmes de langue, de nourriture, de logement, de fatigue finissaient par nous déstabiliser. Certains se protégeaient pour tenir le coup en se fermant à toute sensation, mais ceux qui ne cherchaient pas à se blinder découvraient que cette situation de dépaysement et de désarroi se révélait particulièrement féconde. Elle favorisait une rencontre existentielle et en profondeur, parce qu’elle était vécue au cœur de leur vulnérabilité, dans un climat de prière, d’abandon et d’ouverture.
Un engagement résolu et confiant
Ce qui caractérise ces ‘Échanges Spirituels’ est en effet le niveau d’engagement des participants. Jusqu’à présent, ceux-ci étaient tous des moines ou des moniales, en tout cas des religieux. On peut évidemment envisager d’inviter désormais des laïcs qui ont la maturité spirituelle nécessaire pour bien bénéficier de cette expérience. Mais il faut en tout cas une certaine formation préalable pour que cette expérience soit profitable et puisse être située dans leur propre cheminement spirituel. En outre, pour que la motivation soit forte, il faut aussi que cette rencontre avec une autre tradition de vie spirituelle soit désirée, attendue, non pas par un besoin de changement, ou par curiosité, mais par la nécessité entrevue d’ouvrir ses perspectives sur le vaste monde. Le moine Thomas Merton disait à ce propos, lors de son périple en Asie : « Je ne suis pas venu simplement comme un chercheur pour recueillir des informations, des ‘faits’ sur les autres traditions monastiques, mais comme un pèlerin désireux de boire à d’anciennes sources de sagesse et d’expérience monastiques. Je ne cherche pas seulement à savoir davantage (quantitativement) sur la religion et la vie monastique, je cherche à devenir moi-même un meilleur moine, un moine plus illuminé (qualitativement).»[2]
Ceux qui ont pu participer à une telle expérience de rencontre directe avec une autre tradition en sont profondément marqués et restent avec beaucoup de questions. En Occident cette rencontre se fait généralement par l’intermédiaire d’une personne qui, comme Karlfried Dürckheim, a déjà fait une telle rencontre et nous propose une synthèse. Mais l’expérience montre que la nécessité de réaliser soi-même la synthèse est une belle opportunité, parce que cela exige un travail plus intense de discernement. Notre tradition originelle en est alors merveilleusement sollicitée, car nous sommes conviés à tenter une expérience ‘intra-religieuse’. Il s’agit d’accueillir l’interpellation d’une autre tradition au cœur même de notre expérience spirituelle.
Accueillis dans la prière du monastère
Mais voyons d’abord de plus près la vie dans les sôdô, les monastères zen de formation, au Japon. Au cours de notre séjour nous étions évidemment désireux de participer, autant que possible, à la prière des moines. De leur côté, nos hôtes ne mettaient en tout cas aucune restriction dans leur accueil, et ils nous invitaient à pénétrer dans les lieux les plus sacrés. Ils ne nous demandaient pas non plus si la participation à leur liturgie ou si les prosternations devant les statues du Bouddha nous convenaient. Cela faisait partie de l’expérience. Ils étaient néanmoins bien conscients que nous étions les témoins d’une autre tradition. Et, quand, certains jours, nous célébrions l’eucharistie entre nous, ils tenaient à y assister, mais en restant un peu à l’écart. Les lois de l’hospitalité exigent en effet beaucoup d’attention aux hôtes, mais toujours en respectant leur caractère étranger.
Dès le matin, les moines se rassemblent au temple principal pour la récitation des soutras, toujours de mémoire. Ce sont des textes en chinois, prononcés à la japonaise, mais compréhensibles. Il y a aussi des dharani, des longs textes sanscrits, translittérés en chinois, prononcés à la japonaise, et que personne ne pourra donc jamais comprendre. Mais ils sont chantés avec soin, tandis que le moine principal fait des prosternations devant la statue du Bouddha. Par ailleurs, une courte prière revient plusieurs fois au cours de la journée. C’est un vœu, un engagement à « travailler au bonheur de tous les vivants, aussi nombreux soient-ils », et à atteindre l’Éveil. Même si le travail spirituel des moines est très personnel, il faut souligner qu’il est toujours vécu sur ce fond de solidarité avec tous les êtres vivants.
Le reste de la journée, qui comporte surtout du travail manuel, mais aussi les repas et le bain communautaire, se vit également comme une exercice spirituel, parce que toujours réalisé dans un climat de silence et de pleine présence. Le soir enfin la sesshin, la séance de méditation, est le moment le plus caractéristique de cette tradition. Il convient d’en parler davantage.
La participation à l’office du matin nous était assez facile, — même si nous n’y comprenions rien, — parce que les moines de toutes confessions se lèvent avant l’aurore pour un office de matines. Le style silencieux et laborieux de la journée ne nous étonnait pas non plus tellement. Mais la soirée de méditation était une grande découverte. Vers six heures de l’après-midi tous se rassemblent dans le zendo pour plusieurs heures de zazen. La grande cloche du monastère sonne les 108 coups rituels, et l’on entre dans un profond recueillement. Ce qui frappe d’abord est la rigueur de la posture du zazen et la profondeur du silence, beaucoup plus exigeantes que dans le monde chrétien, et qui se révèlent étonnamment fécondes. On ne donne pas d’explications pour le zazen. Il s’agit de s’y enfoncer sans se poser de questions. Alors que les pratiques de prière traditionnelles en Occident ménagent généralement des étapes : lecture, méditation, oraison, ici on commence immédiatement par le silence. Et d’ailleurs, après une journée éreintante de travail manuel, l’esprit, l’imagination et la volonté ne sont plus tellement actifs ! On aurait plutôt envie de dormir, mais la posture et la respiration assurent l’éveil.
Peu à peu il se fait une décantation, une simplification radicale. Au début une foule d’images, d’idées ou de sentiments se bousculaient dans notre tête, mais ces mouvements s’apaisent peu à peu. Ce recueillement n’est cependant pas un assoupissement, il est même un début d’éveil : quand tout ce qui encombre notre mental s’efface, une ouverture inconditionnelle devient possible. Une histoire zen illustre bien cette expérience.
Un jeune moine est venu de loin pour rencontrer le grand Maître chinois Basho (709-788) et recueillir l’essentiel de son enseignement. Celui-ci lui demande :
Pourquoi es-tu venu de si loin ?’
Je veux t’interroger au sujet du trésor de la Loi.
Mais ce trésor est en toi !
Comment ? Je ne vois pas…
Ton questionnement : voilà ton trésor !
À ce moment, le jeune moine s’éveilla à son Cœur Originel.[3]
Le questionnement est effectivement une expérience de disponibilité, d’attente, d’accueil, — la porte de l’éveil du cœur. Or la pratique du zazen est essentiellement destinée à ‘toucher le cœur’ (c’est le sens du mot sesshin), et à libérer ce qu’on appelle plus précisément le ‘Cœur Originel’, notre être le plus fondamental. Ce ‘Cœur’ n’est cependant pas un objet, encore plus intérieur, plus précieux, comme un diamant caché au plus profond. Non, il est ce que j’appellerais une ‘vacuité disponible’, un espace d’accueil, une spontanéité seconde. Ce n’est pas quelque chose qu’on acquiert, mais bien plutôt une pauvreté absolue.
On le voit, la pratique spirituelle bouddhique est très différente de la chrétienne, au moins dans sa formulation. Au plus on la décrit, au plus elle apparait comme irréductible. Mais elle reste située dans la vie de personnes ordinaires qui ont aussi besoin de quelquefois prier tout simplement, comme tous les humains. C’est ainsi que j’ai été témoin d’un trait significatif à la vie des monastères zen, mais peu connu. Le matin des grandes sesshin, quand le temps de travaux manuels sont remplacés par d’autres temps de zazen, avant d’aborder cette épreuve redoutable, les moines récitent une prière de supplication très intense, adressée à Kanzeon, le Bouddha de la compassion. Cette prière en dix lignes est alors répétée trente-trois fois, avec une intensité croissante, comme un véritable cri à l’aide. Et ensuite commence le grand silence.
Une tradition spirituelle bouddhique accueillie dans ma prière
Revenons à l’expérience de l’hospitalité. Elle n’est complète que si l’on a pu vivre la réciprocité, si l’on a pu connaître la grâce d’avoir été reçu, comme celle d’avoir pu recevoir à son tour. C ar il faut d’abord avoir été reçu, pour pouvoir bien recevoir, comme l’attestent les Écritures : « Vous aimerez l’émigré, car au pays d’Égypte, vous étiez vous-mêmes des émigrés. » (Dt 10, 19) Cela se vérifie également dans le domaine spirituel. Si, dans le cadre des ‘Échanges Spirituels Est-Ouest’, nous voulons pouvoir témoigner un jour de l’Évangile, il nous faut commencer par recevoir pleinement l’hospitalité de nos amis japonais. Ils nous ont généreusement accueillis et ils nous ont partagé les trésors de leur tradition. Pouvons-nous refuser d’entrer aussi dans leur spiritualité, au prétexte qu’elle altèrerait éventuellement notre propre vie spirituelle ?
Je ne sais pas comment les divers participants aux ‘Échanges’ ont vécu cette rencontre interreligieuse au niveau le plus intime. Je ne puis que témoigner de mon expérience personnelle.
Je m’étais engagé dans ce ‘dialogue intra-religieux’, dès avant l’organisation des Échanges Spirituels, en séjournant plusieurs mois au monastère de Ryutaku-ji, au pied du Mont Fuji. Ce qui a motivé cette démarche, ce n’était pas seulement une connivence avec l’art et l’esprit du zen, mais l’amitié. Il faut en effet des motifs plus existentiels pour s’engager sur cette voie. J’avais donc fait confiance à mes amis bouddhistes qui voulaient m’offrir le meilleur de leur tradition. Mais j’étais moi-même déjà assez bien formé par quinze années de vie monastique bénédictine. J’ai aussi fait confiance à l’Esprit du Seigneur Jésus qui m’inspirerait la réaction juste au moment où je devrais rendre compte de l’espérance qui est en moi. (Cfr. Mt 10, 19-20) D’ailleurs, je savais que l’accueil inconditionnel de l’autre était toujours béni : en accueillant chez moi un hôte (même bouddhiste !), c’était toujours d’une certaine façon le Seigneur lui-même que je recevais (Mt 25, 35). Je me suis donc engagé résolument dans la pratique du zazen.
Par la suite, j’ai pu vérifier qu’en continuant cette pratique de méditation, ma vie spirituelle a été peu à peu transformée, altérée, mais pas pour autant dénaturée. Je dois ajouter ici que je vis désormais cette expérience dans le cadre de mon monastère bénédictin, avec ce que cela comporte de vie fraternelle, de lectio divina et de liturgie. Le zazen quotidien y tient une place importante, mais il n’est pas isolé.
Pour être plus concret, je veux mentionner les trois principales particularités de ma ‘prière’ ainsi vécue.
J’ai d’emblée pu être le témoin de la fécondité du silence. En cultivant le silence du corps, le silence de la volonté, de la pensée, de l’imagination, j’ai découvert combien il était révélateur. C’est la nuit qu’on voit le plus loin, comme dit le poète, bien au-delà des 150 millions de kilomètres du soleil. Le silence ouvre des perspectives insoupçonnées et donne à tout ce qu’on vit une ‘profondeur de champ’ nouvelle. Il n’est pas que l’environnement de la Parole, comme on le présente généralement en Occident. Les deux, silence et parole ont leur sort lié ; les deux sont porteurs de sens. Une pratique plus assidue du silence permet aussi de redécouvrir son importance décisive pour la pureté de tout engagement religieux. Et même pour l’approche du Mystère de Dieu. Or dans notre monde post-moderne, la démarche apophatique est le plus souvent la seule qui ait du sens pour nos contemporains.
En pratiquant régulièrement la méditation dans la tradition bouddhique, j’ai aussi mieux compris que la vie spirituelle ne pouvait pas être portée par le désir de saisir quoi que ce soit. Dans la prière, il ne faut pas vouloir comprendre, vouloir se convertir enfin, ni vouloir ‘se donner’. Il ne faut pas vouloir. Vouloir est encore une forme d’intervention qui oblitère l’accueil, la seule démarche qui convienne devant Dieu.
Enfin je veux évoquer un point de rencontre particulièrement évident entre la tradition chrétienne et le zazen. Comme on l’a vu, cette pratique bouddhique, en nous dégageant de tout ce qui encombre le cœur permet finalement d’entrevoir notre ‘Cœur originel’. Quand un chrétien, fidèle à sa tradition, s’engage sur cette voie, il entrevoit ce ‘lieu du cœur’ dont parle la tradition byzantine, ou la ‘fine pointe de l’âme’, pour reprendre une expression occidentale — peu importent les mots. Je puis attester que la voie proposée par le zen est très directe et performante à cet égard. Dans le cœur ainsi purifié se révèle ce que les bouddhistes appellent le busshô, la ‘nature de Bouddha’. En chrétien, pendant le zazen, je puis vivre ce que nous chantons au psaume 102 : « Bénis le Seigneur, ô mon âme, du fond de mon être son saint nom ». Au ‘fond de mon être’, dans un cœur un peu plus désencombré, je perçois effectivement cette ‘image’ créée à la ‘ressemblance’ de Dieu et je Le bénis. Je ne veux pas pour autant faire du concordisme et prétendre que les deux traditions soient identiques, que le bushô est l’image de Dieu en nous. Mais, plutôt que des concordances, je me réjouis de trouver des connivences entre les diverses spiritualités, parce que le cœur de l’homme a partout les mêmes aspirations. Entre chercheurs de l’Absolu, une nouvelle amitié peut se trouver, autour de ces expériences de simplification. Je veux en tout cas rester présent à ce ‘Cœur originel’, à cette pureté originelle, — bien plus fondamentale que le péché originel — et permettre que toute ma vie soit portée par le mouvement de ce cœur profond.
J’ai découvert chez Thomas Merton un petit texte qui exprime merveilleusement cette intuition commune à toutes les spiritualités : « Au centre de notre être est un point vide qui est vierge de péché et d’illusion, un point de vérité pure. Cette petite pointe de néant et de pauvreté absolue est la gloire pure de Dieu en nous. C’est pour ainsi dire, Son nom écrit en nous, sous forme de notre pauvreté, de notre indigence, de notre dépendance, de notre qualité de fils de Dieu. »[4]
Sur la base de ces expériences, je puis maintenant reconnaître qu’en participant ainsi à la vie spirituelle de mes amis bouddhistes, je ne fais pas qu’adopter des méthodes élaborées dans le bouddhisme zen, pour mieux vivre ma prière chrétienne. Je communie à l’action de l’Esprit qui vit également en eux, et je renouvelle ainsi ma façon d’adhérer à l’Évangile de Jésus Christ.
La place de la prière dans la rencontre interreligieuse
Mon parcours personnel n’est cependant pas tellement original. Il est situé dans une recherche beaucoup plus large que nous souhaitons promouvoir dans toute l’Église. De nombreux chrétiens se sont engagés sur ce chemin d’une rencontre interreligieuse, dans la confiance en la présence et l’action de l’Esprit en toutes les religions. Pour illustrer cette confiance, j’emprunte ici une image proposée par Raimon Panikkar [5]. Il fait d’abord remarquer que toutes les religions ont leur identité irréductible, un peu comme les fleuves : autre chose est le Gange, autre chose le Jourdain, le Tibre ou le Nil. Chaque fleuve a son histoire, sa source, son parcours original, sa couleur. Il ne faut pas vouloir mélanger l’eau de ces fleuves et verser de l’eau du Tibre dans le Gange, ou inversement vouloir passer « des bords du Gange aux rives du Jourdain ». Or si les sources du Gange sont alimentées par les glaciers de l’Himalaya, il faut aussi voir ce qui alimente ces glaciers et ces sources. Nous savons aujourd'hui que ce sont ces grands nuages qui drapent notre planète bleue, tels que nous pouvons les voir sur les photos prises depuis la lune. L’eau qui est à l’origines du glacier de Gangotri provient donc peut-être de l’océan atlantique ou antarctique. Il en va de même pour les religions si diverses. Il ne faut pas les mélanger, mais savoir que c’est un même Esprit qui en est à l’origine, comme nous le chantons à l’Introït du dimanche de la Pentecôte :
« L’Esprit du Seigneur remplit l’univers,
il tient ensemble toutes choses
et se fait comprendre des hommes de toutes langues. »
C’est ce que le pape Jean-Paul II rappelait le 22 décembre 1986 aux membres de la Curie, après la rencontre de prière à Assise : « Nous pouvons retenir que toute prière authentique est suscitée par l’Esprit Saint qui est mystérieusement présent dans le cœur de tout homme. »[6]
De fait, on a pu voir à Assise que des représentants de toutes les religions priaient, chacun à leur tour. Mais, à moins de réduire les prières à leurs formulations, pendant ce temps, nous ne formions qu’une seule prière. Nous n’étions pas que les spectateurs d’un évènement important. Par-delà les grandes différences et même les incompatibilités qui séparaient les religions, nous pouvions communier dans une prière unanime. En rentrant à Rome, le lendemain, le représentant de la religion zoroastrienne, me confiait dans le car : « Désormais je ne pourrai plus prier sans penser à tous ceux qui, dans le monde, prient avec moi ».
Et cependant, depuis lors, il me semble qu’on n’a pas beaucoup multiplié de telles grandes rencontres où tous les participants se retrouvent en ce qui est pour eux le plus essentiel, l’ouverture sur l’Absolu, la capacité de prier.
C’est pourquoi je voudrais redire, au terme de ces réflexions : nous ne devons pas avoir peur de réaliser des rencontres interreligieuses au niveau proprement religieux. Certes, il y a aujourd'hui de nombreuses initiatives de dialogue interreligieux, pour promouvoir la paix dans la confiance. Et nous nous réjouissons en voyant comment la fraternité progresse entre les humains. Mais je remarque que les participants à ces réunions préfèrent souvent en rester au niveau humanitaire ou culturel, en évitant d’aborder des sujets religieux qui risquent de rendre plus difficile l’échange. Ces rencontres entre personnes de différentes religions sont souvent importantes au niveau diplomatique, politique, social, et très utiles pour notre vivre-ensemble. Et cependant, il faut encore rappeler cette lapalissade très exigeante : entre personnes de différentes religions, la rencontre inter-religieuse n’est une vraierencontre que si elle religieuse, c'est-à-dire vécue au niveau le plus vrai de chacun des partenaires.
Oser prier ensemble, dans un contexte juste, n’est pas seulement possible, c’est aujourd'hui une démarche religieuse essentielle.
Notes
[1]Les rapports sur ce dernier échanges ont été publiés dans Dilatato Corde, X :1 (2020): LE QUINZIÈME « ÉCHANGE EST-OUEST »
[2] Thomas MERTON, Journal d’Asie, Paris, Criterion, 1991, p. 259.
[3] D’après Les Entretiens de MAZU, traduction par Catherine Despeux, Paris, Les Deux Océans, 1980, p. 53.
[4] Thomas MERTON, Réflexions d’un spectateur coupable, Paris, Albin Michel, 1970,p. 180.
[5] Raimon PANIKKAR, The Jordan, the Tiber and the Ganges, in The myth of Christian Uniqueness, John Hick and Paul Knitter, editors, New York, Orbis Books, 1987, p. 89.
[6]“Possiamo ritenere infatti che ogni autentica preghiera è suscitata dallo Spirito Santo, il quale è misteriosamente presente nel cuore di ogni uomo.” DISCORSO DI GIOVANNI PAOLO II ALLA CURIA ROMANA PER GLI AUGURI DI NATAL,” Lunedì, 22 dicembre 1986, #11
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