Dominique Van Rolleghem
À Gujarat (entre 1976 and 1983)
P. DOMINIQUE VAN ROLLEGHEM (1904-1995)
Un des pionniers sur la voie de la rencontre avec l’hindouisme ?
Précis Le P. Dominique Van Rolleghem (1904-1995), moine bénédictin de l'abbaye de Saint-André (Bruges, Belgique), a passé plus de quarante ans de sa vie de missionnaire en Inde. Il faisait partie d'une équipe qui essayait une nouvelle implantation monastique, en collaboraion avec des prêtres indiens. Le P. Henri Le Saux, connu aussi comme swami Abhishitktananda, l'estimait beaucoup. Pendant environ quinze ans le P. Dominique a été son confesseur (jusqu'en 1967 environ). Cet article essaie de préciser comment ces deux Européens, arrivés à peu près en même temps en Inde, se sont connus et quelle était le regard du P. Dominique sur la rencontre avec l'hindouisme.
Abstract Father Dominique Van Rolleghem (1904-1995), a Benedictine monk from Saint Andrew’s Abbey in Bruges, spent more than forty years of his missionary life in India. He was part of a group that tried to make a new monastic foundation in collaboration with Indian priests. Dom Henri Le Saux, also known as Swami Abhishiktananda, thought highly of him. For about fifteen years—until about 1967—Dom Dominique was his confessor. This article attempts to show how these two Europeans, who arrived in India at more or less the same time, were thought of and how Dom Dominique assessed the encounter with Hinduism.
Père Dominique Van Rolleghem, bénédictin, fut proche du P. Henri Le Saux, connu désormais en Inde comme Abhishiktananda. Peut-on le considérer comme un des pionniers sur la voie de la rencontre avec l’hindouisme ? Lui qui fait partie de ces premiers moines occidentaux venus en Inde il y a un peu plus d’un demi siècle avec un projet monastique, était-il un homme annonçant ce dialogue inter-monastique, aujourd’hui si prisé ? Le P. Le Saux disait de lui, quelques semaines avant son grand départ : « Celui qui m’est le plus proche spirituellement, c’est le P. Dominique », et Mme Odette Baumer-Despeignes, qui a transmis cet aveu, ajouta que le P. Dominique lui avait confié à ce propos : « Je suis sur la même ligne que le P. Le Saux mais je suis beaucoup plus lent ». Parcourons tout d’abord sa vie, voyons ce qui reste aussi de ses écrits et tâchons de répondre avec justesse à la question posée.
Sa vie
Walter Marie Thérèse Van Rolleghem est né le 29 mai 1904 à Roulers en Belgique, comme quatrième enfant et premier fils. Après lui viendront encore une sœur, puis deux frères qui tous deux deviendront prêtres diocésains (Oswald, 1911-1981 et Wilfried 1918-1993). Son père (Cyrille Edouard, +1933) était enseignant, et originaire de Cachtem, né de parents paysans ; sa mère (Valentine-Maria Verhelle, +1940) était de Roulers. Au début de la guerre ’14-’18 toute la famille s’enfuit vers le Nord de la France et arrive finalement près du Havre (le plus jeune frère y naîtra en 1918, à Sanvic). Walther sera confirmé au Havre par l’évêque de Rouen, Mgr Dubois (plus tard archevêque de Paris et cardinal).
Après la guerre la famille rentre en Belgique, se réinstalle d’abord à Roulers où Walther poursuivra ses humanités, commencées en France, puis à Bruges où il terminera l’école secondaire en 1922, au collège St Louis.
La même année, le 5 octobre, il entre à l’abbaye de Saint-André-lez-Bruges et commence son noviciat le 20 décembre. Il fera profession le 15 janvier 1924. Pour ses études, il commence par une année d’étude de philologie à l’abbaye puis, en 1924 il part pour Maredsous où il suit pendant deux ans les cours de philosophie, et ensuite, en 1926, il est à Louvain, au Mont-César, pour la théologie jusqu’en 1929. Les professeurs sont de qualité, comme les PP. Olivier Rousseau, Idesbald Ryelandt, Paul de Vooght, Bernard Botte. Le 10 août 1929, à la saint Laurent, il est ordonné prêtre par l’évêque du Luxembourg, Mgr Pierre Nommesch.
Mission en Chine.
En 1930 il part le 13 août avec le P. Gabriel Roux, moine de Solesmes, pour la Chine pour renforcer une équipe de trois. Il s’est présenté lui-même au P. Abbé, après une retraite prêchée au monastère par le P. Vincent Lebbe. Ce séjour en Chine de 1930 à 1934 était « dur mais bon », écrira-t-il 50 ans plus tard. Malade (dysenterie puis béribéri), il se fait d’abord soigner sur place mais comme l’amélioration se fait attendre, il rentre en 1934, par Suez et Marseille (où il fera un saut jusqu’à la Chartreuse de Monrieux), puis Paris. Il est de retour à l’abbaye le 1er juin. Ce qu’il retient surtout de ce séjour en Chine, c’est la figure du P. Joliet, moine de Solesmes, qui par étapes voulait donner forme à une vie monastique autre : en se laissant imprégner par les modèles tant bouddhistes que taoïstes, il optait résolument pour une forme chinoise du monachisme chrétien. « Saint-André préféra une copie à l’européenne avec le P. Raphaël Vinciarelli comme prieur, - celui-ci finissait tout juste ses études de théologie à Rome. Le P. Joliet, tôt après, alla vivre en ermitage, près de Cheng-tu, où il mourut d’un cancer à l’estomac » (note autobiographique). Arrivé à Bruges, il expose au P. Abbé son désir d’une vie plus retirée.
Mission au Congo
Le 30 novembre de la même année 1934, en la fête de St André, il part pour le Congo (Katanga). Mission de cinq ans, en principe, pour voir clair quant à sa vocation plus contemplative, de type chartreux, ainsi était-il convenu avec le P. Abbé. En raison de la guerre et des temps difficiles de l’après-guerre, son séjour se prolongera bien quatorze ans ! Il demeurera principalement dans la ville minière de Kipushi (déc. ’38-nov.’39 et de 40 à 47), avec le P. Pierre Legrand, puis à la Mission saint Jean à Elisabethville (aujourd’hui Lubumbashi), de ’34 à ’38 et de ’47 à ’49 , et encore à Jadothville (aujourd’hui Likasi), de novembre ’39 à juillet ’40. Une visite canonique du P. Abbé au Congo met fin à sa longue attente d’une vie plus contemplative. « J’ai trouvé ce qu’il vous faut », lui confie le P. Abbé. Il est question des Indes. Des pourparlers sont entamés. Il rentre le 22 octobre 1949. A Bruges il donne des cours de morale (dans une lettre à son plus jeune frère, il rappelle que pendant 12 ans il a enseigné la théologie morale !). Il faut du temps pour que les choses en vue de l’Inde se mettent en place. En 1949/’50 il est encore envoyé en Algérie, à Médéa, pour y remplacer pendant quelques mois le P. Mayeul Dufour à Médéa qui devait rentrer pour des raisons de santé.
Mission en Inde
Le départ est fixé en septembre 1951, ensemble avec le P. Emmanuel de Meester et le P. Benedict Alapatt. On s’installe d’abord dans le diocèse de Salem au Tamil Nadu, au lieu dit Siluvaigiri. En 1952 il rentre en congé. C’est au cours de ces premières années que s’établirent les contacts avec Shantivanam, l’ashram chrétien des Pères Monchanin et Le Saux. Le P. Le Saux accueillera les deux belges et leur fera visiter pendant quinze jours bien des centres hindous du Sud. Habituellement le P. Le Saux vient pour la Semaine Sainte à Siluvaigiri et plus d’une fois on l’y appelle pour aider à résoudre tel ou tel problème. En 1957 les frères quittent le Tamil Nadu pour s’installer en bordure de la grande ville de Bangalore (au Karnataka), à Kengeri, fondant le monastère d’Asirvanam. P. Dominique assiste le P. Emmanuel, notamment dans les fonctions d’enseignant et de formateur (maître des novices). Le désir d’une vie monastique autre est un thème récurrent de sa correspondance avec ses supérieurs, depuis ’52 jusqu’en 1966. Concrètement il demande, surtout après la mort du P. Jules Monchanin (10 octobre 1957) à « venir au secours moral » du P. Le Saux à Shantivanam. Après bien des hésitations de la part du P. Abbé et suite aussi à la pression exercée même par J.A. Cuttat, alors ambassadeur de Suisse à Delhi, P. Dominique reçoit de Rome en 1966 l’autorisation d’être ex-claustré. Il écrit sa première lettre de Shantivanam fin janvier 1967. Il y est arrivé le 4. Moins de dix mois plus tard, la décision est prise : il retourne à Asirvanam. Par ailleurs le P. Emmanuel fait de nouveau appel à lui, comme maître de novices.
Il reste à Asirvanam jusqu’en 1976. Au cours de toutes ces années il aura rencontré la plupart des protagonistes de la recherche d’une rencontre avec l’hindouisme : outre Monchanin et Le Saux, signalons les noms de R. Panikkar, G. Deleury, J.A. Cuttat, B. Griffiths, F. Mahieu, P. Fallon, C. Murray Rogers, James Stuart et bien d’autres. En 1976 la communauté reçoit un prieur indien. Le P. Emmanuel, prieur fondateur, rentre en Europe. On estime que le P. Dominique ferait mieux de s’éloigner de Bangalore. Mois difficiles, pleins d’incertitudes. Il reste un temps encore comme aumônier des sœurs du Carmel à Bangalore puis, écoutant plusieurs appels contradictoires dont celui de rentrer en Europe (il a passé les 70 ans), il part finalement en 1977 pour le Gujurat, plus au Nord-Est du pays, répondant à l’appel d’un évêque indien, Mgr Jonas Thaliath cmi. De ’76 à ’84 il connaîtra au moins trois lieux de résidence à Kurnool, à Rajkot et à Surat. Enfin, en 1984, il retourne à Asirvanam, principalement pour des raisons de santé, notamment suite à de violentes crises de malaria. Là, il vit assez en marge de la communauté, mais certains estiment qu’il est temps qu’il rentre en Europe. Une chute malencontreuse provoquera d’ailleurs une cassure des os à la hanche, dont il se remettra difficilement mais sans la moindre plainte. Longs pourparlers reflétés dans la correspondance avec le P. Abbé Paul, qui finalement, en février 1990, lui ordonne formellement de rentrer. Le voilà de retour à son monastère de profession, à Bruges en Belgique. Il y vivra encore un peu moins de cinq ans, dont seulement les derniers mois à l’infirmerie, très affaibli mais lucide jusqu’à la dernière heure. Il meurt au monastère quelques jours après une petite thrombose, le 22 janvier 1995 et les funérailles eurent lieu le 25 janvier.
Les écrits conservés
À notre connaissance le P. Dominique n’a jamais écrit de livre ni d’article pour quelque revue ou bulletin que ce soit. Le P. Michel Coune, alors abbé, lui a demandé, comme il le fit pour plusieurs des anciens, de rédiger une notice autobiographique. Le P. Dominique l’a rédigée en deux fois, depuis le Gujarat en Inde, en juillet 1979, puis à Zevenkerken, une fois rentré (après ’90). Le tout ne recouvre pas plus de trois pages et demie (A4). Pour le reste nous avons dans les archives du monastère tout de même deux ensembles assez remarquables : sa correspondance, puis de très nombreuses notes de lecture.
Correspondance.
Celle-ci offre un intérêt réel puisqu’on a plusieurs recueils assez abondants. Un de ces recueils a même été publié : il s’agit de 48 lettres adressées à sa petite-nièce Marie-Ange Seulen qui au départ n’avait que 16 ans (de 1974 à 1988) . [ Un des thèmes les plus récurrents est celui de l’amour. De son côté, Mme Odette Baumer-Despeigne écrit, à la mort du P. Dominique, qu’elle a reçu de lui 159 lettres, sur vingt ans environ, mais elle ajoute : « Aucune n’est – disons – spirituelle. Entre nous tout se ‘passait’ dans et à travers un silence partagé. Une seule phrase a été échangée et qui donne le ton : ‘Je suis sur la même ligne que le P. Le Saux mais je suis beaucoup plus lent’ » (lettre du 1.2.1995). Une deuxième lettre, du 18/5/’95, rectifie un peu l’appréciation des choses : « Au fait, mettant de l’ordre dans mes propres archives, j’ai découvert posséder 159 lettres de fr. Dominique qui contiennent des perles spirituelles que je compte utiliser et qu’à ma grande honte je n’avais jamais relues ! » Depuis la mort d’Odette Baumer, nous ne savons pas ce qu’est devenu ce recueil de lettres.
Il y a enfin le courrier avec ses supérieurs, le P. abbé Théodore Nève (de ’52 à ’58), le prieur puis abbé dom Théodore Ghesquière (de ’56 à ‘69), ensuite l’abondant courrier avec le P. Abbé Michel (’76 à ’84) et les lettres échangées avec le P. Abbé Paul Standaert (’84-’90). Personne ne sera surpris que l’ouverture de cœur ne soit pas tout à fait la même avec chaque correspondant. Déférente mais confiante avec le vieil abbé dom Nève, la plume prend un tour plus franc et insistant avec le P. Théodore Ghesquière.
Remarquable est l’échange mensuel avec le P. Abbé Michel. Celui-ci lui avait permis de s’établir au Gujarat en 1976, à la demande d’un évêque indien, mais à la condition d’écrire à son abbé une lettre par mois et de rapporter toujours fidèlement ce qu’il en était de sa santé. Du 2 août ’76 (peu après l’élection du P. Michel comme abbé) au mois d’août ’84, (fin de l’abbatiat du P. Michel), on compte près d’une centaine de lettres (12 par an en moyenne, une par mois, comme convenu et souvent davantage). Elles sont courtes mais éclairent bien des aspects de sa vie en solitaire, ses lectures, ses prises de position sur la vie monastique en Inde comme en Europe ou même en Afrique ou à l’île Maurice. Souvent le P. Abbé Michel lui pose une question (sur ses rêves, sur ses pensées à l’au-delà, ses éventuelles mises en question, etc.). L’entretien est franc, à cœur ouvert. Le courrier avec le successeur P. Abbé Paul est également conservé mais il n’est plus du tout mensuel et traite d’affaires précises, comme notamment les questions de santé ou formelles comme les démarches pour son retour à Bruges. Il est bien possible qu’encore d’autres correspondants aient conservé des lettres de lui. On peut penser notamment au P. Serge Desci (actuellement dans le Nord de l’Inde) ou au P. Raymond Charbonnier ocd (à l’époque à Bagdad).
Notes de lecture.
En dehors de cette correspondance, il y a les cahiers avec les notes de lectures. Il s’agit, dans les archives, de sept recueils, dont deux sont reliés tandis que les cinq autres sont des feuilles libres, in octavo. Les deux reliés (326 et 260pp.) se suivent et forment un tout. S’agit-il d’un travail où il recopiait des notes d’abord conservées sur des feuilles volantes ? C’est assez probable. Il rangeait ses notes par thème et les thèmes étaient ordonnés habituellement de façon alphabétique. Il se constituait ainsi un petit ‘dictionnaire de spiritualité’ à sa mesure. Il notait en bien des langues (latin et grec, pour la bible ou les auteurs Moyenâgeux, anglais, français, néerlandais) et lisait de tout. Souvent il commençait un article thématique par une série de références bibliques. Certaines notes sont de véritables articles d’encyclopédie, avec une histoire du thème depuis Pythagore et Platon jusqu’à ce jour. D’autres rubriques retracent l’histoire de différentes langues en Inde, ou un tableau assez analytique de l’hindouisme et du bouddhisme. Une page entière, en tout petits caractères, contient la traduction latine de la plupart des noms propres de la Bible ! Une autre fiche imprimée aide à identifier les caractères du sanscrit. On s’imagine qu’il rédigeait ces différents aperçus pour sa propre formation et mémoire mais également pour des enseignements à de jeunes moines, voire pour l’accompagnement personnel de frères ou de sœurs.
Si ces notes, pour la plus grande part faites de citations, ne sont pas de lui mais de tant d’autres, il est inexact de dire qu’elles ne le révèlent pas. Trop souvent on se doit de reconnaître : ici il coule sa pensée, son expérience, son idéal ou ses souffrances et ses résolutions dans les textes recopiés. Quelques exemples. Je n’ai trouvé qu’une citation d’Emmanuel Mounier, et elle est étrangement courte, mais elle éclaire bien le P. Dominique, tout autant sinon plus peut-être que celui à qui il emprunte ce mot : « Ma règle unique est d’avoir le sentiment de la présence de Dieu ».
Et comment ne pas sentir tout ce qui a pu frémir en lui comme reconnaissance, quand il recopie (avec des points d’exclamation éloquents) le passage suivant :
« Notre Seigneur à Elisabeth de la Trinité (en 1912) :
Il devient suspect pour l’entourage de l’âme qui me cherche.
Son ascèse n’est que masochisme !
Son silence du mutisme !
Son détachement indifférence !
Son esprit de solitude « mépris » !
Sa pure recherche de Moi et fermeture aux autres est fuite et repliement sur soi !
Sa fidélité à vivre en Ma présence dans le silence d’adoration n’est que mélancolie !
Son éloignement du monde égoïsme, insociabilité ! »
Que dire encore de ce qui suit, notée par une main tremblante : « Au début j’aimais Dieu, je m’offrais à Lui, j’allais vers Lui, puis j’ai compris qu’il fallait que je m’ouvre à Dieu, que je me laisse envahir, que je me laisse aimer ». S’agit-il encore d’une citation ou d’une note qui retrace son propre itinéraire ? Et comment relire ce passage classé sous le titre Prière ? Il est emprunté explicitement à Irénée Hausherr : « Le mouvement cesse, la prière elle-même change de nature : l’âme prie en dehors d’elle-même. (…) Dans cette rencontre frontale avec Celui qui vient déjà, l’homme devient tel qu’en lui-même l’éternité le change. Arrivé au terme de l’ultime désirable, ‘il est séparé de tout et uni à tout’, impassible et d’une sensibilité souveraine, déifié, il s’estime la balayure du monde. Par-dessus tout il est heureux. Divinement heureux ». Ces quelques exemples montrent suffisamment, je crois, que l’anthologie de textes révèle indirectement parfois on ne peut plus directement celui qui patiemment le composa.
Déjà le choix même des thèmes illustre ses intérêts et préoccupations. Souvent il lui arrive de commenter ce qu’il recopie, soit en ajoutant deux ou trois points d’interrogation dans la marge, ou en rédigeant une réponse, introduite par : R/. Parfois la note entière est de son propre cru : ainsi on trouve sept feuillets numérotés sous le titre « perfection/maturity », où, à part quelques notes de lecture, qui pour la plupart sont recopiées en français, l’ensemble est un petit traité en anglais de sa main, commençant par : « Should I speak you of perfection ? » De digression en digression, il couvre toute sorte de situations (doutes, conflits, tentations, émotions), les possibles remèdes, les signes de la maturité acquise, et il termine : « Read now the Gospel, and you will see in Jesus the highest maturity ever realized », puis vient toute une page de références bibliques (Lc 2, 48 ; Mt 11, 29 ; Mt 13, 28s. ; Jn 2, 1s. à l’égard de sa mère, ou à l’égard des ouvriers de la première heure ; ou encore à ceux qui l’interrogent sur le tribut à payer à César, et dans sa Passion, Mt 26, 50 ; Jn 18, 20, devant Caïphe, ou quand il est bafoué puis crucifié et prie pour ses ennemis). Tout cela est bien révélateur de qui il est et de sa manière de penser.
Il est bien difficile de dater ces recueils. Dans certains cas on trouve des ouvrages (comme le souvent cité Portrait de Marthe Robin, par Jean Guitton, et qui date de 1985) ou des articles précis qui permettent de conclure qu’au moins ce feuillet n’est pas antérieur à l’année 1985. Il est probable qu’il a encore enrichi ces notes, emportées de l’Inde, après 1990 à Bruges. L’écriture, large ou très fine et minuscule, varie beaucoup mais reste très lisible. Elle se fait parfois plus tremblante ce qui indique sans doute un moment de fatigue ou l’approche de la fin.
Voici les thèmes du premier recueil de feuilles volantes, de A jusqu’à K: Abandon, Abnégation (toute la page 4 est intitulée ‘a Hindu adaptation’, avec un point d’interrogation et trois petits traits…), Activity, Apostolate, (cf. Jacques Loew, Comme s’il voyait l’invisible, Lev Gillet, Jésus, Monchanin, etc.), Ascesis, (Carlo Carretto, Balaguer, suivi d’un point d’interrogation), Chastity, (Sex, Masturbation, Célibat, Leloup, L’absurde et la grâce), Christ, (Kenose), Manaranche, Christian life, of the believers (Arnaud Desjardins avec un plus/minus devant son nom ; Bernard Feillet, ‘chrétiens secrets’, avec point d’interrogation), Le Saux, sur le non manifesté, et sur la différence entre l’Inde et l’univers chrétien, Monchanin, encore Le Saux, Lettre à Murray Rogers du 2-9-’73, puis d’autres extraits de son journal, J. Dupuis, Ch. Moehler, J. Guitton, Ce que je crois, Church, Conscience (Leloup, L’absurde), Creation, Death, (Martelet Dag Hammersköld), Dialogue (Guitton et Pierre de Béthune, Dialogue interreligieux), Exégèse, Expérience, Eucharist (15pp.), Faith (15pp.), Goal (Bernard Besret, Nicolas Cabasilas, Ratzinger, Bergson, O. Clément, Entretiens sur l’homme, Van Breemen, Kostbaar in zijn ogen, Angelus Silesius, etc.), God (10pp., Daniélou, etc.), Grace, Grandeur, Heaven, Hell, History, (Danneels, Christus of de Waterman), Holiness, (cf. Béatitudes), Holy (Ch. de Foucauld et Fr. de Sales, Jean de la Croix, Thérèse d’Avila, etc.), Hope (une seule phrase suivie d’un commentaire personnel), Humility, (10 pages, dont une avec la Litany of humility of Cardinal Merry del Val). A ce propos, un curieux passage, probablement autobiographique : intitulé après coup : « A witness : ». Je copie et laisse le lecteur se former un jugement :
A priest had told me : « Humility ? It is enough to pray for having it »…
I have prayed. But humility didn’t come. I tried even to pray more and more seriously and what did I discover ? … It is, that in the depth of my heart, I don’t like it… Then, timidly, I asked a little of it (my prayer was not sincere), - not too much. More was too engaging… My self-love protested. But, on the way, I discovered something more. So, one day a word came in my mind: Openness. Openness, before God first, in my prayer… Soon, I became, as it were, less concerned with myself. I had more simplicity, to the point finally of accepting to be discovered by others in my limits, my tricks, my blunders, - to the point further, that I did no more carry judgment on them… I accepted all.., but deeply in my heart, as coming from God, and willed by Him. Open to God, open to others, I disappearing. God was all.
Peut-on établir des accents particuliers en considérant tout l’éventail des auteurs qu’il cite ? Disons tout d’abord que l’éventail est extrêmement large. Il lit de tout en plusieurs langues et recopie parfois à partir de sa mémoire, comme des chaînons bien stables de citations associées, parfois en tenant ensemble ce que des auteurs à l’esprit encyclopédique ont rassemblé. A-t-il des préférences ? Y a-t-il des oublis flagrants ? Il connaît bien les mystiques occidentaux (Jean de la Croix, Thérèse d’Avila, Hadewijch, Ruusbroec) mais ne cite pas moins les orientaux depuis Grégoire de Nysse et Maxime le Confesseur jusqu’à Nicolas Cabasilas, voire Silouane et Olivier Clément. On trouve des histoires soufi à côté des apophtegmes des Pères du désert, Kabir et Rumi avec Thomas d’Aquin, Eckhart et Rahner, Newman, Schillebeeckx et Jean Yves Leloup, Jean Sulivan et Jean Guitton. Des uns il dit aimer le style plus que la pensée, des autres il cite ce qu’ils citent et se fait ainsi des colliers de sentences qui, comme dit Qohélet, servent d’aiguillons pour son éveil quotidien. Il apparaît plus comme un moraliste et un génie pratique qu’autre chose. Dans une lettre à son plus jeune frère il rappelle qu’il a donné pendant douze ans la théologie morale. S’il y a des oublis ou des manques, ce n’est pas, je crois, par mépris ou parce qu’il aurait écarté tel ou tel penseur. C’est que ces ouvrages n’ont pas été placés sur sa route. Là où l’on peut être davantage surpris, c’est que certains auteurs chrétiens vivant en Inde ou écrivant sur le dialogue hindou-chrétien ou certains maîtres hindous n’apparaissent que très peu ou pas du tout dans son anthologie. Ainsi Bede Griffiths (au bas d’une des rares citations, il note : « R/ Words !! »), Francis Mahieu Asharya, Raimon Panikkar, Ramakrishna, Maharshi, même Henri Le Saux. Monchanin est peut-être bien celui que j’aurai retrouvé le plus souvent sous sa plume mais encore avec une fréquence relativement peu élevée, si l’on le compare avec d’autres (Thomas Merton, Guitton ou Olivier Clément).
Voilà ce dont on dispose dans les archives. Il reste le regard que d’autres ont porté sur lui, et notamment ce qu’on trouve dans les deux grands récits biographiques sur le P. Le Saux par James Stuart et Shirley du Boulay . [2] Le nom de Dominique revient assez souvent, notamment dans les premières années, alors que leurs deux monastères n’étaient pas trop éloignés l’un de l’autre au Tamil Nadu. Il faut toutefois corriger une remarque faite par Sh. du Boulay (153) à partir d’une lettre de Le Saux. Celui-ci raconte qu’il attend impatiemment le P. Dominique qui viendra pour deux jours. Puis il fait le portrait de celui qui est vraiment libéré, le guhantara, vivant dans la caverne du cœur, mais ce n’est pas pour dire que le P. Dominique correspond à cet idéal mais pour souligner combien lui-même en est encore fort éloigné, justement parce qu’il attend avec une telle impatience cette visite ! [3] A la mort du P. Monchanin, le 10 octobre 1957, le hasard veut que le P. Dominique est justement à Shantivanam et qu’il prolongera son séjour de plusieurs semaines. Le P. Le Saux lui en est très reconnaissant. Une lettre du 29 octobre ’57 révèle bien la qualité des rapports et l’influence du P. Dominique : « La mort du P. Monchanin a été un gros coup, non attendu si vite. Le P. Dominique heureusement était avec moi, il y est resté plus de quinze jours. (…). Certains me supplient de garder Shantivanam. Est-ce utile ? [question typique du P. Dominique, que l’on peut reconnaître sous la plume de LS]. Personnellement j’y resterais volontiers en ermite, mais n’est-ce pas paresse ? Pondi me presse d’y rester. Je crois qu’ils me veulent gardien de l’œuvre du P. Monchanin mort, comme ils m’en ont voulu vivant ; j’ai peur que ce ne soit sacrifier le SIGNE à la REALISATION possible. Le P. Dominique me conseille de ne pas m’attacher à tout prix au SHV. Veniat lux ».
En général on peut dire trois choses à propos du personnage de Dominique dans la vie d’Henri Le Saux : il a été son confesseur, et en cela il a rayonné une présence confiante sur l’homme tourmenté qu’était le moine breton. Le Saux savait que jamais Dominique n’allait le juger mais toujours l’écouter jusqu’au bout . [4] Il a en outre été un conseiller précieux à plus d’un moment, soutenant le Père à accepter telle offre, à s’engager loyalement dans la quête auprès du swami Gñânânanda, à accueillir tel jeune candidat à la vie monastique pour Shantivanam ou à écarter tel autre père, etc. Enfin Dominique, par son silence et son recueillement, son désir sincère d’une vie retirée a pu fasciner Le Saux, qui à un moment donné écrira à son ami P. Lemarié, alors que Dominique est pour six mois en Europe : « Le P. Dominique serait l’homme idéal du Shantivanam, beaucoup plus que le P. Monchanin et moi » (25.10.’62). Mais quand le P. Dominique en 1967 vient à Shantivanam – au terme de quinze ans de suppliques à son abbé – la relation ne donne pas ce qu’on aurait pu espérer. Dix mois plus tard Dominique est reparti… Il ne donne à son abbé que ce très court commentaire : « Voyant et étudiant de plus près les choses, j’en suis venu à conclure que cette espèce de compromis avec les coutumes indiennes était peu utile et pouvait même détourner de l’essentiel, (une vie plus totalement donnée à Dieu), que je poursuis. Je pense donc retourner plutôt à Asirvanam » (28 octobre ’67). Cette seule remarque sur « cette espèce de compromis avec les coutumes indiennes » nous fait entrevoir quelque chose de l’attitude de fond du P. Dominique quant à la pratique de la rencontre interreligieuse. Le Saux n’a, à notre connaissance, nulle part commenté ce départ plutôt précipité. Lui-même était résolu de s’installer dans le Nord et ne s’est plus retourné pour évaluer ce que d’autres comme P. Dominique faisaient. Il quittera Shantivanam pour de bon moins de six mois après le départ du P. Dominique et ne reviendra par la suite plus du tout dans le sud. Les deux se retrouveront une dernière fois quand P. Dominique vient voir Abhishiktananda à Indore, en octobre 1973, quelques semaines avant la fin . [5] C’est le P. Dominique qui reçut de lui le fameux « Journal » et qui le confiera à Odette Baumer pour le publier, ce qu’elle fit avec patience et compétence, aidée notamment par Raimon Panikkar . [6]
L’unité de sa vie et le dialogue avec l’hindouisme
Chine, Congo, Algérie et l’Inde: le P. Dominique est passé par bien des univers qui l’ont façonné et buriné pendant plus de soixante ans. On doit reconnaître qu’au départ son tempérament n’était pas commode, d’abord pour lui-même, et notamment pour vivre en communauté et apprécier positivement la dynamique d’un groupe donné. Sa participation à une telle dynamique a toujours été laborieuse, voire franchement déficiente. Ce n’était pas son don. Par contre, dès la Chine, il a manifesté un penchant pour une vie retirée, silencieuse, résolument contemplative. Le témoignage du vieux P. Joliet, devenu ermite, l’a marqué pour le restant de ses jours. Il y revient souvent dans sa correspondance avec le P. abbé Michel.
Au Congo, voici sa forme d’apostolat la plus éloquente dont on parle encore aujourd’hui: on le trouvait à tout moment du jour à l’église de Kipushi ou de St Jean, en prière, sans dire un mot. Cela en a interpellé plus d’un, même parmi les confrères. Un archevêque, Mgr Tshibangu, a reconnu qu’il doit sa vocation sacerdotale au P. Dominique et qu’ils étaient plusieurs à avoir eu cet appel au contact de sa personne. Il rayonnait, disait-on. Mère Andréa Blancquaert, moniale bénédictine, vivant à l’époque comme jeune fille au Congo, reconnaît : « C’est lui qui m’a fait connaître la vie monastique en m’envoyant chez les bénédictines à Jadothville (actuellement Likasi). Il m’a conseillé de lire Saint Jean de la Croix – un peu trop dur bien sûr ! (…) Je n’étais pas la seule. Plusieurs Raymond Charbonnier, carme en Irak, Hélène Ryckmans, trappistinne, etc. Sa spiritualité était pour le moins d’une attirance extraordinaire » (lettre de janvier 1995).
Lui-même répète souvent dans ses lettres: « Je ne sais pas si la vie érémitique est le mode de vie qui me convient ». Cela correspond à sa nature très hésitante : « Je suis un inquiet tranquille », note-t-il dans une de ses premières lettres à l’abbé Michel. Il n’est pas angoissé mais hésite à chaque pas. À deux ou trois reprises dans sa correspondance on voit combien cela lui coûte de prendre une décision. En 1976 il doit quitter le monastère bénédictin d’Asirvanam et même on insiste pour qu’il quitte la région de Bangalore… Où aller ? Rentrer à Bruges ? N’est-ce pas une trahison à sa vocation de missionnaire? Il entend plusieurs voix le tiraillant à gauche, à droite. Il s’en remet à la Providence, répète-t-il. Les questions de visas l’obligent à patienter encore un peu, et puis il cède à l’appel d’un évêque plus dans le Nord… La même chose se répétera entre 1984 et 1990, quand, pour des raisons de santé, il se replie sur le monastère d’Asirvanam et hésite à prendre le chemin de retour vers Bruges. Dans son anthologie, on peut noter une même attitude intellectuelle : il goûte à tout sans être gêné de ce qui lui est offert, mais il garde une distance par rapport à tout ce qui pourrait être trop nouveau ou inhabituel. Il place des signes de plus/minus et des points d’interrogation dès qu’il n’est pas entièrement conquis. Et il ne l’est que très rarement. Dans sa correspondance on le voit souvent prendre position de façon très tranchée, même sur des questions anodines qui concernent la vie monastique à Bruges, à Anderlecht ou à Kinshasa ! Il fait alors penser à saint Jérôme qui, tel un lion, rugit du fin fond de son désert et est redouté à l’autre bout de la Méditerranée. Quand le P. Abbé Paul à un moment donné le reprend en disant qu’il ne sied pas à un moine de faire de la polémique mais d’être avant tout un homme serein et doux, il réagit tout étonné, ne se rappelant pas avoir élevé la voix… Il reste que cette manière très éclectique de recueillir d’un peu partout des pensées ne permet pas de construire quelque synthèse que ce soit mais bien de s’offrir de quoi nourrir un continuel exercice d’éveil. Vers la fin de sa vie, il demeurait assis à sa table avec ces petites feuilles volantes qu’il parcourait lentement, le regard n’ayant devant lui d’autres perspectives que l’icône de la Trinité d’Andrei Roubljov. Son handicap social et son attrait pour le silence l’ont conduit vers une école de solitude qui finalement l’a transformé tout entier.
Il est remarquable que ce n’est qu’après ses 70 ans qu’il sera pour la première fois de façon durable plongé dans la grande solitude. Il s’en étonnera lui-même, reconnaissant la force du dépouillement qu’il subit, et il avouera par moments que « c’est atroce ». Il est ainsi devenu ce qu’il était : homme de Dieu, perdu en lui, unifié par lui, n’ayant plus que Dieu comme vis-à-vis de toute sa personne.
Mentalement, il a été formé à une vision missionnaire de la rencontre avec l’autre. Parmi ses notes il réunit des textes qui nourrissent « l’apostolat » et exposent « le christianisme » comme la voie par excellence pour ceux auxquels il se sait envoyé. Il garde jusqu’à la fin une attitude apologétique quand il s’agit de placer plusieurs religions l’une en face de l’autre. Il s’irrite dans sa correspondance quand des chrétiens ont la bouche pleine de la Gîta ou proposent à d’autres des exercices de Yoga. Venu au Gujarat, il espère par son témoignage « introduire un coin dans l’univers hindou », un doute salutaire qui les « guérisse du préjugé contre la voie chrétienne », un début de conversion vers l’estime réelle de l’évangile du Christ.
Par ailleurs, il a sa petite idée sur l’hindouisme qu’il s’est efforcé d’étudier. Il avoue plus d’une fois qu’il n’a jamais connu le moindre engouement pour l’Inde ou la religion hindoue et cela n’a rien d’étonnant. Il était un homme si réservé, presque sceptique que rien ne l’emballait complètement, ni chez les autres, ni même dans sa propre tradition. Il lit beaucoup, cite un peu tout le monde mais place un peu partout des points de suspension et d’interrogation.
C’est au niveau pratique qu’il a été amené à faire des découvertes qui l’ont lentement conquis. Plus d’une fois, au Gujarat, il admire les personnes qui viennent le voir et lui parler, un jour de jeûne, de leur vie personnelle comme ingénieur ou commerçant. Le sérieux de ces jeûnes en famille hindoue le bouleverse et l’interpelle comme chrétien et comme moine. Il ne trouve rien d’analogue dans sa propre tradition. Il voit aussi des hommes et des femmes passer par chez lui pour lui présenter leur « darshan » de dévots. On le vénère et, de nouveau, il ne sait trop qu’en penser. Il hésite au début à y donner sa pleine adhésion et fait remarquer qu’ils feraient la même chose à l’égard d’une statue qu’ils vénèrent… Mais par son mode de vie conséquent, il a été reconnu comme l’un d’eux, un sannyasi à part entière à qui l’on peut se confier pleinement. Voulant témoigner de la vie contemplative pure en milieu indien, embauché d’ailleurs à cette fin par l’évêque Mgr Jonas Thaliath, [7] il a été conduit par les circonstances de sa vie à un dépouillement total et à un style de vie étrangement conforme à celui des sannyasis hindous, tout autour de lui. Il est ainsi devenu un médiateur de vie sainte pour les dévots de l’autre religion. En cela, il s’est trouvé – certainement malgré lui – à l’avant-poste de la rencontre interreligieuse. Il l’a constaté, surpris, émerveillé, mais sans en faire la pleine intégration au plan de la théorie. Il doute même de son « utilité » et suspecte une « ambiguïté », comme il l’écrit dans une de ses premières lettres au P. Abbé Paul, où il fait le point sur son activité missionnaire . [8] On peut dire que sa pratique était en avance sur sa pensée, mais au fond de lui, cela ne le gênait pas outre mesure car tant en Chine qu’en Afrique, il avait déjà découvert qu’il pouvait témoigner silencieusement de la grande lumière sans parole, sans discours. Mentalement, il courait derrière ce vers quoi la pratique l’avait conduit. Il osait dire que ce ne sera jamais par la seule étude des textes – pensait-il surtout à Monchanin ou à Griffiths en écrivant cela ? – qu’on parviendra à rejoindre le cœur de l’univers de l’autre. Pour tenir cette mise en garde, il a dû avoir la claire intuition de s’être de fait approché de l’autre par une voie autre, strictement pratique.
Le résultat final était visible lors de son retour à Bruges. Voûté, il avait néanmoins conservé une marche rapide, alerte. Il s’est soumis à l’office en néerlandais comme s’il avait quitté le monastère l’avant-veille, jamais dérouté par la complexité des livres ou par l’étrangeté de la langue. Aussitôt le repas ou l’office finis, il partait pour rejoindre au plus vite sa cellule. Là, il lisait ou relisait un livre, prenait quelques notes ou parcourait les feuillets conservés de lectures antérieures sur des thèmes chéris. Il n’y avait toujours qu’un texte sur sa table toute débarrassée, et l’icône de Roubljow en face de lui . [9] Un jour il a accepté de donner une petite retraite à un confrère. Il n’y avait qu’un thème : Dieu. Il n’y avait qu’une référence principale : « l’homme noble » d’Eckhart. On n’entrait dans sa chambre qu’en réalisant : ici quelqu’un n’est jamais distrait. Ici la grande Présence est au rendez-vous, immanquablement. Silencieux sur tout son passé, il était quasiment indifférent à tout ce qui n’était pas Dieu ou de Dieu. On ne peut manquer de reconnaître que ceci est le fruit également de son passage par l’Inde.
Habité par la Présence, il était en mesure de témoigner à qui il voulait, de la grande lumière qui l’habitait. Le P. Serge Desci rappelle dans une lettre sa dernière rencontre avec le P. Dominique : « Je l’ai vu, encore, le 9 mai 1994 (à son retour d’hôpital). À la fin de notre rencontre, il m’a donné sa bénédiction en latin, et puis l’on s’est quitté en riant aux éclats ! Son visage était radieux, et je sus par là que c’était la dernière fois… » (Lettre du 12.2.1995). La veille de sa mort l’infirmière m’a soufflé à l’oreille: « Si tu veux encore voir le P. Dominique, vas-y. Je crois qu’aujourd’hui même il s’en ira… ». Vers midi je suis entré dans sa chambre. Il était tout bordé. Il a ouvert les yeux, puis tout est devenu lumière. Je ne sais pas combien de temps je suis resté. Je ne me souviens pas avoir dit un mot. Toute la chambre était baignée de lumière. Puis il doit avoir refermé les yeux et doucement je suis reparti. Je m’en allais l’après-midi pour le Nord de l’Italie, en train. Le lendemain matin, arrivé au monastère, un fax du P. Abbé Paul m’attendait, m’annonçant que le P. Dominique était décédé. Il était déjà dans la grande lumière avant de partir et il a eu la bonté de me le donner à voir un instant. Encore en Inde, il avait écrit à son frère prêtre Wilfried : « Le grand départ, j’y pense aussi. Ce doit être quelque chose d’unique,… de bonté divine. Son vrai visage est lumière. – Lux aeterna. A toi, ton frère, Walther » (3-4-’89). Et il avait noté dans une lettre au P. Michel ce billet, laissé sur la table de nuit par un Père de la Mission étrangère de Paris : « S’il m’arrive au dernier moment d’avoir peur, rappelez-moi qu’un amour, un grand Amour m’attend ». Ce visage de lumière et ce grand Amour sont désormais sa demeure d’où il nous considère et nous attend.
Appendice
Deux textes autobiographiques. Le premier date de 1979, le second des premières années à Bruges, après 1990.
I.
“Cher Père Abbé,
Pour le coup voici une obédience “contre le grain”![sic ?] Allons-y !
Je suis né à Roulers en mai, 1904. [le 29] Ma mère me dit que ce fut un dimanche, durant la grand’messe. Le premier garçon après 4 filles, ce fût une vraie joie pour mes parents. Deux frères ne viendront que beaucoup plus tard [en 1911, Oswald et en 1918, Wilfried]. J’allai à l’école, d’abord chez les sœurs grises, puis au collège en 5e primaire. Arriva la guerre de 14. On fut forcé de suivre les réfugiés du côté d’Ypres, Poperinghe, puis la Panne. La guerre se prolongeant on passa en France, St Valéry-en-Caux, puis Le Havre. Ce fut là que je commençai mes latines. Là aussi je connus le P. Edouard [Neut, brugeois], soldat de l’arrière ! « Au retour de l’exil » je fis ma 4e latine comme interne au collège de Roulers. Je pataugeais un peu pour le flamand. Mon prof., plutôt indulgent, était satisfait lorsqu’on pouvait donner « de allerindividueelste expressie van de allerindividueelste emotie »… Je fus à St Louis à Bruges de la 3e jusqu’à la rhétorique, comme externe. J’eus de bon profs. J’aimais de préférence certaines branches, un peu les maths, puis la littérature. J’aimais aussi Bruges.
J’entrai à l’abbaye de St André, malgré mon confesseur, le P. Rutten qui m’aurait voulu jésuite, un ami le P. Twéry o.p. [? Quéry] qui me voyait mieux dominicain, et mon prof. de rhéto qui « ne voyait [jurait] que par Scheut ».
On est en 1922 : postulat et noviciat « nombreux » et heureux. Le P. Gabriel, maître des novices, me fit lire Ste Thérèse. Je subis les interminables « topos » du zélateur, le P. André Borgas.
Puis ce fut le triennat, sous un régime, nouveau alors : un intervalle de philologie ( ?) à S. André, la philo à Maredsous ; la théologie au Mont-César. A Maredsous on eût des professeurs choisis : le P. Olivier Rousseau pour la philo – très clair - ; le P. Willibald, plus confus, avec son « inclination » de [ ? Lodelien], le P. Grégoire Fournier pour sciences et Hist. de l’Eglise, le P. Hilaire Duesberg, introduction au NT. Le P. Idesbald Ryelandt maître des « petits clercs », était homme de prière, sympathique dans son originalité. Il me demanda un jour si Dieu était content de moi (et que répondre ?)… et si moi, j’étais content de Dieu… « Il faut être content de Dieu, et de tout ce qui vient de Lui » – et « tout vient de Lui ».
Je respectais et aimais les « vieux bougres[?] » de Maredsous.
Au Mont-César on se retrouva en beau nombre, varié à souhait, clercs de Maredsous, du Mont-César, de Saint-André (pas oublier les jumeaux opposés, Sébastien et Germain, et même Bento et Bernardo de Singeverga). Professeurs également de valeur : Gommaire Laporte, Paul de Voogt, Bernard Botte… Ce fut aussi une maturation et une préparation au sacerdoce. Ordonné sous-diacre par Mgr Coppieters de Gand, diacre par le cardinal Mercier [erreur, par le nonce apostolique, Clément Micara], prêtre par Mgr Nommesch, évêque de Luxembourg, tout à St André.
Le P. Vincent Lebbe qui prêcha une année la retraite de la communauté, fit naître en moi la sympathie pour la Chine. Je manifestai au P. Abbé ma « readiness » pour une fondation contemplative en Chine. Dom Joliet de Solesmes y partit avec les PP. Pie de Coquéau et Hildebrand [Marga] de St André. Je devais aller les rejoindre avec Dom Gabriel Roux de Solesmes. Ce dernier arrangea un voyage intéressant par le Canada, le Pacifique (Hawaï et Japon) – (pas plus cher que par Suez !). A Shanghaï on fut les hôtes des jésuites. Quelle mission ! Tout un quartier de la ville à eux ! L’université de l’[Œuvre ?] où j’entrais, le P. Teilhard de Chardin hôte de passage, puis le contact avec le saint laïc qu’était Lo Pa Ong [?]
On s’embarqua pour la montée du Fleuve Bleu sur un bateau de Compagnie américaine (les seuls sans risque trop sérieux de naufrage ou d’attaque communiste) – on avait un peloton de « mariners » à bord. Un matin je servais la messe au P. Gabriel R., et une balle siffla entre nous. Aussitôt riposte des mitrailleuses du deck contre les « communistes », attaquant de la rive. Arrivée en jonque de Chung King, sur le Fleuve Bleu à Shuen King, vers le Nord.
Un joyau de monastère, tout en bois, avait été construit. Dom Joliet avait un remarquable plan d’adaptation au monachisme bouddhique, abandonné par après : mais pour lors je n’étais plus là. Temps dur mais bon, de 1930 à 1934. J’eus la dysenterie d’abord, puis sur cela le béribéri ce qui me fit « évacuer » à Chung King où était le grand hôpital des Franciscaines Missionnaires. J’y restai trois mois. Le mal ne cédait pas. On écrivit au P. Abbé qui répondit : « Qu’il rentre… » Mais entretemps un mieux s’était produit. On l’écrivit au P. Abbé qui répondit : « Qu’il reste ». Cette réponse vint trop tard, car j’avais plié bagage et étais parti à Shanghaï. Plus moyen de m’atteindre à temps ! Et me voilà parti de Chine,… peiné de devoir quitter… Je m’embarquai sur le « Clémenceau » des Messageries Maritimes.
Escale à Singapour et à Colombo. Arrivée à Marseille. C’est chez les jésuites qu’on descendait. De là je pus aller voir la Chartreuse de Monrieux… Puis, par Paris (P.L.M.) j’arrivai à St André. « Vous êtes là ? », me dit le P. Abbé. « J’avais écrit que vous pouviez rester »…
J’étais donc là. Et certain désir était né en moi d’une vie plus contemplative, - comme en Chine, en fait, j’avais pu l’espérer. Je m’en ouvris au P. Abbé, qui me permit même d’aller visiter la Valsainte…
Mais voilà qu’un jour il m’appelle et me dit : « Mgr de Hemptinne m’écrit avec tant d’insistance du besoin en hommes où il se troue, que j’ai pensé finalement à vous pour un terme disons de cinq ans, où vous testeriez votre vocation de chartreux – alors nous déciderons…. Accepté, et me voilà bientôt pari pour le Katanga. Au fond, je n’étais pas si sûr de ma propre aptitude à la vie recluse, et la volonté de Dieu ayant été toujours mon premier et dernier critère – ce fut sans arrière-pensée que je partis. Là, je suis arrivé à une plus grande maturité humaine et même spirituelle. D’abord à la paroisse St Jean, avec le P. Grégoire Coussement – je devais apprendre aussi la langue ; puis ce fut Kipushi avec le P. Pierre Legrand, qui était un homme remarquable d’humanité. Puis, en charge à Kipushi, pour être finalement transféré comme supérieur de la paroisse de St Jean à Eville… Tout cela sur une longueur de temps de .. 14 ans. Que c’était-il passé ? Vers la fin des 5 années de « test », il y eût la seconde guerre mondiale qui me bloqua là-bas, puis après cette guerre, St André n’étant plus capable d’envoyer du monde, Mgr de Hemptinne était plus ou moins en droit de me garder – jusqu’à ce qu’un jour le P. Abbé, en visite canonique, me dit qu’il croyait avoir trouvé ce qui était vraiment ma vocation contemplative. « Nous préparons une fondation en Inde, vous en ferez partie ».
Et c’est ainsi qu’en 1949 je rentrai à St André.
Cette fondation eut une dure gestation. A un certain moment j’en fus même exclu. Je fus envoyé à Médéa pour quelques mois. Finalement, ce fut avec le P. Emmanuel de Meester et le P. Benedict Alapatt que je partis en 1952. Une fois sur place il fallait opter pour une fondation avec le P. Alapatt ou avec les P. Abraham et Philippe Kaipanplakal. On opte pour la fondation à Siluvaigiri (P. Abraham). Vous en connaissez l’histoire. J’aurais dû d’abord y succéder au P. Emmanuel. Le P. Abbé demanda au P. Emmanuel de rester. Je fus maître des novices (bien nominalement, avec les PP. Abraham et Philippe !) ; pro- prieur ne furent que des titres. Le P. Abbé m’écrivit un jour que le gouvernement était entre les mains « du prieur » sans plus.
On passa à Bangalore. Là il fallut pourvoir aux études des profès. J’y fus maître des novices et professeur de théologie, dogmatique et morale ; - même droit canon. Le P. Emmanuel prit la Philo et l’Ecriture sainte. Heureusement que j’avais tout entretenu durant mes séjours en Chine et au Congo, et j’aimais cette étude. Un Père de Glenstal vint pour quelque temps, pour la morale et le droit canon, et la musique (le chant).
On différait considérablement de tendances et de vues, le P. Emmanuel et moi, mais rien n’en fut manifeste – moi de tendance plus contemplative et mystique ; lui, plus intellectualiste et liturgique.
Lorsque fut arrivé le P. Mayeul de Dreuil, il prit les novices, - les clercs furent envoyés au séminaire. C’est alors que pour un an je pus aller vivre au Shantivanam avec le P. Le Saux. Celui-ci partant décidément pour le Nord de l’Inde, je ne me sentais pas l’homme à prendre sur moi le Shantivanam. D’autre part le P. Emmanuel, à ce moment, m’invitait instamment de revenir à Asirvanam où je fus de nouveau maître des novices.
Finalement à mon dernier retour d’un voyage en Europe, je n’eus plus aucune charge…
Après l’autonomie d’Asirvanam (octobre 1976), le P. Emmanuel rentrant en Europe, je restai en Inde avec mandat toutefois de ne pas vivre près de Bangalore. Je fus provisoirement, pour quelques mois, chapelain des Sœurs de Chamarajpat ; puis l’évêque de Kurnool m’invita, en 1977, de venir dans son diocèse comme aumônier du Carmel. Ce que je fis, lorsque, avec une vive insistance, l’évêque d’un nouveau diocèse (Rajkot) m’invita à venir dans son diocèse pour une présence spirituelle et une éventuelle aide aux groupes contemplatifs qui s’y créeraient. Je vins en février 1978, et suis à Atmeshwar, dans la jungle, depuis le mois de juillet de l’année passée. D’ici début juillet 1979.
fr Dominique
II. Deuxième texte, complémentaire, rédigé dix, douze ans plus tard :
« Le P. Joliet s’engagea à l’école navale et comme jeune officier passa quelque temps en rade de Shanghai où la France gardait en permanence certains navires de guerre.
Devenu moine à Solesmes il garda le souvenir des monastères bouddhistes et taoïstes qu’il y avait vus, et pensa même à un monachisme chrétien, enrichi des expériences des autres religions.
C’est ainsi qu’ayant appris que S. André s’était ouvert à l’Extrême Orient, songea en ses vieux jours (70 ans) à cette réalisation avec la permission de son Abbé. Pour cela il dût passer quelques mois à S. André et partit avec certains moines plus jeunes pour la fondation de Si Chan.
L’adaptation était graduelle, mais S. André préféra une copie à l’européenne avec le P. Raphaël Vinciarelli comme prieur, - celui-ci finissait tout juste ses études de théologie à Rome. Le P. Joliet, tôt après, alla vivre en ermitage, près de Cheng-tu, où il mourut d’un cancer à l’estomac.
(verso) : « Moi-même (fr. Dominique), quand je dus rentrer en Europe pour raison de santé, je demandai au P. Abbé de m’orienter vers une vie plus contemplative.
Ce qui arriva, c’est que S. André avait une demande si pressante de l’évêque du Katanga pour de l’aide, - et étant à court de personnel , le P. Abbé me demanda pour 5 ans de partir au Congo. Ce sera d’ailleurs la preuve d’un véritable appel à plus de solitude, si l’idée m’en reste…
Or, vint la seconde guerre mondiale… S. André ne pouvait plus envoyer personne, pas plus qu’après la guerre, tout un temps, ce qui fit qu’après 14 ans, le P. Abbé en visite au Katanga, demanda que mon orientation contemplative se portât sur l’Inde, où S. André acceptait une fondation. En effet, il y avait déjà à l’Abbaye le P. Benedict Alapatt, moine sylvestrin, venu pour s’y préparer.
Une autre demande venait d’un petit groupe de jeunes du Kérala, avec les deux frères Kaipamplakal – Philippe qui était carme, et Abraham qui était prêtre séculier. Une partie du groupe avec le P. Philippe, fut invitée à venir faire leur noviciat à S. André Sur ce le P. Abbé envoya le P. Emmanuel de Meester, le P. Dominique et le P. Bend. Alapatt ».
(fin de la seconde note autobiographique conservée ; il manque sans doute la suite, ce premier passage étant numéroté 1) dans le coin droit en haut, au recto). La note pourrait dater du début des années ’90, quand il est de retour à Zevenkerken (papier à lettre bien blanc, avec l’en-tête du monastère de Bruges).
Notes
[1] Voir : En l’Esprit qui est Feu, Père Dominique OSB (préface de Jacqueline Kelen), aux éditions Arma Artis, 2003.
[2] James Stuart, Swâmi Abhihiktânanda. His life told through his letters, ISPCK, Delhi 1989 (traduction française par R.M. Salem, J. Maisonneuve, Paris 11, rue Saint-Sulpice, F-75005 Paris 1999) et Shirley du Boulay, La grotte du cœur. La vie de Swami Abhishiktananda, préface par Raimon Panikkar, (trad. Marie-Caroline Desaubliaux), Cerf, 2007. Original : The Cave of the Heart, New York, Orbis Books, Maryknoll, 2005. Il faut ajouter à ces récits la très riche correspondance de Le Saux, éditée par Françoise Jacquin : H. Le Saux, Lettres d’un sannyâsî à Joseph Lemarié, (présentation et annotation par Joseph Lemarié et Françoise Jacquin), Cerf Paris 1999. On trouvera également quelques références au P. Dominique dans J. Monchanin, Lettres au Père Le Saux, (1947-1957), texte établi et annoté par Fr. Jacquin, Cerf, Paris 1995. Si Monchanin fait – souvent assez gratuitement – mention du P. Dominique, c’est qu’il sait combien la compagnie de celui-ci est chaque fois un bienfait pour son compagnon. Rien de plus mais aussi rien de moins. Tacitement tous deux espèrent que le P. Dominique pourra venir au Shantivanam, comme si sa présence faciliterait l’alliage entre leurs deux tempéraments si difficiles à s’harmoniser pleinement.
[3] Voici le texte de Shirley du Boulay: “Abhishiktananda wrote most touchingly of him as he eagerly waited to spend two days with him in 1955. He described him as 'The true dweller in the depth, “guhantara”, does not foresee anything, does not worry about anything, …'”, etc. Le texte de la lettre à Lemarié (20.6.1955) est le suivant: « Le Père Dominique va peut-être venir ce soir pour deux jours. J’ai grand-hâte de le voir et d’essayer de prévoir l’avenir avec lui. Le véritable « habitant du fond, guhântara » ne prévoit rien, ne s’inquiète de rien, ne désire rien, ne se réjouit de rien, ne se peine de rien. Il vit dans la joie essentielle… inviolable à tout le ‘dehors’. Combien loin de tout cela je suis ! » Il parle bien de ce que lui-même devrait être et n’est pas. Guhantara était d’ailleurs un de ses pseudonymes à lui, note J. Stuart, His life, (voir note précédente), p. 364.
[4] Dominique était un esprit critique pour son entourage, mais le P. Le Saux ne s’en offusque aucunement. Il note en passant dans une lettre : « Le P. Dominique me reproche gentiment de ne pas pratiquer ce que j’ai présenté dans les Ermites » (Lemarié, 24.09.1964). Ailleurs on lit : « Nous sommes en train d’étudier une formule de salvage du Shantivanam, car je ne peux y demeurer comme gardien d’estate, ni non plus pour garder le P. Dominique (déjà quand je pars pour huit jours il s’inquiète) » (10.8.1967). Dominique n’aime pas les abbés ni les évêques trop souvent absents de leur troupeau…
[5] « Sr Ivane (came) from Akola and than Fr Dominique with whom he made arrangements for all eventualities » (J. Stuart, Swâmi Abhihiktânanda. His life told through his letters, ISPCK, Delhi 1989, p. 358).
[6] H. Le Saux, La montée au fond du coeur. Le journal intime du moine chrétien-sannyâsî hindou, 1948-1973, O.E.I.L., Paris 1986. p. XXVI : « Avant son Grand Départ, Abhishiktânanda demanda que ses cahiers de notes (1948-1966) soient déposés chez le P. Dominique. (…) C’est lui qui remit les cahiers à Madame Odette Baumer-Despeigne laquelle a bien voulu les remettre à l’Abhishiktânanda Society en vue de leur publication ». Le journal des dernières années (1966-1973), confié au disciple bien-aimé Marc Chaduc, a connu une histoire plus complexe mais est également arrivé chez le P. Dominique, « comme à son dépositaire » (R. Panikkar).
[7] Dans une lettre conservée, adressée au P. abbé Michel, il explique qu’il est évêque de 5000 chrétiens, au milieu d’une population de 9 millions ! Il déploie une stratégie missionnaire avec des sœurs contemplatives : il a déjà un réseau de 8 maisons de 2 ou 3 sœurs… Il cherche des prêtres comme le P. Dominique pour les assister.
[8] « … Lorsqu’en ’76 je quittai Asirvanam, ce fut un peu l’aventure. Au gré des circonstances je fus enfin amené à une sorte de vie érémitique ouverte aux hindous, situation un peu ambiguë, que de prier ainsi avec eux. Admettais-je que toutes les religions se valaient, et que chacun se ‘sauverait’ dans la sienne ? Cela, certes, je ne crois pas. Où est le bien-fondé d’un témoignage douteusement chrétien ? » (lettre à l’abbé Paul, 16.3.1985). Dans une lettre précédente, la première où il salue son nouveau supérieur à peine élu, il écrit : « Personnellement je me trouve attelé à une activité ( ?) missionnaire à laquelle la seule force des choses m’a conduit. Peut-on « enfoncer un coin » dans le préjugé spirituel hindou contre le christianisme : « Vous avez vos œuvres prospères, de grande valeur sociale, mais nous avons nos « rishis » et nos saints (à leur façon) ». Entretemps je ne suis plus bon à rien (avec l’âge) et ne suis peut-être pas mal ‘remisé’ ici ». Il place un point d’interrogation derrière « activité » mais ne met aucunement en doute son identité missionnaire qui est essentielle à ses yeux.
[9] En Inde, selon sa petite-nièce Marie-Ange, c’était le linceul de Turin qui était l’unique image qu’il contemplait. Les deux, considérés ensemble, résument le mystère chrétien avec son double pôle : l’incarnation et la Trinité.