« DES HOMMES ET DES DIEUX »
UN FILM UN MESSAGE
Le film « Des hommes et des dieux », paru en 2010, qui a pour sujet les sept moines trappistes de Tibhirine en Algérie – leur enlèvement dans la nuit du 26 au 27 mars et leur mort le 21 mai 1996 – a connu un énorme succès. On ne peut être qu’émerveillés, éblouis, pleins de reconnaissance et d’action de grâces devant le fait que le message de la vie et de la mort de nos frères soit ainsi transmis à un large public partout dans le monde, du Canada à la Nouvelle Zélande, et à un public de toute confession. Cette réception me paraît vraiment une « globalisation spirituelle », une annonce de l’évangile jusqu’aux extrémités de la terre.
Dans une première partie, cet article présente la genèse du film, genèse qui recèle le secret de son succès. En 2006, dix ans après les faits, au cours d’une nuit remarquable, le producteur, Etienne Comar, ressent un appel intérieur à traduire dans le langage d’un film, le message profond de Tibhirine, afin de le sauvegarder pour l’avenir. Il se situe au-delà des polémiques qui entourent les circonstances politiques et militaires de l’exécution des frères, polémiques qui suscitent surtout l’intérêt des médias et de la presse. Dans l’optique du « message des frères », il écrit son scenario.
La deuxième partie illustre l’accueil réservé à ce message des frères. Dans cette optique propre au film se trouve la clé de son succès. L’intuition nocturne du cinéaste se verra confirmée par les réactions des familles des frères, les échos de partout dans le monde et la diffusion du film dans une cinquantaine de pays, l’année même de sa parution et les années suivantes. Le monde a été touché à sa corde sensible. L’article partage deux témoignages éloquents, l’un d’un évêque et l’autre, d’une étudiante universitaire.
Dans une troisième partie, on lira les paroles prophétiques du Pape Paul VI au sujet de l’évangélisation, dans son exhortation apostolique Evangelii nuntiandi en 1975, une vingtaine d’années avant les événements de Tibhirine. Sans le savoir, le producteur du film, dans son désir de sauver le message, n’a-t-il pas rejoint l’inspiration de ce document ?
Le Cardinal Timothy Dolan, archevêque de New-York reprendra avec un exemple concret les paroles du Pape Paul VI dans son intervention au cours du Consistoire de 2012, à Rome.
La genèse d’un film
À plus d’un titre ce film « Des hommes et des dieux » nous place devant des questions. Ni l’église, ni l’un ou l’autre mouvement dans l’Église, ni l’Ordre auquel appartenaient les frères, ni leurs familles, ont lancé l’idée ou pris des initiatives pour créer un film sur Tibhirine, loin de là. On doit reconnaître ici une merveille de la grâce. Une initiative a été prise par un groupe de laïcs, à l’une ou l’autre exception près, pas tellement religieux. Un tel groupe, a pris à cœur de divulguer de partout dans le monde l’évangile de Tibhirine. Ils ont annoncé, sans en être conscients, l’”évangile” de Tibhirine, l’évangile de l’amour jusqu’à la fin.
Mais il faut encore remonter plus en arrière pour trouver le vrai commencement de ce film. À l’origine se trouve une nuit du scénariste. Cette nuit qui nous fait penser aux vocations bibliques, et nous explique pourquoi le producteur, quatre ans avant le film, s’y est mis à écrire le scénario. Pendant le même Festival de Cannes, en 2006, Etienne Comar n'arrive pas à dormir. Mais le bruit des fêtes alentour n'est pas en cause. Le producteur vient de perdre son père et pense arrêter son métier. Il allume la télévision et tombe sur « Le Testament de Tibhirine », documentaire d'Emmanuel Audrain sur la disparition des moines. "Je me suis aperçu que la polémique autour de leur exécution avait occulté la vraie question : alors qu'ils étaient clairement menacés de mort, pourquoi sont-ils restés ? Cette interrogation amenait à une réflexion morale, humaine et religieuse sur l'engagement." Il décide d'écrire un scénario. Son but était donc de sauver « le témoignage » des frères au-delà des questions politiques et militaires.
Le secret du succès du film
On s’est demandé d’où pouvait venir le succès que le film a rencontré. Déjà au Festival même de Cannes on s’attendait à ce que la réalisation de Xavier Beauvois reçoive la Palme d’Or. Avec assez d’humour, après avoir reçu le Grand Prix, les réalisateurs étaient persuadés que la Palme devrait être réservée aux frères mêmes.
Les familles des frères
Le premier accueil était celui de la famille des frères. Le moins qu’on puisse dire est que les familles étaient plutôt réticentes quant au projet d’un film. Le 27 mai 2010, lors de l’avant-première à Paris, les familles et quelques proches étaient invités pour découvrir le film. Un membre des familles partage, le lendemain, dans une lettre, leurs impressions. “L’avis général, et le nôtre, est que ce film est remarquable, émouvant, d’une grande vérité sur ce qui a été vécu par les Frères dans les dernières années de Tibhirine et porteur de leur message dans une tonalité vraiment chrétienne et pas seulement humanitaire”. Ce qui frappe, à côté de cette évaluation positive, c’est que les familles rejoignent ici la visée du scénariste Etienne Comar lorsqu’il a pris l’initiative, pour mettre en lumière la vraie question qui risquait d’être occultée: “pourquoi sont-ils restés?”. Cette interrogation amenait à une réflexion morale, humaine et religieuse sur l'engagement. Le film a sauvé le message des frères.
Un monde touché à sa corde sensible
On a expliqué que l’accueil immense en France était dû aux liens anciens de la France avec l’Algérie, et en particulier à l’histoire mouvementée que ce pays a eue avec sa colonie. On a souligné aussi le fait que la vie monastique intrigue, en référant au documentaire « Le grand Silence », sur les moines de la Grande Chartreuse qui en 2005 avait conquis cent cinquante mille spectateurs en France. Mais finalement « Des hommes et des dieux » a eu en France plus de 3,5 millions de spectateurs. D’autres ont expliqué le succès par les qualités de cette production, une vraie réussite cinématographique, réalisée par Xavier Beauvois, ses coscénaristes et les acteurs, ces derniers dans leur interprétation exceptionnelle des sept frères.
Certainement, le succès du film est aussi dû à tout cela. Mais ces raisons ne suffisent pas encore pour l’expliquer totalement. Si le film est maintenant diffusé dans au moins cinquante pays du monde et sous-titré en combien de langues, il doit y avoir une raison bien plus profonde. Le film a réussi à rejoindre la visée d’Étienne Comar, et a pu transmettre le cœur du « message » spirituel de Tibhirine. Un film qui a pu toucher la corde sensible dans le cœur non seulement des croyants de diverses religions qui l’ont accueilli comme un trésor de spiritualité, mais aussi dans le cœur de bien d’hommes et de femmes non croyants ou en recherche dans notre monde d’aujourd’hui qui a tellement soif de paix. La vie des frères, enracinée dans leur propre foi dans une communion respectueuse de la foi d’autrui, a été ressentie – souvent inconsciemment – comme inspiration, guide et modèle.
Deux témoignages
Un évêque témoigne:
Le film a touché beaucoup de gens. Moi aussi il m’a tellement ému. Rien de spectaculaire. Le monastère ne connaît pas une stratégie pour ne pas être né d'hier (= être moderne) On reste simplement soi-même. On y vit comme moine, une vie de prière et de travail. Une vie, autant que possible, selon la simplicité de l’évangile dans une communauté. Comme la première communauté de Jérusalem : fidèle à l’enseignement des Apôtres, la prière, la fraction du pain, la vie commune.
Mais en même temps, tout cela dans une amitié et solidarité émouvantes avec les gens autour du monastère, au risque de leur propre vie, en partageant, autant que possible, leurs joies et leurs douleurs, ainsi que leurs angoisses. Parce que leurs vies étaient autant menacées que celles des moines. Pas une ombre de prosélytisme. Plutôt un respect profond pour ce qu’ils étaient, pour leur culture et leur religion.
La liturgie aussi est belle et vraie. Même celui qui n’est pas familiarisé avec elle le ressent. Et il n’y a aucune tentative de l’ajuster à la situation. Elle parle de soi. Les paroles de la Bible résonnent comme nouvelles, de temps en temps surprenantes. Non parce qu’ils les ont adaptées ou changées. Mais par le fait du contexte dans lequel elles ont été prononcées.
J’y vois un paradigme de l’église. Non pour faire de toute l’église une communauté religieuse ! Mais à partir de ce que la communauté de Tibhirine fait et vit, s’éclaircit de ce qu’est la vocation de l’Église dans notre société tellement changée. Une Église modeste/discrète et petite, vivant en diaspora. Une Église qui est fidèle à sa foi et sans malice envers soi-même. Mais aussi une Église ouverte, solidaire avec les questions, les joies et les angoisses des hommes de ce temps. Une Église qui rayonne tout d’abord la joie de la beauté et du bonheur de pouvoir vivre dans la simplicité de l’évangile [1]
Une étudiante:
Les personnes qui ont vu le film plusieurs fois ne sont pas des exceptions. La réponse d’une étudiante en médecine est très éclairante. Lorsqu’on lui demandait quel était son motif pour aller voir le film au moins quatre fois, en invitant d’ailleurs ses camarades à l’accompagner pour partager sa propre expérience.
J’ai ressenti le film comme une grande et belle homélie, une traduction de ce que “croire” signifie pour moi. Si Dieu est amour infini, le fin me paraît un bel exemple comment je peux moi-même m’efforcer à faire passer cet amour. Et cet amour pour le prochain donne aussi la force pour laisser “l’autre” dans sa propre vérité, sans pour autant de l’aimer moins. Cela est aussi résumé d’une manière si belle dans le Testament de frère Christian qui m’a touché aussi fortement.
J’ai remarqué et ressenti comme un beau message le fait des différences entre les frères, la complémentarité entre les moines et la manière de laquelle chacun reste soi-même, chacun avec sa propre force, mais ensemble en tant que groupe, indiscructible. L’évolution lente qui part de “anxieux” et progresse vers “confiant” et les arguments pour rester quand-même ou pour partir, sont présentés d’une manière tellement humaine, compréhensible et reconnaissable. Prendre le temps et vivre ensemble les moments de stress ont permis l’évolution. Ce qui m’a frappé aussi chez le moine qui a rejoint la communauté la veille et a été tellement surpris par l’enlèvement, qu’il n’a pas eu l’occasion de vivre avec la même intensité ce processus de lâcher la vie et prendre le chemin de la confiance. C’est quelque chose que personnellement j’admire énormément. De temps en temps j’y puise de la force. Quand ma confiance descend en dessous du point de congélation, j’y puise un exemple.
La dernière scène m’affecte encore toujours “Nous ne vivons pas tout seuls, nous ne vivons pas seulement pour nous-mêmes. Nous vivons ensemble et l’un pour l’autre. Cette scène est pour moi un symbole. Ce “vivre ensemble” fait qu’au moment de notre “chant du cygne” c’est la seule chose qui reste et qui a de la valeur.[2]
Une voix prophétique : Pape Paul VI (1975)
Déjà plus de trente ans avant le film, le Pape Paul VI a donné l’explication incisive et prophétique du succès du film. Deux passages dans son Exhortation Apostolique de 1975, Evangelii Nuntiandi, sur l’évangélisation dans le monde moderne, révèlent le secret du succès du film. Soulignant l’importance primordiale du témoignage de vie, dans un passage qui annonce et prépare déjà les propositions 40 et 42 du Synode des Évêques pour le Moyen Orient de 2010, quant au dialogue interculturel et interreligieux [3]
21. L’évangile doit être proclamé d’abord par un témoignage. Voici un chrétien ou un groupe de chrétiens qui, au sein de la communauté dans laquelle ils vivent, manifestent leur capacité de compréhension et d’accueil, leur communion de vie et de destin avec les autres, leur solidarité dans les efforts de tous pour tout ce qui est noble et bon. Voici que, en outre, ils rayonnent, d’une façon toute simple et spontanée, leur foi en des valeurs qui sont au-delà des valeurs courantes, et leur espérance en quelque chose qu’on ne voit pas, dont on n’oserait pas rêver. Par ce témoignage sans paroles, ces chrétiens font monter, dans le cœur de ceux qui les voient vivre, des questions irrésistibles : Pourquoi sont-ils ainsi ? Pourquoi vivent-ils de la sorte?
Un peu plus loin dans le document, le Pape Paul VI exprime de nouveau cette idée, cette fois plus concise, mais, si possible, encore plus forte :
41 Le témoignage d’une vie authentiquement chrétienne, livrée à Dieu dans une communion que rien ne doit interrompre mais également donnée au prochain avec un zèle sans limite, est le premier moyen d’évangélisation. « L’homme contemporain écoute plus volontiers les témoins que les maîtres – disions-Nous récemment à un groupe de laïcs – ou s’ils écoutent des maîtres, c’est parce qu’ils sont des témoins ». [4]
Une confirmation récente : Cardinal Timothy Dolan 2012
La veille de sa création cardinalice le 18 février le Cardinal Timothy Dolan de New York, a fait le discours au Consistoire sur la Nouvelle Évangélisation. Le septième point important dans ce contexte lui paraît être le martyre. La conclusion est une confirmation concrète et forte des paroles de Paul VI et une explication du succès du film de Xavier Beauvois. "Un jeune homme de New York me raconte d’être retourné à la foi catholique de son enfance, qu’il avait rejetée en tant qu’adolescent, par ce qu’il avait lu sur les frères de Tibhirine, ces trappistes martyrisés en Algérie il y a quinze ans, et après avoir vu leur drame dans le film français : « Des hommes et des dieux ». Tertullian n’aurait pas été étonné."
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[1] Mgr Jozef De Kesel Kerk vormen in Vlaanderen. Bedenkingen en perspectieven. Collationes. Tijdschrift voor Theologie en Pastoraal, 41(2011), 223
[2] Lettre personnelle avril 2012.
[3] Proposition 40 Dialogue Interreligieux:
Les chrétiens du Moyen-Orient sont appelés à poursuivre le dialogue avec leurs concitoyens des autres religions, dialogue qui rapproche les esprits et les cœurs. Pour cela, ils sont invités, avec leurs partenaires, au renforcement du dialogue interreligieux, à la purification de la mémoire, au pardon mutuel du passé et à la recherche d’un meilleur avenir commun.
Dans la vie de chaque jour, ils chercheront l’acceptation mutuelle malgré les différences, et œuvreront à édifier une société nouvelle où le pluralisme religieux sera respecté et où le fanatisme et l’extrémisme seront exclus.
Les Pères synodaux recommandent l’élaboration d’un plan de formation au dialogue, aussi bien dans les établissements d’enseignement que dans les séminaires et les noviciats, favorisant une culture de dialogue basée sur l'esprit de la solidarité.
Proposition 42 Islam
La Déclaration Nostra aetate du Concile Vatican II, de même que les lettres pastorales des Patriarches catholiques d'Orient, posent aussi le fondement des rapports de l’Église catholique avec les musulmans. Le Pape Benoît XVI a déclaré : « Le dialogue interreligieux et interculturel entre chrétiens et musulmans ne peut pas se réduire à un choix passager. C'est en effet une nécessité vitale, dont dépend en grande partie notre avenir » (Benoît XVI, Rencontre avec des représentants de communautés musulmanes, Cologne 0.08.2005 ).
Au Moyen-Orient, les chrétiens partagent avec les musulmans la même vie et le même destin. Ils édifient ensemble la société. Il est important de promouvoir la notion de citoyenneté, la dignité de la personne humaine, l’égalité des droits et des devoirs et la liberté religieuse comprenant la liberté du culte et la liberté de conscience
Les chrétiens du Moyen-Orient sont appelés à poursuivre le dialogue de vie fructueux avec les musulmans. Ils veilleront à avoir, à leur égard, un regard d’estime et d’amour, mettant de côté tout préjugé négatif. Ensemble, ils sont invités à découvrir leurs valeurs religieuses respectives. Ils offriront ainsi au monde l’image d’une rencontre positive et d’une collaboration fructueuse entre les croyants de ces religions, s’opposant ensemble à tout genre de fondamentalisme et de violence au nom de la religion.
[4]Allocution aux membres du Conseil des Laïcs (2 octobre 1974) : AAS 66 (1974), p. 568.