Pierre-François de Béthune
À LA RENCONTRE DES RELIGIONS:
NOUVELLES DIMENSIONS DE LA FOI
Bayard
Voici une réflexion et un témoignage sur cette nouvelle aventure qu’est, en milieu chrétien et monastique, la rencontre en vérité des religions. Le témoin qui s’expose, est un belge, moine bénédictin depuis soixante ans. L’ouverture interculturelle l’a pris tout jeune, né comme il était en deux régimes linguistiques (français et flamand/néerlandais). Moine tout juste formé, notamment à Rome avant le Concile, il est envoyé comme missionnaire en Afrique où pendant huit ans il sert une chrétienté qui sort du colonialisme et s’ouvre au souffle de Vatican II.
Remercié par l’évêque africain, il prend une année sabbatique à Rome, où il creuse à frais nouveaux les textes du Concile, notamment ce qui touche au paradoxe de savoir combiner « action et contemplation », vie missionnaire et expérience spirituelle. Au gré des rencontres à Rome, il découvre le centre japonais Urasenke où une maîtresse femme, Michiko Nojiri, pratique en toute rigueur et sympathie le geste traditionnel d’offrir le thé. Il se met à son tour à pratiquer cet art, appelé le cha-no-yu, traduit comme « la cérémonie du thé » et le cha-do ou la « voie du thé ».
Une nouvelle porte s’ouvre. Il y entre. Cela le conduira au Japon. Il y suivra tout l’apprentissage sévère jusqu’à être accepté comme maître, pouvant à son tour répandre le parfum du thé et enseigner à d’autres cette gestuelle complète d’accueil et d’hospitalité. Il en profite pour séjourner chez un des maîtres de Michiko Nojiri, Sochu Suzuki Roshi qui a son monastère au pied du Mont Fuji. Là, il expérimente de l’intérieur la voie monastique zen, qui est bien plus que le seul zazen ou méditation assise, mais une existence bien rude, collective et cependant individualiste. Il découvre par ricochet ce qu’il note dans son courrier comme « la grande trouvaille du monachisme chrétien : la fraternité ».
De retour en Belgique, il sera assez vite appelé à diriger comme supérieur sa communauté de Clerlande à Ottignies. Toutefois il n’oubliera pas la richesse de ses expériences en Extrême Orient. Avec d’autres il sera au berceau de ce qui deviendra au plan mondial le Dialogue Interreligieux Monastique/Monastic Interreligious Dialogue (DIMMID), une institution qui, dans le monde monastique (bénédictins et trappistes réunis), favorise le dialogue interreligieux monastique. Grâce à ses relations nombreuses avec des maîtres japonais, il entreprendra l’aventure exceptionnelle des Échanges Spirituels entre moines chrétiens et moines bouddhistes, par un va-et-vient entre le Japon et l’Europe occidentale. Des moines et moniales chrétiens séjournent dans des monastères de formation au Japon, et vice versa : des bouddhistes zen, hommes et femmes, viennent séjourner chez des trappistes et des bénédictins. À Rome même, pendant des années, le P. Pierre sera un des consulteurs pour le Conseil Pontifical du Dialogue Interreligieux.
Maintenant, à la veille de ses quatre-vingts ans, il rédige ce livre qui fait suite à cette autre publication essentielle, déjà traduite en plusieurs langues dont l’italien et l’anglais : L’Hospitalité sacrée entre les religions (Albin Michel, 2007).
Dans ce livre-ci il nous prend par la main – on reçoit une visite guidée des étapes qu’en milieu chrétien catholique on a parcourues, notamment depuis ces cinquante dernières années, à savoir depuis Nostra ætate (1965). On est passé de l’anathème au dialogue et plus encore du dialogue à l’hospitalité interreligieuse (17). À Assise, en 1986, quand saint pape Jean-Paul II a réuni des représentants de toutes les religions du monde pour prier en vue de la paix, il était là et a accueilli pleinement le choc de ce moment unique, étape décisive dans l’histoire et le pèlerinage de la foi chrétienne.
Tout le récit est greffé de portraits de plusieurs pionniers de renom, avec la plupart desquels il a eu des contacts personnels, ou dont il a pu visiter les lieux où ils vécurent. Signalons-en quelques-uns : Thomas Merton (1915-1968, trappiste), Henri Le Saux (Swami Abishiktananda, 1910-1973, bénédictin), Raimon Panikkar (1918-2010, prêtre d’Opus Dei pendant plus de vingt-cinq ans), Hugo Enomiya-Lassalle (1898-1990, jésuite), Vincent Oshida (1922-2003, dominicain), Serge de Beaurecueil (1917-2005, dominicain) et Christian de Chergé (1937-1996, trappiste). Et il y en a bien d’autres, comme l’illustre la liste à la page 33, avec seize noms et sept autres à la page suivante.
Ces portraits concis illustrent la grande aventure entreprise, avec des risques sérieux que chacun a osé courir. Quelques phrases incisives de l’un et de l’autre forment un recueil d’apophtegmes hautement stimulants pour notre génération. Tout au long du livre d’ailleurs l’auteur laisse au lecteur une pensée qui, telle une fleur trouvée au bord du chemin, force l’admiration et pousse à poursuivre la réflexion. Il touche à bien des sujets brûlants comme à celui de la prière interreligieuse possible ou impossible quand on partage la vie ensemble, au respect à l’égard des attentes et ouvertures des autres, sans imposer notre volonté de communion à qui n’y est pas ou pas encore préparé, au cheminement de la foi par le dialogue et plus encore par l’hospitalité, selon une voie de kénose et de pauvreté évangélique, plutôt que de conquête ou de soi-disant enrichissement. Presque à chaque page on pourrait retenir un mot, garde-fou, conseil de sagesse, fruit d’une longue expérience pratique de quelqu’un qui, sans prétention, s’est livré à la rencontre. Tout l’art, comme il le décrit, n’est pas de faire une quelconque synthèse à nous, mais d’être capable d’un va-et-vient honnête de l’un à l’autre, sans peur et sans se perdre dans ce que chacun a de propre. On savoure à la fois une audace certaine dans élan de l’entreprise et la garde constante d’une grande sérénité. Un exemple parmi bien d‘autres : à la page 144 il est question d’ « un attachement radical au Seigneur Jésus, associé à l’accueil inconditionnel des autres, en son nom ». Heureux qui arrive à tenir jusqu’au bout ce beau paradoxe, d’inspiration strictement évangélique !
Jamais l’auteur n’élève la voix, ni pour – par enthousiasme, ni contre – par indignation. Il y a certes dans ce parcours, des opposants, hier comme aujourd’hui, ceux qui, par ignorance, erreur d’orientation au départ ou manque complet d’expérience, se sont exprimés de façon fort négative par exemple sur la méditation zen. L’auteur les mentionne tels quels mais garde le cap. On marche vers du nouveau. Les catégories dont il se sert, sont clairement monastiques (« pratiquer une lectio divina des autres religions », 125s.) et tout autant radicalement évangéliques. Les pionniers ont fait leur travail, dit-il, et celui-ci n’est plus à refaire, il est accompli. À nous désormais de marcher sur leurs traces, là où nous sommes, mais toujours avec audace, rigueur, détermination, ouverture.
Voici un livre qui convainc par son climat serein, l’objectivité de son récit, le sérieux de ses informations, la richesse des multiples témoignages et l’authenticité de l’expérience accumulée sur près d’un demi-siècle. La foi y gagne : vivons sans peur une hospitalité sincère qui conduit notre humanité vers une plénitude seulement entrevue mais prophétiquement annoncée par les maîtres d’hier et les pionniers de « notre génération » – nostra ætate. « Comme au jeu de dames », disait un maître rabbinique à ses élèves, en train de jouer au lieu d’étudier, « il y a trois règles : on n’avance qu’un pas à la fois ; on ne peut plus faire marche en arrière, et qui est arrivé au bout peut y aller dans tous les sens ». La vie de l’Esprit, qui, de nos jours, s’est ouverte au dialogue, se déroule curieusement selon ces mêmes trois règles. Or, « la découverte ne fait que commencer » (145).