VOLUME IX, Number 2
July - December 2019
Rev. Lynn A de Silva and his wife Lakshmi in the early 1950s
Rev. Lynn A de Silva and his wife Lakshmi in the early 1950s

Bouddhistes et chrétiens se rencontrent :
Perspectives inspirées de Lynn A. de Silva (1919-1982)

Fondé il y a une vingtaine d’années, le Réseau européen d’études bouddhiques et chrétiennes (European Network of Buddhist Christian Studies : www.buddhist-christian-studies-europe.net ) a pour objectif de promouvoir des recherches et réflexions tout à la fois rigoureuses sur le plan académique et animées par un esprit de rencontre, d’échanges et de dialogue. Il organise tous les deux ans un colloque sur des thèmes tels que la vie monastique, les perceptions et interprétations croisées de Jésus et du Bouddha, les sources d’autorité dans les deux traditions, la méditation, les relations bilatérales dans diverses régions du monde.
Bénéficiant une fois encore de la généreuse hospitalité de l’abbaye bénédictine de Sankt Ottilien (près de Munich), la 13e session, qui s’est tenue du 27 juin au 1er juillet 2019, avait un profil quelque peu différent[1]. Coïncidant avec le centenaire de la naissance de Lynn A. de Silva, elle prit pour point de départ et pour fil rouge la personnalité, l’action et les écrits de ce pasteur méthodiste sri-lankais qui joua un rôle déterminant dans les relations entre bouddhistes et chrétiens de son pays ainsi que dans la réflexion du Conseil Œcuménique des Églises sur les relations interreligieuses[2]. Organisé en collaboration avec le C.Œ.E., le colloque bénéficia en outre de l’appui du Centre œcuménique de Colombo et fut honoré de la présence de membres de la famille de Lynn de Silva.
 
Lors de la séance d’ouverture, Wesley Ariarajah (Sri Lanka) esquisse l’histoire parfois pénible des relations entre chrétiens et bouddhistes durant la période coloniale puis après l’indépendance du Sri Lanka. Dans un contexte tendu, Lynn de Silva, après des études de bouddhisme et de langue pâli, joua un rôle pionnier dans le passage progressif de la polémique à l’apologétique puis au dialogue et à la collaboration. Il y contribua notamment par de nouvelles traductions de la Bible dans un langage compréhensible pour des lecteurs de culture bouddhique, par la publication d’une description concrète des croyances et pratiques de la population bouddhiste de son pays, par sa participation à des débats de société dans sa patrie nouvellement indépendante, enfin et surtout par des réflexions philosophiques et théologiques sur quelques thèmes majeurs de la pensée bouddhique et de la pensée chrétienne. De son côté, Peniel Jesudason Rajkumar (Genève – Bossey) rappelle notamment le rôle décisif de L. de Silva lors de l’assemblée du C.Œ.E. de Nairobi (1975) où, répondant à des accusations de syncrétisme, il se fit l’avocat du dialogue interreligieux et de relations nouvelles libérées des contraintes de la période coloniale. Il souligne en outre que sa contribution à la quête d’une libération intégrale n’a pas été jusqu’ici suffisamment mise en lumière.
Après cette double ouverture, les travaux de chaque demi-journée s’organisent en deux temps : une évocation de la contribution du pasteur L. de Silva à propos d’un thème ou d’une question particulière ; une réflexion sur les développements des dernières décennies et sur les perspectives actuelles des relations entre bouddhistes et chrétiens. En quoi la pratique du dialogue modifie-t-elle notre compréhension mutuelle ? Le dialogue peut-il modifier…
 
…notre compréhension de l’autre dans sa différence religieuse ?
Parcourant la trajectoire théologique de L. de Silva, Perry Schmidt-Leukel (Münster) met en relief des évolutions significatives liées à son expérience de la rencontre et du dialogue (notamment avec Jayatilleke et Buddhadâsa) : il est passé progressivement d’une position que l’on peut qualifier d’« inclusiviste » à une approche « pluraliste ». Désireux tout d’abord de montrer – dans une perspective de « corrélation » proche de la pensée de Tillich – que le message chrétien offre des réponses aux vraies questions posées par le bouddhisme et à son analyse de la condition humaine, L. de Silva, dans ses dernières publications, soulignera davantage la complémentarité de ces deux traditions qu’il entend, sinon relativiser, du moins mettre en relation sans les hiérarchiser. Si le bouddhisme s’exprime davantage en termes d’ultime et de non-personnel, le christianisme le fait en termes d’intime et de personnel. Une transformation mutuelle est possible et souhaitable : l’ultime donne de la profondeur à l’intime, et l’intime, de la vie à l’ultime.
James Fredericks (Los Angeles), pour sa part, sur la base de nombreux exemples de rencontre, d’entraide et de collaboration entre bouddhistes et chrétiens, notamment en Amérique du Nord, souligne l’importance de la fraternité et d’amitiés forgées dans la praxis au quotidien. Dans cette perspective, il nous faudra inventer de nouveaux rituels. Le dialogue plus élaboré des « experts » se trouvera revivifié par ces expériences de terrain.
 
…notre compréhension de l’être humain ?
La publication la plus substantielle de Lynn de Silva, The Problem of the Self in Buddhism and Christianity (Colombo 1975 ; Londres 1979), demeure précieuse pour notre intelligence de l’être – ou, si l’on préfère, du devenir – humain. Telle est la conviction d’Amos Yong (Pasadena), qui la met en relation avec le « tournant pneumatologique » repérable aujourd’hui dans l’anthropologie chrétienne. Les analyses et les réflexions de L. de Silva sur l’anattâ bouddhique (inexistence d’un soi) et sur le pneuma biblique offrent des ressources pour repenser la personne humaine et la communauté ainsi que la dimension de transcendance. Contre toute dérive vers la conception d’un sujet monolithique et autosuffisant, il nous faut retrouver la notion fluide d’une personne différenciée et d’une solidarité inscrite dans le temps historique tout en étant ouverte sur une transcendance. Les dernières pages du livre, consacrées aux dimensions éthiques et spirituelles, n’ont pas encore été suffisamment exploitées.
De son côté, Kurt Gakuro Krammer, responsable d’un institut bouddhiste à Salzbourg (Autriche), déplore que l’exemple et l’œuvre de Lynn de Silva soient fort peu connus dans les milieux bouddhistes d’Europe. Une certaine frilosité, voire une indifférence, à l’égard de la rencontre avec d’autres traditions tient pour une part à l’insistance sur la pratique ainsi qu’au manque de formation doctrinale : celui qui connaît mal sa propre tradition craint de s’exposer à la rencontre. Un autre obstacle est l’éparpillement en écoles diverses. L’élaboration d’une réflexion commune est en outre freinée par le clivage entre bouddhistes d’origine asiatique et bouddhistes de souche européenne. Quant aux chrétiens, ils semblent de plus en plus préoccupés par leurs relations avec l’islam. Un optimisme prudent est cependant permis. L’exemple de Lynn de Silva montre que la rencontre de l’autre aide à se connaître soi-même.
 
…notre compréhension de la mort et de la vie par-delà la mort ?
Dès 1968, Lynn de Silva avait consacré un petit livre à l’examen du cycle des réincarnations ou renaissances dans la pensée bouddhique et à la lumière de la pensée chrétienne. Mais, précise Martin Repp (Heidelberg), il semble que ce soit la mort de son épouse Lakshmi qui l’ait amené, sur le tard, à s’intéresser davantage à des questions relatives à la thanatologie ainsi qu’à diverses conceptions de l’existence après la mort, dans le domaine du bouddhisme (et de l’hindouisme) comme du christianisme.
Dans un second volet, Elke Hessel, directrice de la maison du Tibet à Francfort, sans aborder directement les développements récents de ce thème dans la conversation entre bouddhistes et chrétiens, examine, illustrations et textes à l’appui, quelques conceptions propres à la tradition tibétaine, notamment dans le recueil célèbre (et souvent mal interprété) des enseignements et pratiques relatives aux « états intermédiaires » (bardo).
 
…notre compréhension de la Réalité ultime ?
Que se passe-t-il lorsque les conceptions bouddhistes et chrétiennes de la Réalité ultime en viennent à s’interroger mutuellement ? Elizabeth Harris (Birmingham), qui a longuement séjourné et mené des recherches au Sri Lanka, examine d’abord la manière dont l’étude des textes canoniques du Theravâda ainsi que les rencontres et débats avec des représentants contemporains de cette tradition firent évoluer les perspectives de L. de Silva. Elle enrichit ce parcours en proposant un aperçu de ce même thème dans les écrits d’un proche collaborateur de Lynn, le jésuite sri-lankais Aloysius Pieris. Dans le sillage de ces deux figures qu’elle a bien connues, E. Harris s’interroge alors sur sa propre évolution et sur les perspectives qui s’ouvrent aujourd’hui devant nous. Faut-il relativiser les conceptions respectives (Dieu / nirvâna) et gommer leurs différences jusqu’à les identifier ? faut-il au contraire renoncer à rapprocher des conceptions à jamais inconciliables ? ou encore, faut-il ignorer ces questionnements stériles et s’engager concrètement dans la société ? Évitant ces extrêmes, il convient plutôt de chercher le terrain commun où ces perspectives sont susceptibles de se croiser et de nous faire progresser ensemble dans la réflexion.
Dans un second volet, André van der Braak (Amsterdam) illustre la complexité des théories et des méthodes développées depuis une quarantaine d’années dans l’étude académique du mysticisme. Là où prédominait autrefois la conception d’une pure expérience intérieure, d’une essence de la mystique sous-jacente à la multiplicité des traditions, l’attention des modèles « constructivistes » s’est ensuite portée sur la diversité concrète des contextes historiques et culturels. On est ainsi passé d’un universalisme de type libéral à l’examen des particularités avec leurs orthodoxies distinctes. Tout récemment cependant, s’observe un retour en direction de traits universels mis en lumière notamment à l’aide de la neurobiologie et des sciences cognitives. Dans le domaine du mysticisme, toutefois, les approches « totalitaires » sont sans pertinence. Nous pouvons toucher l’absolu, non le définir. Reste l’option d’un « pluralisme apophatique ». Mais alors, quelle est encore la portée du dialogue ?
 
...notre compréhension du Bouddha et du Christ ?
Dans les communautés qui se réclament de l’un ou de l’autre, des efforts séculaires ont été déployés et continuent à être déployés pour reconnaître toutes les dimensions du mystère de leur identité. Désormais, ces quêtes parallèles peuvent recevoir l’une de l’autre stimulation et approfondissement. C’est ainsi que Joseph O’Leary (Tokyo) se propose de « repenser Jésus le Christ à la lumière de Gautama le Bouddha ». Les tensions entre le Jésus de l’histoire et le Christ de la foi prennent un relief particulier lorsqu’on les confronte aux denses réflexions consacrées, en particulier dans les écoles du Mahâyâna, à l’articulation entre le Gautama de la manifestation historique et la bouddhéité intemporelle. De part et d’autre, cependant, se font entendre des appels à maitriser la luxuriance des développements spéculatifs et symboliques en les soumettant au test de ce que les premiers témoins perçurent de la discrète humanité de Gautama ou de Jésus, une humanité – diront les bouddhistes – caractérisée, comme toute existence, par la précarité et l’impermanence. Tant Jésus que Gautama furent des hommes marqués et transformés par leur expérience de l’ultime. C’est toujours de là qu’il nous faut repartir.
L’entrée dans un processus de dialogue peut-il effectivement faire évoluer notre compréhension du Bouddha et du Christ ? C’est ce que Annewieke Vroom (Amsterdam) entreprend de vérifier en examinant, dans leur déroulement chronologique, les écrits du penseur bouddhiste japonais Masao Abe, en particulier à propos de la « kénose » et de la « vacuité ». Son engagement, pendant plus de 30 ans, dans de nombreux dialogues avec des philosophes occidentaux et des théologiens chrétiens offre une illustration de ce que de tels échanges peuvent susciter comme approfondissement de la tradition d’autrui et, en retour, de la sienne propre.
 
Le dialogue et l’art comme sources d’inspiration mutuelle ?      
Un aspect méconnu de la personnalité de Lynn de Silva est son engagement pour promouvoir un art chrétien inculturé dans le contexte bouddhique du Sri Lanka, y compris par sa propre pratique de la peinture. Il lui arrivait également de trouver l’inspiration dans des thèmes proprement bouddhiques. À l’inverse, Gudrun Löwner (Bangalore) attire l’attention sur la manière dont des thèmes christiques ont été traités par des artistes bouddhistes ou hindous du Sri Lanka et de l’Inde. Ainsi se poursuit aujourd’hui une conversation artistique et spirituelle amorcée il y a plus de mille ans par la présence de chrétiens d’Orient sur les côtes de l’Inde méridionale ou le long des routes de la soie en Asie centrale et jusqu’en Chine.
Bien des formes d’art contemporain, à l’interface entre les univers bouddhique et chrétien, expriment la lutte pour la libération sociale et la dignité humaine. C’est au tour de Jude Lal Fernando (Dublin) d’illustrer cela par des poèmes et des chansons, des dessins et des fresques qui s’inspirent de protestations populaires partagées par des bouddhistes et des chrétiens du Sri Lanka au cours de la période récente de guerre civile puis de difficile réconciliation.
 
La religion populaire peut-elle modifier le dialogue ?   
Plus largement, en conclusion, Andreas Nehring (Erlangen) s’interroge sur la contribution des formes populaires de religion au dialogue. Déjà, dans son livre sur le bouddhisme tel qu’il est vécu dans la société du Sri Lanka, Lynn de Silva s’était voulu proche des croyances et pratiques répandues dans la population. Trop souvent, cependant, les dialogues plus ou moins formels et savants se cantonnent dans la comparaison de textes canoniques ou de doctrines élaborées par une élite restreinte. C’est en particulier le cas en Occident, où la plupart des participants n’ont guère de contact avec le bouddhisme de la base vécu au quotidien. Sans chercher pour autant à isoler deux niveaux étanches de religion, l’attention aux expressions populaires ainsi qu’à leurs modes de transmission (les fêtes et pèlerinages, par exemple) apporterait un double bienfait : reconnaître tous les croyants comme des agents doués de créativité ; enrichir de nouvelles dimensions le dialogue interreligieux.
 
À l’occasion de colloques précédents, les échanges avaient déjà bénéficié de l’apport de tel ou tel collègue d’Amérique du Nord. Cette année, un petit groupe de membres de notre sœur ainée américaine, la Society for Buddhist-Christian Studies, nous firent l’amitié d’une participation plus dense par leurs contributions au thème principal ainsi que par des communications brèves dans le cadre de « sessions parallèles », notamment sur le thème de la mort et de l’au-delà. Souhaitons que de tels échanges se poursuivent.      

[1] « Buddhist-Christian Encounter : A Visionary Approach. – A Conference inspired by Lynn A. de Silva. »

[2]Étant donné la rareté voire l’inexistence de publications en langue française, je me permets de renvoyer à un petit article de présentation de sa personne et de sa pensée : « Lynn de Silva (1919-1982) : Un pionnier sri-lankais du dialogue entre chrétiens et bouddhistes », dans Nouvelle revue théologique 141 n° 2 (avril-juin 2019) pp. 284-296.

 

 
 
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