VOLUME IX, Number 2
July - December 2019
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Mataji
  
Rien ne me parle plus du mystère de l’Eglise que la contemplation de la voûte étoilée. Je me souviens si parfaitement de mes premières émotions d’enfant quand nous partions la nuit sur les chemins de Chartreuse. Mes parents m’apprirent à reconnaître l’étoile du berger et les constellations les plus connues : la Grande et la Petite Ourse, le Bouvier ou encore Andromède et Cassiopée. Bien plus tard à Madras, je découvris pour la première fois la Croix du Sud et je pensais aux marins de jadis qui, partis du Portugal, la virent se lever à l’horizon quand ils naviguaient sous d’autres latitudes. Et comment oublier les nuits du Sahara allongé dans les dunes et perdu dans la voie lactée et celles encore plus glaciales des Himalayas qui brillent de cent mille diamants étincelants ? Je comprends tellement l’émerveillement de la petite Thérèse qui vit l’initiale de son nom apparaître dans le ciel de Lisieux. J’aime encore à trouver cette phrase sur des faire-parts de décès : « elle est partie rejoindre les étoiles » : quand bien même l’espérance de la vie éternelle en Christ s’est estompée, il reste le pressentiment d’une vie unique qui ne peut s’éteindre définitivement et dont les astres sont l’image la plus pure. Et cette vision céleste qui hallucina Van Gogh dans les nuits provençales rejoint tout ce que la théologie a pu m’apprendre de la communion des saints. En effet, autour de la voie lactée – symbole même de la grâce du Christ – dansent toutes les étoiles, à commencer par l’étoile polaire de sa Sainte Mère et toutes les constellations qui sont autant de familles spirituelles où, autour de l’astre unique d’un saint, d’autres étoiles sont unies dans une même communauté de destin : saint Bruno, saint François, saint Ignace et tant d’autres… Parfois, il faut que l’œil s’accommode à l’obscurité de la nuit pour découvrir qu’une étoile lointaine et apparemment moins brillante est reliée à telle constellation dont elle achève parfaitement le tracé.
         
En modelant ma vie dans la forme d’une vocation de prêtre en Inde, le Seigneur m’a agrégé à la famille spirituelle des étrangers qui, au fil du temps, ont pu dire qu’ils appartenaient par toutes les fibres de leur être à ce peuple sans égal. Avec le temps, j’ai appris à recevoir l’héritage de mes aînés des Missions Etrangères, des jésuites et aussi de tous ceux qui, d’une façon très spéciale, ont été consacrés à la rencontre de l’hindouisme. Dans cette dernière constellation brillent les étoiles de Jules Monchanin et de Henri Le Saux mais aussi de bien d’autres êtres qui ont été entraînés par le souffle mystique de ces deux destinées. J’ai eu la grâce de connaître certains d’entre eux avant leur disparition physique. Pour les autres, la fréquentation assidue de leurs écrits et de leurs souvenirs me les ont rendus si vivants qu’il me semble avoir conversé des heures avec eux. Cependant, jusqu’à récemment, j’étais loin d’imaginer l’existence de Prasanna Devi, l’ermite du Girnar, qui est comme une étoile invisible dans la constellation des êtres auxquels je dois tant. Il fallut que Bettina Baümer et petite sœur Guislaine me parlent souvent d’elle pour que je me décide à aller à sa rencontre comme émissaire de tous ses amis de Bénarès afin de lui exprimer toute notre communion spirituelle. Je ne sais que trop combien nous avons besoin de nous encourager les uns les autres dans notre vocation contemplative dont le régime habituel est de marcher âprement dans la solitude. C’est ainsi qu’au printemps 2015, après un long voyage en train et une nuit dans le bus, j’arrivais dans une petite ville du Saurastra au Gujarat qui me semblait être au diable-vauvert. Le chauffeur me déposa à l’entrée de l’église catholique et, quelques minutes plus tard, je frappais à la porte de Prasanna Devi.
         
Après m’être présenté et lui avoir donné les nouvelles des uns et des autres sur les bords du Gange, elle me glissa avec son bel humour de dame de quatre-vingts ans qui semble établie dans une éternelle jeunesse de l’esprit : « Tu m’imaginais en extase dans la jungle d’Atmeshwar mais tu n’as devant toi qu’une pauvre sœur perdue dans le bruit de la route, la nuit spirituelle et au milieu de chrétiens qui ne la comprennent pas »… Quelques jours plus tard, après l’avoir longuement écouté me parler de tout son cheminement spirituel, je lui répondais : « Je crois vraiment que c’est ainsi que l’ermite me semble la plus vraie ! »
 
Parivraja : un pèlerinage de foi
 Depuis notre première rencontre en 2015, je retourne chaque mois de janvier à Junagadh, fidèle ainsi à la promesse de visiter régulièrement Prasanna Devi. Je dois reconnaître que je suis le premier bénéficiaire de ces retrouvailles annuelles tant la présence lumineuse de cette sœur m’est comme une retraite spirituelle dans laquelle je me replonge au cœur de ma vocation de présence à l’hindouisme, dans la droite ligne de la route tracée par Charles de Foucauld (1858-1916), Jules Monchanin (1895-1957) et Henri Le Saux (1910-1973). J’oserai même dire qu’il est comme une transmission d’expérience qui silencieusement s’opère entre nous et a fait de Prasanna l’une des femmes à l’égard desquelles mon existence est le plus en dette. Au fil des années et de nos lumineuses conversations, j’ai réussi peu à peu à reconstruire le puzzle de sa vie que j’essaye de mémoriser avec la fidélité du scribe qui sait devoir le révéler entièrement à d’autres quand le temps sera venu.
 
La petite Anne naquit en 1934 à Todupuzha dans la vieille terre chrétienne du Kerala au Sud de l’Inde, sanctifiée au premier siècle par la prédication de l’apôtre Thomas. En 1958, elle rejoint à Trivandrum la récente fondation des sœurs du Sacré-Cœur – la toute première congrégation religieuse qui se revendiqua de l’héritage de Charles de Foucauld. Elle fit son noviciat sous la direction d’Ivane de Feydeau (1919-2012) – une âme de feu dont Jules Monchanin, à la fin de sa vie, s’était reconnu comme taillé dans la même étoffe spirituelle, n’hésitant pas à faire le long voyage pour venir prêcher aux sœurs et les introduire toujours plus profondément dans le mystère de la Trinité. Après la disparition du fondateur du Shantivanam, son compagnon Henri Le Saux conserva le lien avec Trivandrum et, assistant à la vêture de celle qui s’appelait désormais sœur Anne de la Sainte Eucharistie, le bénédictin breton eut cette parole prophétique : « Quelle tristesse de voir cette jeune fille dans un habit religieux si éloigné de l’âme indienne ! ». Il ne pouvait pas si bien dire… mais celui qui fut ensuite connu sous le nom de Swami Abhishiktananda n’eut pas la joie de contempler de son vivant la même femme qui, comme lui, avait désormais revêtu la livrée safran des sannyasis.
 
A peine son noviciat terminé, sœur Anne dut repartir chez elle. Une crise profonde s’étant installée dans la direction française de la jeune congrégation des sœurs du Sacré-Cœur, la fondation de Trivandrum fut définitivement fermée et les sœurs dispersées. Durant la décennie qui suivit, entre espoirs et désillusions de pouvoir s’agréger à une renaissance indienne de cette famille religieuse, Anne fut la victime innocente d’une des nombreuses dérives sectaires qui ont irrémédiablement brisé dans leur élan des âmes qui se sont données à Dieu dans leur jeunesse avec un désir et une générosité sans bornes. Pourtant, ce qui dans sa nuit la guida fut l’héritage spirituel de Charles de Foucauld et de Jules Monchanin qu’elle avait reçu au noviciat à travers l’inégalable sœur Ivane. D’ailleurs, si le destin de cette sœur française s’enfonça au fil des années dans l’obscurité et un certain échec aux yeux du monde, le cheminement de sa petite novice fut comme une rédemption de son aînée, confirmant le fait qu’en christianisme, aucune conclusion définitive ne peut être donnée à une existence car il pourra toujours venir mystérieusement un autre être pour compléter ce que nous avons laissé inachevé.
 
Pour le moment, Anne cherchait comment incarner sa vocation et elle savait qu’aucune des nombreuses congrégations religieuses présentes en Inde ne pourrait combler son insatiable soif de contemplation. C’est alors qu’elle reçut la grâce de trouver un véritable guru en la personne du bénédictin belge Dominique Van Rolleghem (1904-1995), moine de l’abbaye de Saint-André-lez-Bruges qui, après avoir participé à des fondations en Chine et au Congo, arriva en Inde en 1951 et fut, avec d’autres frères, à l’origine du monastère d’Asirvanam, non loin de Bangalore. Ce véritable père du désert fut aussi le confident et le confesseur d’Henri Le Saux et, après la mort de ce dernier, il continua d’une façon admirable le chemin d’une présence contemplative au cœur de l’Inde, telle que l’avaient rêvée les « ermites du Saccidananda »[1]. Au début de l’année 1973, une nouvelle porte s’ouvrit dans la vie d’Anne qui avait alors trente-neuf ans : le Père Dominique lui proposa de partir sur la route en parivraja (la sainte errance qu’accomplissent les moines hindous) en compagnie d’Achille Forler – un jeune français qui venait de passer deux ans dans l’ashram chrétien de Kurisumala où il reçut le nom de Satyananda (celui qui trouve sa joie dans la vérité). La proposition était pour le moins osée mais elle avait toute la force intérieure qui provenait de l’Evangile que Dominique commenta le jour du départ : « Partez sur la route et n’emportez rien avec vous ». Le père vit alors s’éloigner ses deux enfants en les bénissant et, tout au long de leur périple, il les accompagna par la prière et par des mots d’encouragement, sachant bien qu’ils accomplissaient tous les deux ce que lui-même aurait tant voulu vivre et qu’une antique upanishad a résumé si justement : « Quand les nœuds du cœur ont été brisés, qu’il parte en errance[2] ».
 
Prasanna Devi a conservé précieusement tous les aérogrammes sur lesquels le P. Dominique lui écrivit depuis 1972 et jusqu’en 1993, deux ans avant sa mort. Ils sont un témoignage inégalable de la fécondité d’une direction spirituelle. Un jour viendra où cette correspondance sera livrée entièrement à l’Eglise pour que d’autres âmes puissent s’en nourrir et comprendre très existentiellement ce que cela signifie s’abandonner à la grâce de Dieu – abandon et grâce dont le P. Dominique a toujours été le rappel et le signe vivant : « Ayez confiance ma sœur, vous avez tant à gagner spirituellement sur ce nouveau chemin. Dieu vous montrera lui-même jour après jour ce que vous avez à faire. Que Jésus soit toujours en vous et parmi vous. Qu’il soit tout votre être et toute votre vie »(20 novembre 1972). L’année qui s’écoula depuis leur départ sur la route le 7 janvier 1973 fut pour les deux pèlerins une incroyable aventure faite de rencontres imprévues et de visites de différents ashrams hindous et chrétiens ; elle fut surtout un pèlerinage intérieur dont le P. Dominique discerna les étapes au fil de ses courriers : « Ce qui importe vraiment est votre attention au moment présent qui doit être vécu sous le regard de Dieu » (7 février 1973) ; « Ayez confiance aveuglement et follement dans la providence et l’amour de Dieu à votre égard. D’une façon très simple, vous serez rendu capable de vivre en solitude. Laissez l’Esprit vous guider. Avec toutes les prévenances de la grâce de Dieu, marchez sur les chemins de cette vie spirituelle qui est en même temps si simple quand elle est vécue dans l’amour » (11 mars 1973) ; « Les couvents sont des lieux bien trop confortables pour mesurer notre véritable envergure spirituelle. Votre appel aujourd’hui est de vous mouvoir intérieurement. Rendez ainsi témoignage au Dieu vivant et vrai que vous aimez dans votre cœur » (durant l’année 1973) ; « La prochaine étape vous sera révélée naturellement. Surtout ne faites pas de plan. Ecoutez l’Esprit et discernez les circonstances […] Rappelez vous que vous êtes en pèlerinage vers l’Inconnu » (3 août 1973).
 
Par un étonnant concours de circonstances, le chemin des deux sannyasis chrétiens prit la direction du Gujarat – l’état au nord ouest de Bombay qui s’avance dans la mer presque comme s’il tirait le sous-continent indien vers le grand large. Le 1er janvier 1974, ils parvinrent à Girnar Taleti – à l’endroit même où commence l’ascension de la montagne sacrée qu’effectuent chaque jour des milliers de pèlerins hindous grâce aux dix milles marches conduisant au pic de Dattatreya – du nom du mythique guru qui composa la vertigineuse Avadhuta Gita, fils de Atri Muni et de Anasuya Devi, avatar de Brahma, Shiva et Vishnu. Mais bien avant que l’hindouisme fasse du Girnar l’un de ses plus hauts lieux spirituels peuplant ses pentes d’ascètes renommés, l’endroit avait accueilli le recueillement des moines bouddhistes dont on perçoit encore la trace dans les ruines de quelques viharas[3] et aussi dans le célèbre édit d’Ashoka gravé sur une pierre. Les Jains de la branche svetambara (dont les moines sont de blanc vêtus) viennent aussi nombreux en pèlerinage sur la montagne où, à mi-pente, se trouve le grand temple dédiés à Neminath qui fit ici pénitence et devint l’un des vingt-quatre tirthankaras – les passeurs de gués à l’origine de cette austère voie religieuse. Quant aux musulmans, ils ne sont pas en reste car la ville de Junagadh, qui s’étend au pied du Girnar, fut le siège princier du Nawab jusqu’à son départ pour le Pakistan en 1947, n’ayant pu annexer son royaume à l’état frontalier de l’Inde. Cependant, l’islam est resté aujourd’hui très prégnant dans toute la ville à travers ses beaux monuments historiques et surtout les tombeaux de maîtres soufis ainsi que son pèlerinage au Dattar – la montagne qui fait face au Girnar. Nous comprenons alors facilement que lorsque leur « pèlerinage vers l’Inconnu » prit fin, Satyananda et celle qu’il surnommait affectueusement « Chechi » (grande sœur) étaient appelés de façon très douce et impérieuse à être une présence chrétienne à l’ombre du sommet qui fut sanctifié par tant de chercheurs de l’Absolu et où tant de religions continuent de se rencontrer.
 
Atmeshwar
Après avoir vécu un temps en compagnie des sannyasis hindous, un homme indiqua aux deux pèlerins un vallon solitaire perdu dans la jungle qui couvre les pentes du Girnar. Là, près du petit temple d’Atmeshwar et dans une gorge où coule un torrent, Satyananda construisit une première hutte en branchage pour Prasanna Devi. Un an plus tard, à la fin août 1976, le jeune français dût retourner provisoirement dans son pays d’origine, laissant seule sa « grande sœur » indienne. Commença alors pour cette dernière, sans aucun soutien humain, une véritable vie d’ermite qu’elle n’avait pas désirée au début et à laquelle elle apprit à consentir progressivement, en discernant tant bien que mal la volonté de Dieu. Ainsi s’accomplissait toujours plus les paroles que le P. Dominique lui écrivit quelques temps après son arrivée au Girnar : « C’est dans les situations désespérées que notre espoir et notre amour de Dieu sont mis à l’épreuve. Méditez sur la Passion du Christ et sa solitude. Aimez simplement et vous vous en sortirez saine et sauve »(15 avril 1974).
 
A chacune de mes venues à Junagadh, je monte en pèlerinage à Atmeshwar pour passer un long temps de silence dans l’ermitage de Prasanna Devi qui est aujourd’hui vide. Je repense souvent à l’exploit héroïque qu’a accompli, en vivant dans la jungle, ce petit bout de femme qui avait grandi dans un monde protégé. J’aime à la regarder si belle sur de vieilles photos qu’elle a gardées de cette lointaine époque. Je repense aussi à la confidence que me fit Achille lorsque j’eus la joie de le rencontrer : « Prasanna s’est transcendée elle-même ». Comme cela est vrai ! Et cette femme, si fragile en apparence, est en vérité si forte parce que toute sa vie a été conduite dans un abandon total au Christ – même si, aux yeux du monde, tout cela peut sembler incompréhensible. Et Achille d’ajouter : « Parce que rien ne semblait la préparer à l’érémitisme, la vie de Prasanna n’a rien d’une démarche d’auteur qui sait à l’avance ce qu’il veut faire. Au contraire, Prasanna s’est laissée façonner en étant l’expression de quelque chose qui la dépasse, de quelqu’un d’autre auquel elle est devenue totalement transparente. » Mais là encore, Prasanna sait tout ce qu’elle doit au P. Dominique, son guru, qui a su admirablement l’encourager pour se livrer toujours plus profondément à l’emprise de l’Esprit afin que la sainte volonté divine s’accomplisse en cet étrange chemin de foi sur lequel elle marchait dans la nuit : « L’oraison est un acte de mise à disposition et d’abandon à la volonté du Père » (19 mars 1975) ; « Ne désirez rien d’autre que la volonté de Dieu. Celle-ci est tout simplement l’instant qui passe et que nous avons à vivre en présence de Dieu, enveloppés de son amour. Et cela est la vraie contemplation parce que nous contemplons enfin avec le cœur et avec toute notre âme, bien plus qu’avec notre intellect qui n’est qu’une toute petite partie de notre être et qui, à cause de son avidité à connaître beaucoup de choses, nous dérange plutôt qu’il nous aide. […] Contempler, c’est simplement demeurer intimement dans la présence de Dieu, chercher à percer l’obscurité de la foi et aimer dans la pureté du cœur » (1er décembre 1976) ; « Le ressenti et la douceur sont normalement des choses pour les commençants ; l’aridité et la “pure spiritualité” sont des preuves de progrès… “Dieu est Esprit et ses adorateurs véritables l’adorent en esprit et en vérité” (Jn 4, 23-24). Une chose seulement : n’oubliez jamais le Christ – même dans votre environnement [hindou] si particulier – et Notre Dame. Le Christ qui a souffert la solitude humaine la plus effroyable, étant dans la chair comme s’il était séparé du Père, bien qu’uni à lui spirituellement de la façon la profonde ; Marie que sa maternité divine a rendue spirituellement étrangère à toutes les autres femmes… Oui, vous avez été violemment arrachée à toute vie communautaire… C’est votre vocation, votre grandeur, votre humble grandeur. Vous plaisez peut-être ainsi plus à Dieu que les autres… Si le sannyasa signifie quelque chose, il est la séparation et l’isolement uniquement à cause de Dieu. Qu’Il soit alors votre seul amour » (23 janvier 1977).
 
Quelques temps après le départ d’Achille-Satyananda qui la laissa seule en pleine jungle du Girnar, Prasanna eut la joie de recevoir de l’évêque local la permission de garder la réserve eucharistique et ainsi la solitude d’Atmeshwar s’emplissait d’une nouvelle présence. Même si aujourd’hui, le Saint-Sacrement ne brille plus dans son ermitage, c’est toujours une expérience émouvante de prier dans son petit oratoire et d’y célébrer la messe comme l’ont fait souvent avec elle les curés successifs de Junagadh le dimanche après-midi. En imaginant toutes les heures passées dans le silence de l’adoration, me remontent au cœur des paroles du Cantique des cantiques qui parlent si justement du colloque intérieur de l’ermite avec son Maître et Seigneur : « La voix de mon bien-aimé ! C’est lui, il vient… Il bondit sur les montagnes, il court sur les collines […] Le voici, c’est lui qui se tient derrière notre mur : il regarde aux fenêtres, guette par le treillage. Il parle, mon bien-aimé, il me dit : Lève-toi, mon amie, ma toute belle, et viens… […] Ma colombe, dans les fentes du rocher, dans les retraites escarpées, que je voie ton visage, que j’entende ta voix ! Ta voix est douce et ton visage, charmant » (Ct 2, 8-10.14). Il est aussi un autre passage des Écritures qui me vient à l’esprit : celui des tentations au désert en saint Marc où il est dit que « Jésus était avec les bêtes sauvages et que les anges le servaient » (Mc 1, 13). Prasanna en effet me demande toujours, au retour d’Atmeshwar, si j’ai vu les deux mangoustes qui lui tenaient compagnie et la protégeaient des serpents. Elle aime aussi à me raconter comment les animaux mangeaient dans sa main et les lions ne la troublaient pas quand ils venaient boire au ruisseau voisin. Ces histoires pourraient sembler tout droit sorties des vies de saints dans la Légende dorée et pourtant elles sont le signe évident d’un univers recréé dans la paix et dans un amour universel étendu jusqu’aux créatures les plus insignifiantes. En me parlant de tous ses compagnons de la forêt, Prasanna ajoute cette confidence si touchante et pleine de vérité : « Seuls les contemplatifs peuvent voir les plus petits êtres de la création ; les gens sont d’habitude trop pressés pour leur accorder la moindre attention ».
 
Si Prasanna Devi attendit en vain durant des années une impossible compagne, elle reçut néanmoins une grâce inestimable, plus de quatre ans après son installation à Atmeshwar. En effet, de juillet 1978 à décembre 1980, le P. Dominique vint vivre deux années et demie dans le pauvre ermitage qu’on lui construisit pour l’occasion à côté de celui de sa fille spirituelle. Ce fut pour lui un temps béni à soixante-quatorze ans : l’accomplissement d’un long désir qu’il avait toujours porté insatisfait durant ses nombreuses années de vie communautaire. Pour la disciple aussi, la présence du guru n’eut pas de prix et fut une véritable confirmation de la vie érémitique qu’elle avait embrassée ; c’est d’ailleurs à cette époque que celle qui s’appelait encore Anne prit le nom de Prasanna par lequel tous la connaissent aujourd’hui. J’imagine souvent les deux contemplatifs veillant dans la prière, l’un et l’autre de chaque côté du torrent, et quelques photos ont conservé le souvenir de cette joie impérissable. Quand il quitta ensuite le Girnar, Dominique partit quelques mois en compagnie d’un jeune indien dans un ermitage situé dans la plaine torride de Surat ; puis il regagna la monastère d’Asirvanam d’où il continuait à écrire régulièrement à sa dirigée, l’entraînant toujours plus profondément sur les sentiers de la prière – eux qui sont finalement la véritable histoire de la vie d’une ermite, l’épopée intérieure que Dieu seul connaît : « Votre prière doit être un désir ardent du Seigneur. Cela est le véritable amour ici-bas. Et c’est dans cet état de prière que vous devez chercher à demeurer, malgré toutes les distractions qui vous assaillent et l’aridité continue. Attendre et désirer – voilà ce que signifie prier » (13 février 1986) ; « “L’aridité dans la prière”, disait la petite Thérèse, “a été le lot de toute ma vie”. Essayez de mettre un peu d’amour dans votre acceptation de votre condition. La sécheresse elle-même est l’approfondissement de la vie spirituelle. Et cette attention à Dieu au fil des jours, n’est-ce que pas cela que nous appelons la prière continuelle – la prière “dans la vie” ? » (16 juin 1989). Au début de l’année 1990, le père et sa fille se revirent une dernière fois avant le retour de Dominique pour la Belgique. Prasanna avait fait le long voyage en train vers Bangalore pour demander à son guru ce que la tradition hindoue appelle la diksha : l’ultime initiation qui libère totalement le disciple appelé désormais à marcher seul et libre sur les chemins de l’Esprit. L’âge et la maladie venant, les lettres du père spirituel se firent plus rares jusqu’à la dernière du 21 décembre 1993 lui souhaitant les vœux pour la nouvelle année. Dominique s’éteignit le 22 janvier 1995 dans son monastère d’origine de Saint-André-lez-Bruges. Jusqu’au bout, il aura accompagné le pèlerinage intérieur de Prasanna Devi, lui prodiguant le meilleur de la sagesse qu’il avait distillée au fil des années : « Quelle est l’expérience normale de la maturité dans la vie contemplative ? Je dirais : la fidélité. Quand tous les sentiments d’enthousiasme ont disparu, quand la prière est devenue très aride, continuez cependant à vivre chaque moment dans un pur amour – qui est un amour de gratuité (sans raison aucune et sans même plus aucun motif d’aimer à portée de main). Et cela est proprement l’amour de Dieu – Lui qui n’aime que d’aimer. Essayez alors de dire lentement, très lentement : “Notre Père…”, même avec aucune parole » (10 janvier 1992).
 
La sadhvi chrétienne
Le 25 mars 1997, solennité de l’Annonciation du Seigneur, Prasanna Devi fit profession érémitique dans les mains de Mar Gregory Karotemprel, évêque syro-malabar de Rajkot au Gujarat. Depuis plusieurs années, le P. Dominique avait découvert que le canon 570 du nouveau Code des Eglises Orientales permettait une telle reconnaissance officielle et il avait invité sa dirigée à se mouvoir dans ce sens – elle qui n’avait jamais pu faire de profession perpétuelle dans une congrégation – car il était « évident que [sa] vocation était unique » (31 décembre 1988). La profession érémitique donna lieu à une belle fête à Atmeshwar : avec l’évêque vinrent de nombreux prêtres, religieuses et paroissiens de Junagadh et d’ailleurs et aussi beaucoup d’amis hindous des environs. Ce fut une célébration très simple et unique en son genre qui fit de Prasanna la seule ermite chrétienne de l’Inde officiellement reconnue – titre qui est aussi l’une des fiertés du diocèse de Rajkot. C’était comme si, tout à coup, l’Eglise renversait toutes les valeurs mondaines et affirmait que, pour accomplir sa mission, elle n’avait pas seulement besoin du maillage serré de ses nombreuses institutions (écoles, hôpitaux, couvents et paroisses…) mais aussi et surtout de la prière d’une femme qui, sans le savoir, porte le monde dans son offrande silencieuse et ressemble aux calles cachées sous les flots qui empêchent les navires de chavirer et de sombrer. Achille me confia un mot très juste au sujet de l’érémitisme le plus pur qu’incarne Prasanna Devi, elle qui « est un peu comme les neiges éternelles semblant, aux yeux du monde, n’avoir guère d’impact sur son cours car tellement éloignées de notre quotidien et qui pourtant sont celles qui régulent l’atmosphère ». Une autre phrase du théologien suisse Hans-Urs von Balthasar dit la même chose : « Les orants et ceux qui renoncent au monde en allant dans la solitude et dans les hauteurs sont […] les piliers décisifs de tout le processus historique. Ils prennent part à l’Unicité du Christ à la liberté insaisissable et inutilisable, sauvage et souple, de la noblesse d’en haut. De la première noblesse qui justifie toute autre, de la dernière aussi, qui reste à notre temps sans noblesse »[4].
 
Tout en ayant accompli dans une très grande radicalité sa vocation érémitique à Atmeshwar – il suffit pour s’en convaincre de découvrir le dépouillement matériel dans lequel elle a traversé ses quatre décennies en solitude –, Prasanna se faisait une conception très particulière de sa mission. Il s’agissait pour elle de rendre un témoignage chrétien de prière et d’amitié gratuite, offert sans réserve à tous les croyants hindous avec lesquels elle vivait au quotidien. C’est en ce point précis qu’elle est devenue, au fil de nos rencontres, une véritable source d’inspiration pour ma vie à Bénarès car il me semble que je peux faire miennes – au moins comme un appel à une plus grande fidélité – toutes les paroles qui sortent de sa bouche et qui portent un tel poids d’authenticité. En ce sens aussi, Prasanna, même comme l’étoile la plus cachée de sa constellation spirituelle, est celle qui, à mes yeux, a porté le plus loin l’idéal de Charles de Foucauld, de Jules Monchanin et d’Henri Le Saux – particulièrement dans sa consécration sans retenue à ses frères et sœurs hindous. C’est d’ailleurs parce qu’elle a incarné dans toute son incandescence l’idéal érémitique que Prasanna, comme chrétienne, a parlé si puissamment au cœur de l’Inde et a été reconnue par elle dans toute sa sainteté. Pour les milliers d’hindous qui, au cours des années, sont montés à Atmeshwar, Prasanna ne leur donnait pas autre chose que le darshan, la vision du divin qu’ils cherchent dans leurs temples, dans leurs écritures sacrées et surtout dans leurs saints. J’en veux pour preuve tous les témoignages reçus à Junagadh, en particulier dans la famille de Rudraraj, l’un des nombreux étudiants que j’ai rencontrés à Bénarès. J’en veux encore pour preuve le défilé ininterrompu de disciples et amis hindous qui continue aujourd’hui à la paroisse catholique où Prasanna réside désormais. Et que dire de son portrait placé au milieu d’autres portraits de gurus hindous dans le petit temple d’Atmeshwar, à quelques pas du lieu où elle vivait ? Pour tous, l’ermite  chrétienne – la sadhvi – fut vraiment la réalisation parfaite du nom qu’elle donna à son ermitage : Sneha deepam – la lumière de l’amour –, fidèle ainsi au mot d’ordre de son père spirituel : « votre amour envers tous sera votre témoignage » (24 décembre 1976).
 
Dans la jungle, celle que les hindous appelaient encore Mataji – la mère – se levait dès trois heures du matin et de trois heures trente à sept heures, elle priait dans le grand silence précédant le lever du jour, durant la période très auspicieuse pour la méditation que l’Inde nomme le Brahmamuhurta. A huit heures, elle ouvrait sa porte aux visiteurs pendant deux heures et de nouveau encore durant l’après-midi. Tous savaient quand il était possible de s’approcher de l’ermite pour lui apporter un peu de nourriture, lui confier les joies et soucis de la vie et surtout se tenir simplement dans le rayonnement de sa présence. Un témoignage très émouvant nous a été livré par Odette Baumer-Despeigne (1913-2002), amie d’Henri le Saux et de Dominique Van Rolleghem, qui visita Atmeshwar en 1978 : « Tôt le matin les premiers pèlerins arrivaient pour recevoir le darshan – la bénédiction – des nombreux ermites qui peuplent la montagne sacrée. Les pèlerins s’arrêtaient et se prosternaient devant chacun d’entre eux avant d’atteindre le sommet de la montagne, but de leur pèlerinage. Pour un hindou, un “saint homme”, une “sainte femme”, sont le signe visible de l’Invisible. Après avoir déposé aux pieds de l’ermite son offrande de fruits ou de fleurs, le pèlerin s’assoit en silence quelques minutes face à lui, jusqu’à ce que l’ermite mette fin à l’entretien silencieux en s’inclinant devant le pèlerin et en prononçant la syllabe sacrée AUM, symbole de l’Absolu. Après avoir ainsi reçu le darshan du père Dominique, chacun traversait le ruisseau et venait faire halte aux pieds de sœur Anne et aussi de moi, l’étrangère assise à ses côtés, qui découvrait ainsi le dialogue interreligieux pour ainsi dire à l’état brut, existentiel : un cœur à cœur dans une atmosphère de sérénité et de dépouillement total »[5].
 
Pour ceux qui sont un peu familier avec la spiritualité de l’Orient chrétien, il est vraiment chez Prasanna Devi quelque chose des poustiniki de la Russie éternelle – ces ermites qui vivaient en silence dans les forêts mais non loin des villages et dont la porte était toujours ouverte pour accueillir dans l’écoute et la prière toute l’humanité souffrante. En ce sens, je ne me suis d’ailleurs guère étonné lorsque, sans y prendre garde, Prasanna Devi m’a confié qu’elle avait été l’instrument ayant empêché huit suicides : ceux qui préméditaient de mettre fin à leurs jours dans la jungle revinrent sur leur décision après avoir croisé le regard tout de bonté de l’ermite. Quelques temps plus tard, ils lui confièrent leur secret et tout ce qui s’était opéré grâce à elle. De même aussi, pour les couples stériles qui demandèrent à l’ermite de prier pour eux et qui, un an plus tard, remontaient à Atmeshwar avec un petit enfant pour le faire bénir par Prasanna Devi. Au fond, comment s’étonner de tels miracles ? Ils ont été accomplis dans la force d’une intercession conduite à son point de plus grande pureté et ils sont le fruit d’un rayonnement intérieur produit par une sainteté évidente. Et lorsque Prasanna me raconte toutes ces histoires, elle le fait le plus naturellement possible et sans aucune complaisance car elle ne revendique pas d’en être l’auteur : au contraire, tout vient du Seigneur qui s’est servi d’elle à ce moment-là comme d’un simple instrument de sa miséricorde.
 
Par sa marche dans la foi nue sans aucune consolation intérieure et par sa substitution à la souffrance des autres, je peux dire que j’ai rarement rencontré un être aussi chrétien que Mataji – elle qui est devenue pour tous une mère très compatissante. Le comble est d’ailleurs le fait qu’elle a vécu l’essentiel de sa vie au milieu de non-chrétiens! Elle sait d’ailleurs tout ce qu’elle doit à ses amis hindous – à leur foi et à leur dévotion. Elle qui est doublement étrangère par sa religion et sa naissance au Sud de l’Inde, elle est devenue l’un des plus beaux fruits de la terre aride du Saurastra. En elle, je vois parfaitement accompli l’idéal du Vaishnava Jana To, le fameux poème écrit par Narshin Mehta (1414-1481), le saint de Junagadh, et que le Mahatma Gandhi (1869-1948), lui aussi fils du Gujarat, adopta comme programme de vie : « C’est un vrai vishnouïte celui qui ressent la souffrance des autres comme si c’était la sienne. Il est toujours prêt à servir, et ne fait jamais preuve d’orgueil démesuré ». Plus impressionnante encore est la prière du bodhisattva, l’être éveillé qui choisit de demeurer dans la douleur du monde pour secourir tous les hommes. Ce texte stupéfiant fut composé au septième siècle par le moine Shantideva qui, lui aussi, vivait en ce lieu. Quand je le relis en pensant à Prasanna Devi qui l’incarne si parfaitement, je me dis qu’elle est vraie la croyance en l’interconnexion de toutes nos existences et qu’il est ici-bas, comme le pensent les hindous, des êtres de lumière capables de récapituler toute la quête spirituelle qui les a précédés depuis des millénaires afin de la rendre de nouveau actuelle pour le bénéfice de toute l’humanité : « Tant que l’espace durera et tant qu’il y aura des êtres, puissé-je, moi aussi, demeurer dans le monde pour en dissiper la souffrance ! […] Puissé-je être le protecteur des êtres sans protecteurs et le guide de ceux qui sont en route, le bac, le navire et le pont de ceux qui veulent rejoindre l’autre rive ! »[6]
 
« Mais c’est dans la nuit »
Au mois de septembre 2014, Prasanna Devi fit un arrêt cardiaque et on la retrouva allongée sur le seuil de son ermitage. La décision s’imposa d’elle-même : il fallait quitter Atmeshwar. La seule solution de repli fut une petite chambre dans la cour de l’église paroissiale. Le bâtiment où elle se situe porte le nom de « Anne’s Annexe » : joli clin d’œil par lequel la sainte protectrice de la paroisse fait retrouver à Prasanna Devi son nom de baptême ! Ce nouveau logement est tout le contraire du paradis sauvage où elle a vécu durant quarante ans : il n’est pas de répit au brouhaha incessant des véhicules qui font trembler le sol et nous assourdissent en quelques secondes. A cela, s’ajoute une autre épreuve : la plupart des paroissiens ne comprennent par Mataji et ne lui accordent que bien peu d’attention. Pour eux, elle est une sister et devrait entrer dans les cadres classiques de la vie religieuse – à commencer par vivre dans un couvent en bonne et due forme. Ce sentiment d’être une étrangère pour ses propres frères chrétiens est une expérience très douloureuse. Bien sûr, les amis et disciples hindous de Prasanna la pressent de venir vivre dans un ermitage qu’ils lui construiraient à l’orée de Junagadh avec tout le confort nécessaire dû à son grand âge ; cependant, elle refuse une telle hypothèse, leur expliquant qu’elle a été privée de la messe durant tant d’années et que cela est une consolation sans prix qu’elle reçoit aujourd’hui en vivant près de l’église. Plus déchirante encore est l’expérience d’être dépouillée de la prière. Parfois elle me dit : « Où sont donc les grands temps de méditation et de cœur à cœur avec le Seigneur que je vivais dans le silence d’Atmeshwar ? Aujourd’hui, je n’arrive plus à prier comme alors… » Et pourtant, à différentes heures du jour, je vois Prasanna partir vers la « grotte de Lourdes » toute proche de sa chambre, déposer quelques fleurs aux pieds de la Vierge et s’immobiliser longuement avec son chapelet à la main… Se souvient-elle alors de ce que le P. Dominique lui écrivait jadis : « Le succès en ce monde et même dans l’Eglise n’est en rien le signe de la faveur divine. “Tant que le grain de blé ne tombe pas à terre et ne meurt pas, il ne portera pas de fruit”. Pour son propre Fils, le Père a préparé “l’échec” de la Passion » (20 avril 1989) ? Tout ceci me donne de méditer avec un certain effroi sur les manières un peu barbares avec lesquelles le Seigneur nous plante en un lieu comme pour mieux nous transplanter ensuite, sans nous donner aucune raison pour cela. Je médite aussi à nouveau frais sur l’amour dont le propre est de se répandre avec force de prodigalité et de ne rien revendiquer pour lui même. L’amour ressemble en cela à un parfum de grand prix qui réjouit un temps les sens et s’évapore ensuite : c’est pour cela qu’il est bon que l’amour s’efface.
 
Pour Prasanna Devi qui se rapproche de la fin de son pèlerinage terrestre, la nuit s’épaissit à la mesure des ultimes dépouillements dans lesquels le Seigneur lui ôte tout ce qui lui avait donné. Bien souvent, je me sens si impuissant face à la plainte silencieuse de celle qui me confie pourtant : « je n’ai fait que consentir à la volonté de Dieu et c’est Lui seul qui a tracé ma route depuis le début ». Pour Mataji, je voudrais que mon affection et mon sacerdoce lui soit comme un crédit fait à la Résurrection, lorsque son Bien-Aimé viendra la prendre et lui dira : « Vois, l’hiver s’en est allé, les pluies ont cessé, elles se sont enfuies » (Ct 2, 11). Pourtant, aujourd’hui, c’est l’âpre marche dans l’obscurité telle que l’a chantée Jean de la Croix avec un refrain presque effroyable : « aunque es de noche » – « mais c’est dans la nuit »[7]. Et je crois que c’est aussi au prix douloureux d’une telle fidélité que pourra s’accomplir en Prasanna Devi la transmutation de la nuit en lumière – celle dont lui parlait le P. Dominique au commencement de son aventure en compagnie de Satyananda : « Oui, les véritables épreuves sont intérieures et sœur Anne a raison de dire que certains jours sont si obscurs… Je devrais alors répondre : “ne cherchez pas la lumière mais devenez vous-mêmes lumière”. Attendez patiemment et découvrez de plus en plus profondément le dépouillement spirituel et la simplicité de Dieu. Ne soyez jamais abattus par le “vide” et le “silence” : ils sont proprement le domaine de Dieu. Alors la nuit se changera en lumière… mais sans cesser d’être nuit » (15 août 1974).
 
Je suis le témoin de ces mystérieuses transformations intérieures au fil de mes venues à Junagadh. Maintenant, quand je demande à Mataji comment elle arrive à s’habituer au vacarme continuel des camions, des voitures et des rickshaws qui passent à côté de sa chambre, elle me répond : « Ces bruits sont devenus ma prière. Ils sont la manifestation de chacune des existences de tous les enfants de Dieu qui se lèvent tôt pour travailler et pour lesquels j’essaye d’intercéder ». Je trouve cette réponse admirable car elle révèle combien Prasanna Devi consent à vivre une toute autre vocation en disant une nouvelle fois Adsum – « me voici » – au Seigneur qui semble pourtant s’être joué d’elle en l’entraînant à l’exact opposé de sa jungle solitaire. Aujourd’hui, elle accepte de ne plus porter le monde dans le silence fervent du Girnar mais de descendre en quelque sorte au plus près de l’humanité pour communier à elle très existentiellement et la présenter ainsi au Seigneur. Comme il est vrai le titre du roman de Gilbert Cesbron : Les saints vont en enfer ! Et là encore, Mataji découvre une nouvelle richesse : « Je n’ai jamais connu les êtres humains aussi concrètement que maintenant. A Atmeshwar, le risque était grand de les idéaliser car tous étaient si bons avec moi ». Mais même sur le péché qu’elle côtoie désormais plus profondément, elle étend son manteau de miséricorde et tous, sans exception, sont l’objet de mille petits gestes de bonté qui voudraient les rapprocher de l’amour infini du Seigneur à leur égard.
 
Par delà les paroles et les confidences que nous échangeons, j’aime à me tenir en silence auprès de Mataji et simplement bénéficier du rayonnement de sa présence. Comme elle est belle ! Et cela n’est pas chez elle qu’une beauté physique indéniable sur laquelle le temps semble n’avoir aucune prise. C’est autre chose… Une lumière qui me rappelle tellement la sainte bengali Mâ Ananda Mayî (1896-1982), sûrement l’une des plus belles femmes que l’Inde ait portée. Pour moi, Prasanna est un visage et un sourire insaisissable tant il est transparent au divin. Une si grande paix se dégage d’elle sans qu’elle en ait conscience et aussi une vie bouillonnante – celle que décrit saint Jean dans le Prologue de son Evangile à propos du Verbe de Dieu : « en Lui était la vie » (Jn 1, 4). En me faisant un peu prier, j’ai tenté de faire quelques photos de Mataji mais bien peu arrivent à rendre l’éclat de ses yeux de braise, la force de sa présence toute spirituelle et surtout l’attraction de son être qui est devenu si simple et rempli de la joie des enfants. Oui, il est en elle comme déjà la contemplation de l’absolue simplicité de Dieu et aussi l’accomplissement de la voie chrétienne dont Jésus disait à ses disciples : « si vous ne devenez pas comme des petits enfants… » (Mt 18, 3) et auquel le P. Dominique faisait écho dans une lettre : « et que la joie des cœurs simples soit toujours votre joie ! » (12 décembre 1974). Au fond de son dépouillement, il ne reste plus à Prasanna que l’amour – l’amour tout simple et enfant, l’amour brûlant et infiniment vivant, l’amour qui prend possession du cœur de ceux qui sont devenus pauvres selon la promesse des Béatitudes. Et la paix unique que nous procure la présence de Mataji est l’illustration parfaite de ce que Jésus déclarait au sujet du Baptiste, son cousin et père des moines : « Jean était la lampe qui brûle et qui luit et vous avez voulu vous réjouir une heure à sa lumière » (Jn 5, 35).
 
[1]J. Monchanin-H. Le Saux, Ermites du Saccidânanda. Un essai d’intégration chrétienne de la tradition monastique de l’Inde, Paris, Casterman, 1956.

[2] Cf. Mundaka Upanishad II, 9.

[3] Vihara était le nom donné aux monastères bouddhistes là où, littéralement, on pouvait s’adonner au saint loisir – l’otium de la tradition monastique occidentale.

[4] Hans-Urs von Balthasar, La théologie de l’histoire, Paris, Parole et silence, 2003, p. 107.

[5] Odette Baumer-Despeigne, « Un témoin du dialogue.
Le Père Dominique Van Rolleghem (1904-1995) », Bulletin du Dialogue Inter-Monastique (DIM), n° 12, juin 1995.

[6] Shantideva, Bodhicaryavatara, III.X.

[7]Jean de la Croix, « Cantar del alma que se huelga de conocer a Dios por fe », Œuvres complètes, Paris, Le Cerf, 1990, p. 152.

 
 
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