Il y a urgence : il nous faut dialoguer
Sans doute que chacun dans son milieu propre a été fort peu éduqué à une ouverture de dialogue et du coup chacun se sent quelque peu mal à l’aise en face de ce nouveau type de rencontre. Durant des générations et des générations l’autre – qu’il soit protestant, musulman ou hindou – devait être réfuté, combattu, convaincu de son erreur et conquis à notre vérité, la seule. On disposait à cet égard d’une apologétique, bien exercée depuis des siècles… Il s’agit désormais de sortir de l’apologétique pour entrer pleinement dans l’ère du dialogue. Or, la logique des propositions qui s’enchaînent, selon une formulation qui remonte à Hans Küng, est-elle aujourd’hui encore contournable ?
- Pas de paix universelle sans la paix entre les religions.
- Pas de paix entre les religions sans le dialogue.
- Pas de dialogue inter-religieux, avec les autres, sans un dialogue intra-religieux, avec nous-même.
Ce dernier mot, « intra-religieux », a été particulièrement mis en valeur par le théologien indo-catalan Raimon Panikkar. Il s’agit d’oser se remettre en question, jusqu’à interroger même nos textes fondateurs. Une réflexion toute simple du sage Père du désert, abba Poimên, rappelle : « Cette maison ne tiendra pas. Il lui manque une pierre : celle de l’autocritique ». La paix universelle passe par cette porte étroite où chacun ose se remettre en question.
Reconnaissons qu’il n’y a pas d’autre point de départ salutaire que de commencer par soi-même. « Il faut que le monde change, mais la prémisse de ce changement universel, c’est que je commence par accepter le changement quant à moi-même » (Karl Jaspers).
Examen critique du quatrième évangile
Le travail que nous présentons, s’efforce de pratiquer une telle remise en question en nous concentrant sur le quatrième évangile, celui que l’on attribue communément à Jean. Avec les textes de Matthieu, Marc et Luc, cet évangile johannique est une référence de base pour notre discours chrétien, depuis nos origines. Toutefois, en s’appuyant simplement sur lui, sans arrière-pensée, nous courrons un risque sérieux : arriverons-nous encore à dialoguer avec juifs, musulmans, bouddhistes ou agnostiques ?
Nous voulons étudier de près ce grand texte fondateur pour en scruter à la fois sa force et sa faiblesse, sa beauté mais aussi ses limites au plan justement de la relation à quiconque pense différemment de lui ou de la tradition que l’éditeur a reçue. La conclusion devrait nous conduire qui sait à une plus grande admiration pour ce que cet éditeur johannique a produit comme œuvre littéraire et théologique, mais aussi à une plus grande vigilance à l’égard des dangers qu’on court en le lisant de façon non critique.
Le projet n’a dans son intention rien d’iconoclaste, même là où nous découvrirons l’artifice, l’affirmation gratuite, l’affabulation récurrente. L’auteur de ce texte, tant dans la partie narrative que dans les discours, se permet des libertés où l’on s’éloigne étrangement de toute fidélité historique. Cela permet de dire des choses fortes, grandiloquentes, qui surclassent tout ce qui a été dit auparavant. Mais s’il s’avère qu’en parlant ainsi on s’éloigne de tout ce que Jésus pu avoir dit ou pensé, ce décalage avec l’histoire peut devenir réellement problématique. Or ce sont justement ces énoncés forts qui réduisent péniblement l’espace pour un dialogue vrai. L’analyse du texte mettra en lumière que l’ouverture que suppose tout dialogue, est trop souvent absente dans le milieu johannique. On le vérifiera tant à l’égard des frères qui ont quitté la communauté, qu’à l’égard des communautés qui ont développé une autre christologie que la sienne, comme celles qui se présentent derrière les grands textes de Marc, Matthieu et Luc. Et on le vérifiera notamment à l’égard du monde juif qui s’organise après la fin de la guerre juive. Or, c’est avec eux, nos frères juifs, que commence tout dialogue.
Les trois questions
Cet essai sur le quatrième évangile répond à plusieurs questions à la fois. Il y a un problème d’ordre littéraire : comment ce texte s’organise-t-il, quelle est au juste sa composition et le but poursuivi ? C’est une question qui relève entre autre de la rhétorique : à qui s’adresse-t-il en premier lieu, et qu’espère-t-il obtenir de ses destinataires visés ? Les réponses seront multiples et elles se découvriront à plusieurs niveaux de la rédaction et de l’édition du « livre » (voir Jn 20,30-31).
Cette analyse ouvrira la porte sur une deuxième interrogation, d’ordre à la fois historique et théologique.
Il y a en effet une seconde question qui touche à la théologie et à la christologie. Cet auteur/éditeur fait parler Jésus d’une façon très originale. Les nombreuses paroles en « Je suis », placées sur les lèvres de Jésus, avec leur caractère apodictique, ont orienté par la suite tout le discours chrétien, pendant des siècles, et notamment lors des grands conciles du 4e et 5e siècles. Et cela ouvre le dossier sur l’historicité du quatrième évangile. Jusqu’où ce témoin du disciple bien-aimé, lui-même présenté comme témoin tout proche de Jésus, est-il en toute rigueur fiable ?
Cette deuxième question ne serait pas si importante si nous n’avions qu’à ruminer pour nous-mêmes la grande tradition chrétienne. Mais le grand défi devant lequel nous nous trouvons en ce début du XXIe siècle, c’est d’arriver à dialoguer avec qui n’est pas chrétien du tout. Avouons que l’histoire a montré combien nos grands monothéismes – judaïsme, christianisme et islam – ont été peu portés à se rapporter entre eux de manière à dialoguer en vérité. La pensée chinoise, taoïste notamment, et la culture bantoue avec son art de la conversation, même entre ennemis – qu’on songe à la stature remarquable d’un Nelson Mandela sur ce point en notre génération – m’ont fait découvrir des possibilités que mon milieu chrétien catholique a sans doute tout intérêt à explorer et à essayer d’intégrer sagement. L’ère du dialogue invite les uns et les autres à une marche commune vers la paix.
Les trois questions – littéraire, historique et théologique – ainsi soulevées forment trois cercles autour du grand texte tantôt admiré, tantôt redouté. Le vrai point de départ de notre recherche est ce qui s’ouvre dans la dernière question signalée : il nous faut dialoguer. Ce qui implique que nous devons privilégier ce qui favorise les dispositions d’esprit et de cœur pour entrer en relation avec autrui, et être avertis, oui éminemment prudents à l’égard de tout ce qui dans notre héritage bloque le dialogue, ou encore le refuse ouvertement. Toute absolutisation du propre point de vue, toute moquerie ou ironie à l’égard de la visée des autres, toute volonté d’en imposer par l’évidence de sa propre saisie de la vérité, sont des réflexes à éviter autant que possible. Le dialogue entre religions restera difficile, car chaque religion se présente comme ayant une relation originale avec l’Absolu. Cet Absolu, une fois accueilli, peut nous rendre ivres, et déclencher en nous une attitude sans compromis, une intransigeance intolérante poussée à bout, à l’absolu justement. Alors nous buvons le vin âcre de la violence, et l’altérité de l’autre nous dérange, nous menace, nous importune copieusement : nous l’excluons, nous en arrivons parfois même à l’éliminer, ou nous le récupérons, de force ou par une rhétorique de l’évidence qui l’acculerait à se rendre, et nous réduisons alors l’autre au même, sans plus… Nous ne pensons qu’à convertir l’autre à notre point de vue.
La finalité poursuivie par cette étude est de redécouvrir un christianisme humble et capable de dialogue, facteur d’humanité et non plus source de violences intransigeantes au nom d’un discours qui absolutise son propre accès à la vérité.
Courons l’aventure ensemble, conscients que ce temps nouveau où le dialogue est immanquablement nécessaire, constitue un immense défi pour tout homme religieux, qu’il soit chrétien, juif, musulman, bouddhiste ou encore spirituel agnostique.