Hindu women praying at the River Ganges
TOUS LES PEUPLES SONT APPELÉS
À ÉDIFIER LE ROYAUME DES CIEUX
L'apport du DIM au dialogue entre les religions
« Je joue dans l’univers…je trouve mes délices parmi les hommes » (Prov 8,31) : il est bon de se souvenir de ces paroles de la Sagesse lorsque l’on est engagé dans le dialogue interreligieux. Si en effet l’humanité progresse grâce aux efforts et à la réflexion des hommes, plus profondément, c’est Dieu qui est à l’œuvre en eux par sa Sagesse – le Verbe qui « éclaire tout homme en ce monde » (Jn 1,9), l’Esprit qui opère mystérieusement, en lien avec le Verbe incarné, dans toutes les traditions religieuses du monde. Dans la planète qui s’unifie, il semble bien que nos frères de toutes les religions ont à poser, selon le dessein de Dieu, une pierre dans l’édification du royaume des cieux ; une pierre qu’eux seuls peuvent poser, même s’il faut du temps pour que l’Esprit purifie et harmonise toutes choses. Comme chrétiens, nous sommes impliqués dans ce renouvellement, nous devons être à l’écoute de tous les peuples. Dans les réflexions qui suivent, nous serons attentifs surtout aux traditions religieuses orientales.
L’Orient – l’hindouisme et le bouddhisme – a pour visée ultime l’expérience d’une pure immanence ; ce qu’il cherche de toutes ses énergies, c’est la réalisation profonde de ce que nous sommes, en une intuition qui dépasse toute conceptualisation. Tandis que le chrétien, conscient de la radicale altérité qu’il y a entre Dieu et le créé, aspire à l’union à Dieu, une union qui le divinise en quelque sorte : « Celui qui s’unit au Seigneur n’est plus qu’un seul esprit avec lui » (I Cor 6,17). Si nous cherchons une complémentarité, une harmonisation, une fécondation mutuelle entre ces deux visions, on peut dire peut-être ceci : la vie à laquelle le Seigneur nous appelle, don mutuel d’amour, s’enracine et s’éveille au fond ultime de notre être, qu’il rend conscient au-delà de toute connaissance.
Pour faire image, on pourrait parler d’un feu qui embrase un espace indicible infini. C’est alors dans ce sens que nous devrions orienter notre vie spirituelle, ou du moins nous y efforcer, selon les appels de l’Esprit. Cela signifie que l’Amour, le don réciproque entre Dieu et nous doit tendre à jaillir du plus profond de nous-mêmes, en ce « lieu sans lieu », en cet espace qu’aucun mot, aucune pensée ne saurait jamais définir. La foi chrétienne, et cette image écarte tout danger de syncrétisme, c’est comme un trait de feu, une flamme rouge, celle de l’Amour trinitaire révélé dans le Christ qui traverse un espace infini, indicible, apophatique, celui du neti neti des upanishads, ou du sunya du bouddhisme, et qui le transfigure. Pour l’Asiatique inversement, ce lieu, l’expérience du Soi est appelé à s’ouvrir et à se donner à un Autre qui le transcende et ce don pourtant se fait à l’intérieur même de la non dualité, à l’image des Personnes divines qui se donnent dans l’unité de l’essence de Dieu. Comme le père Le Saux le disait, il ne faut pas opposer, ou bien harmoniser advaita et christianisme, mais voir qu’il y a dans le christianisme lui-même une dimension advaitique.
Ces brèves considérations font ainsi saisir le rôle, l’apport du DIM dans la rencontre des religions : non seulement inviter à la compréhension mutuelle, à la paix, mais engager un renouveau spirituel qui tienne compte des valeurs semées par le Verbe et l’Esprit dans les religions de l’Alliance cosmique, et par là répondre jusqu’au bout à l’appel actuel de Dieu.
Un renouveau spirituel actuel
Vivre la foi chrétienne en sa plénitude intégrale grâce au dialogue intra-religieux.
Si ce but, cet idéal a de quoi enthousiasmer, comment le réaliser ? Il faut comprendre d’une part que cette réalisation ne peut se faire que de façon progressive, par étapes, et d’autre part qu’à chaque étape, les croyants des autres religions, asiatiques en particulier, peuvent nous donner des éléments précieux, comme à notre tour nous pouvons leur apporter notre propre contribution. C’est là un enrichissement mutuel, le fruit de ce qu’on appelle le dialogue « intra-religieux » (cf Dialogue et Mission, n. 35) Les développements qui suivent paraîtront peut-être bien au-dessus de la catéchèse habituelle et de la façon dont on présente et vit généralement le christianisme ; mais il paraît important d’aller dans ce sens, car, comme le disait Monchanin, « l’Eglise ne rencontrera l’Inde qu’au niveau mystique ». D’ailleurs nombreux sont ceux qui pensent ne trouver aucune aide à leurs aspirations profondes dans l’Eglise, et ils se tournent vers les spiritualités orientales ou les sectes.
Vue d’ensemble.
Une image (suggérée par le P.Christian de Chergé) montre bien ce qu’est cette montée spirituelle : celle d’une échelle, dont chaque montant représente une tradition religieuse (pensons à l’échelle de Jacob sur laquelle montaient et descendaient des anges). Chaque degré de cette échelle figure une étape de la montée spirituelle : celui qui monte sur l’échelle s’appuie donc sur ses deux montants, bénéficie des deux traditions, quoique sans les confondre : il doit toujours rester conscient de l’identité de chacune. Quant aux degrés successifs (pensons plutôt à trois séries d’échelons, comme trois rampes d’escalier), ils sont basés sur une psychologie humaine qui voit en l’homme une composition tripartite : le corps, le psychisme et l’esprit, selon le texte de saint Paul : « Que le Dieu de la paix vous sanctifie tout entiers, qu’il garde parfaits et sans reproche votre esprit, votre âme et votre corps, pour la venue de notre Seigneur Jésus Christ » ( I Th 5,23).
A chacune de ces trois parties, de ces trois sphères correspond une étape : dans la première, l’attention et l’effort se portent sur le corps, pour le régler, le maîtriser, l’ordonner de façon à ce qu’il s’oriente vers Dieu. De même pour la deuxième et la troisième sphère, qui sont chacune une nouvelle étape. On peut alors voir une correspondance avec la spiritualité de l’Inde : à la sphère du corps correspond ce que les hindous appellent « l’état de veille » (visva) ; à celle de l’âme, au psychisme correspond le « corps subtil », c’est « l’état de rêve » (taijasa), et à l’esprit, au fond de l’âme correspond l’« atma), la troisième sphère qui dépasse radicalement toute pensée, tout sentiment, « ce que l’œil n’a pas vu, ce que l’oreille n’a pas entendu, ce qui n’est pas monté au cœur de l’homme » comme dit saint Paul (1 Cor 2,9). Dans la première et la deuxième étape règne la « dualité », ce n’est qu’à la troisième étape qu’on entre dans la « non-dualité », d’abord « qualifiée », puis pure ou « non qualifiée ».
Nous allons donc parcourir successivement ces différentes sphères qui structurent l’homme, en ayant bien soin de voir leur unité : elles sont toutes traversées par un même élan, un même souffle qui les unifie, le mouvement de Charité, d’amour qui oriente, emporte tout vers Dieu. Vers Dieu qui nous aime le premier, qui nous attire lui-même à lui : nous ne faisons que répondre à son Amour, mais cette réponse doit être totale, plénière : « Tu aimeras le Seigneur ton Dieu de tout ton coeur, de toute ton âme et de toute ta force » (Dt 6,5). Voilà la vision chrétienne qu’il ne faut jamais perdre de vue.
A Première étape : le corps.
Abordons donc la première sphère : le corps. Il est évident qu’une certaine spiritualité chrétienne, dans les siècles passés, a négligé le corps. Les influences du manichéisme, puis du jansénisme ont jeté sur le corps un discrédit qui a fait qu’on l’a trop facilement méprisé, et avec lui toutes les valeurs terrestres. Notre époque, par réaction, entend le valoriser, le réhabiliter. Mais il est tout aussi évident qu’elle est tentée d’aller trop loin, que trop souvent elle fait du corps un absolu, une idole. Ce qu’il faut, c’est regarder le corps comme il est en réalité : créé par Dieu comme la dimension visible et extérieure de la personne humaine spirituelle, et même le résultat étonnant de toute l’évolution cosmique dont il est l’aboutissement et le résumé.
Dans cette revalorisation du corps, l’Orient peut nous apprendre beaucoup : l’Orient, par ses techniques pluriséculaire du yoga, du tantrisme, etc. a approfondi avec une extraordinaire pénétration la maîtrise du corps, jusqu’aux puissances subtiles et intérieures qui expliquent ses comportements, alors que l’Occident a excellé dans la maîtrise de la nature extérieure.
Il faut cependant ici encore être attentif et voir la vraie signification du corps : on est en présence de deux conceptions : réincarnation et résurrection. Par notre foi chrétienne, nous savons que toute personne est unique, aimée de Dieu, et cela non seulement avec son esprit immortel, mais aussi, mystérieusement, à la fin des temps, avec son corps ressuscité. C’est ce qui fait la dignité du corps. Tout exercice corporel, tout travail sur le corps, pour nous chrétiens, ne peut qu’entrer dans cette perspective : c’est dans ce but du parfait amour que ces techniques orientales doivent être utilisées. Cela demande du discernement, mais contrairement à ce que pensent certains, il n’y a pas d’incompatibilité avec la pratique chrétienne.
Mais restons au ras des pâquerettes, en faisant simplement quelques remarques de bon sens. Comment être soi-même, comment être présent à Dieu et aux autres si le corps est ou avachi, affaibli, ou surtout agité par le stress, comme la vie moderne nous y contraint si facilement ? Il faut commencer par s’apaiser. Se tenir immobile, en silence. Tout commence par le repos, ce que le yoga appelle la relaxation. Non pas simplement pour se détendre ou réparer un état de fatigue, mais pour se recueillir, se concentrer, éveiller un énergie latente en nous, pour être pleinement présents à nous-mêmes, présents aussi à Dieu, aux autres, à toute réalité.
Ce repos, cette immobilité du corps est le point de départ de la prière vraie, de la prière du cœur, et ce n’est pas pour rien que le zen attache tant d’importance à l’assise, une assise qui peut se prolonger longuement. Dans la tradition indienne, la posture du lotus joue le même rôle. L’assise, avec la position verticale du dos, favorise l’attention à Dieu, ou au fond de l’âme, mais aussi à tout l’environnement, à la nature, aux autres. Voilà de quoi lutter contre l’individualisme si tenace dans notre vie moderne. Cela favorise aussi, au moment voulu, les mouvements requis pour entrer en contact avec les objets extérieurs. Des mouvements qui sont alors calmes, forts, des mouvements qui trahissent la maîtrise de soi ; c’est si important, portés que nous sommes à l’agitation, à la brusquerie, à la violence. Ainsi paradoxalement, la vraie source, le secret de l’action, et de l’action efficace, c’est le repos, la non-action : « C’est en ne faisant rien que tout se fait » dit une sentence taoïste.
Il y aurait infiniment plus de choses à dire sur le corps, sur le souffle par exemple, sur l’alimentation, la marche, la danse, les attitudes symboliques, la parole, la sexualité, sans parler de la maladie et de la guérison, mais ce n’est pas possible dans le cadre d’un article. D’autant plus que pour l’Orient, chaque exercice demande non pas une explication notionnelle de quelques minutes mais un exercice prolongé pendant 5, 10, 30 minutes, voire des heures.
B Deuxième étape : l’âme ou le psychisme
Un monde subtil et complexe
Montons d’un étage et passons à la sphère du psychisme – l’ « âme » au sens paulinien de l’anthropologie tripartite (sôma, psychè, pneuma). C’est un monde qui émerveillait saint Augustin, il l’a longuement analysé dans le Livre X des Confessions. Il parle du « palais de la mémoire » : « Quelle force dans la mémoire ! C’est un je ne sais quoi, digne d’inspirer un effroi sacré, ô mon Dieu, que sa profondeur, son infinie multiplicité ! » (Confessions, X, 26). Parlant de la mémoire, il dit aussi, dans un autre écrit : « C’est un sanctuaire immense, infini. Qui a jamais pénétré jusqu’au fond ?... Dire que les hommes s’en vont admirer les cimes des montagnes, les vagues énormes de la mer... les révolutions des astres, et qu’ils ne font même pas attention à eux-mêmes ! » C’est ce monde que les sages de l’Inde ont scruté depuis des millénaires. Dès les upanishads, on parle des quatre états de la conscience : l’état de veille (visva), l’état de rêve (taijasa), l’état de sommeil sans rêve (prajna), et le « 4ème état » (turya), la supra-conscience. La philosophie du samkhya, reprise par le yoga de Patanjali poursuit et affine ces analyses Elles dépassent de beaucoup les recherches psychanalytiques modernes, parce qu’elles voient, ce que ne saisit pas bien la psychanalyse, que le mental débouche sur une zone qui le transcende radicalement, l’atma, l’esprit.
Maîtrise des tendances affectives, pacification.
Ce monde du psychisme est évidemment beaucoup plus intérieur et caché que celui du corps. Il est à la fois perturbé et obscur. Il est perturbé, agité, parce que des tendances, des désirs souvent très subtils et contradictoires le tirent en tous sens, risquent de le déséquilibrer, de le diviser, de le disperser, de l’affaiblir. Mais il faut bien comprendre que ces tendances, ces désirs, ces appétits sont en soi une fonction normale et bonne de l’homme en tant qu’il est incarné, lié au corps, lié à tout ce qui est terrestre et temporel. Elles ne deviennent mauvaises que lorsque la conscience libre se replie par attachement égoïste sur ces biens visibles, se ferme à l’éternel. Mais en soi il est bon, il est normal de chercher à être en bonne santé, d’apprécier un bon repas, de jouir d’un beau paysage, d’entrer en relation avec les autres, de connaître toujours plus l’univers, d’organiser son travail, etc. Le désir de toutes ces choses ne doit pas être refoulé mais orienté, saisi de l’intérieur par la raison, par le mouvement de charité. L’amour doit unifier toutes ces tendances, en sorte que la marche vers Dieu soit assurée, ferme, alerte. L’image du chariot tiré par quatre chevaux (les passions) que le cocher (la raison) doit maîtriser, se présente naturellement ici ; on la retrouve dans le stoïcisme et le christianisme aussi bien que dans les upanishads et la Bhagavad Gita.
Si par contre ces tendances sont prises pour un absolu, elles deviennent mauvaises. Le christianisme parle de péché, l’Orient d’ignorance – deux perspectives différentes liées à des visions différentes de l’existence, on le verra plus loin. Quoi qu’il en soit, un travail laborieux, persévérant, souvent douloureux de conversion, de détachement, de purification s’impose pour pénétrer d’esprit, d’esprit évangélique toutes ces tendances, ces mouvements affectifs souvent inconscients : désir de jouissance sensible, de possession terrestre, de domination, etc. : tout cela doit être refreiné, parfois violemment rejeté, sacrifié, pour que le cœur s’oriente vers les biens éternels, vers Dieu : « Recherchez les biens d’en haut, où règne le Christ… » (Col 3.1), « Que sert à l’homme de gagner l’univers s’il vient à perdre son âme ? » (Mt 16,26) De même la peur de l’effort, de la souffrance, de l’opposition doit être surmontée, faire place à la force d’âme, à la générosité, au don de soi. La Bhagavad Gita exprime bien cet effort de détachement, cette maîtrise des sentiments qui troublent et affaiblissent l’âme, en répétant que le sage est au-dessus de la joie et de la peine : « Le sage demeure en Dieu l’esprit ferme et apaisé, sans se laisser distraire par ce qui est agréable, ni troubler par ce qui est pénible » (5,20). Toutes les tendances du psychisme doivent être rectifiées, purifiées, maîtrisées, et cela ne va pas sans lutte, parce qu’elles sont viciées beaucoup plus profondément qu’il ne semble à un regard superficiel. Comme le dit saint Paul : « La chair, en ses désirs, s’oppose à l’Esprit et l’Esprit à la chair ; entre eux, c’est l’antagonisme ; aussi ne faites-vous pas ce que vous voulez » (Gal 5,17). Et il ajoute que si nous sommes « conduits par l’Esprit », nous ne sommes plus asservis à la loi de la chair.
Paix, lumière, intériorité, concentration.
Lorsque toutes les tendances conflictuelles, grâce à l’Esprit, sont saisies par le vouloir libre, orientées, unifiées en une quête unique, celle de Dieu, la paix descend et s’installe dans le cœur. Une image que l’on rencontre dans toutes les traditions religieuses illustre bien cela : celle la mer agitée par les vagues. Lorsque le vent souffle et soulève les vagues, tout est bouleversé, chaotique, obscur; la tempête s’apaise-t-elle, tout redevient calme, c’est la paix, le silence (hésychia). Sur la surface immobile des eaux comme sur un miroir, le soleil alors peut se refléter, tout inonder de lumière. De même celui dont le cœur est pacifié : il n’est plus troublé par le tumulte d’en bas, il peut regarder en haut, vers la lumière de Dieu ; il voit tout dans cette lumière, tout pour lui devient reflet, symbole de Dieu, image de sa Beauté. Tout parle de Dieu dans la nature, tout est parole muette qui proclame la grandeur, la beauté de Dieu, Source de tout. L’esprit s’éveille à la connaissance : il y a les connaissances empiriques, scientifiques, philosophiques. Tout le domaine de la culture humaine. Mais l’esprit sera toujours insatisfait tant que ces connaissances ne débouchent pas sur une connaissance plus haute, celle des réalités éternelles, transcendantes, celle de Dieu : « Notre cœur est inquiet tant qu’il ne repose pas en Toi » dit saint Augustin (Confessions I,1) On s’ouvre alors aux connaissance religieuses : on se met à l’écoute de la Parole de Dieu, de l’Ecriture ; on se tourne vers le Verbe Incarné, le Christ. On s’applique à méditer l’Evangile, on pratique la lectio divina, on se met en présence de Dieu, on s’initie à toutes sortes de méthodes de méditation, qui ne sont pas sans rappeler les techniques du yoga : et même, ces méthodes peuvent nous être fort utiles.
Il suffit de ce bref rappel : il est clair que dans les religions orientales, le pouvoir de concentration est fort développé. Cela a donné lieu à des techniques très élaborées. Dans le yoga classique de Patanjali, par exemple, on apprend, après une phase où l’on se détache de tout ce qui distrait (pratyahara), à concentrer son esprit sur un seul point, ou une pensée unique (dharana). A mesure que la concentration de l’esprit sur ce point s’affermit et perdure, les autres impressions et idées s’effacent peu à peu du champ de la conscience et cessent d’attirer l’attention : il se produit comme un courant continu entre l’esprit, le sujet qui médite et l’objet sur lequel il médite, que ce soit une image, une pensée, une impression, un sentiment : c’est le stade de dhyana, une méditation paisible qui est comme une huile douce et continue. Peu à peu cet état s’affermit si bien que celui qui médite finit par se perdre en quelque sorte dans l’objet contemplé, il s’identifie avec lui : la distinction entre le sujet et l’objet, répètent les hindous, disparaît : c’est le samadhi. Il peut être de deux sortes : il peut porter sur un objet distinct, on retrouve alors un état qui rappelle l’« oraison monologistique » d’Evagre, ou encore l’« oraison de simplicité » : c’est le samadhi conditionné. Mais il peut aussi, et c’est là que s’oriente le sage, amener un état d’intériorité où tout objet distinct disparaît pour faire place à la seule intériorité spirituelle : c’est le samdhi inconditionné – l’analogue de la contemplation infuse.
On a beaucoup discuté sur la valeur d’une telle technique pour la prière chrétienne. Toute la question est de voir quelle est son orientation : à quelle connaissance aboutit-elle ? Quel est ce « Soi » auquel elle éveille ? Comment comprendre l’illumination ? On retrouve le même problème touché plus haut. Sans doute y a-t-il lieu de distinguer le plan théorique des doctrines et celui, existentiel, de la pratique, où il est certain que bien souvent l’Esprit Saint est présent, agissant. Comme le dit Jean-Paul II : « Toute prière authentique est suscitée par l’Esprit Saint, qui est mystérieusement présent dans le coeur de tout homme » (La mission du Christ rédempteur, n.29).
C Troisième étape : l’esprit.
Purification passive.
Mais voilà : il arrive souvent qu’il y ait des moments difficiles, nous en avons tous l’expérience ; à mesure qu’on progresse dans l’oraison, peut-être un sourd malaise de plus en plus s’empare de nous : on a beau faire des actes de foi, de confiance, d’amour, on a beau fixer son esprit sur des vérités qui paraissent essentielles, ou sur l’image du Christ, de la Vierge Marie, des saints, il semble que la prière devient de plus en plus sèche, que Dieu s’éloigne de nous. Les paroles de l’Ecriture ne disent plus rien, laissent dans l’aridité la plus complète. On éprouve douloureusement l’absence de Dieu. Et ce malaise commence à s’étendre sur toute la vie : même les relations humaines deviennent de plus en plus difficiles. L’entente avec les autres est semée d’embûches, on est constamment confronté à des situations pénibles qui aboutissent à des dialogues de sourds. Surtout, à travers tout cela, on sent plus que jamais combien on est faible, limité, pécheur. On se figurait avoir une certaine valeur, on se flattait de quelques qualités, et voilà qu’avec confusion on doit bien reconnaître sa radicale impuissance à maîtriser ses sentiments de colère, d’impatience, ses jugements critiques, ses attachements au plaisir, son esprit superficiel, sa dispersion, ses mouvements de jalousie, etc, bref son néant. Vraiment, on « mord la poussière » comme le dit un psaume, et beaucoup d’autres psaumes expriment bien un tel désarroi :
Le Seigneur ne fera-t-il que rejeter,
ne sera-t-il jamais plus favorable ?
son amour a-t-il donc disparu ?
S’est-elle éteinte, d’âge en âge, sa parole ? (Ps 76,8-9)
Contemplation.
Eh bien, c’est au sein de cette impuissance qui nous désespère, en dépit de notre bonne volonté foncière, au sein de ce bourbier, de cette nuit sans espoir que peut surgir, si Dieu le veut, un brusque changement. Il peut arriver que soudain un sentiment inconnu de la présence de Dieu vous envahisse le cœur. Une paix surprenante, au milieu de la tempête et de l’obscurité, naît au plus profond de nous-mêmes, à la source de l’être. On s’éveille à une région de soi-même qu’on n’avait jamais expérimentée, le fond de l’âme, l’esprit, dont on avait bien entendu parler déjà, mais qui n’était alors qu’une idée, alors que maintenant elle est réalité vivante, expérience indubitable. On comprend que là Dieu demeure comme Celui qui est notre Tout, Celui qui nous aime infiniment plus qu’on ne peut le comprendre, Celui qui est notre seule vraie raison d’être, qui nous apporte le seul bonheur en comparaison duquel toutes les joies terrestres ne sont que vide et vanité. Alors dans la joie on s’écrie avec le psalmiste : « Un jour dans tes parvis en vaut plus que mille » (Ps 83,11), ou bien : « Goûtez, voyez combien le Seigneur est bon » (Ps 33,9). C’est l’état contemplatif, ce que les auteurs spirituels nomment la « contemplation infuse », parce qu’elle n’est pas le fruit des efforts humains, mais est donnée gratuitement par l’Esprit, l’Esprit qui « répand l’amour dans nos cœurs » (Rom 5,5). « Il vous faut naître d’en haut », dit aussi Jésus (Jn 3,7).
Cet état nouveau marque une étape importante dans le cheminement spirituel, et une fois ce seuil franchi, plus rien n’est comme auparavant. Il ne fait pas de doute que beaucoup d’hindous connaissent des états analogues. La réponse suivante de Ramakrishna le montre bien. On lui demandait : « Combien de temps faut-il discuter sur le contenu des Ecritures ? » - « Seulement jusqu’à ce qu’on soit arrivé à expérimenter la présence de Dieu. L’abeille bourdonne jusqu’à ce qu’elle se pose sur la fleur. Dès qu’elle commence à sucer le miel, c’est le silence complet » (Paroles du Maître, c.VII, 1).
Vers une union plus profonde.
Il ne faut cependant pas se faire illusion : si cette venue contemplative de Dieu est infiniment précieuse, elle n’est pas encore la région des hauts sommets... Le sommet a été entrevu sans doute, mais il est loin d’avoir été atteint.
Reprenons donc notre bâton de pèlerin, poursuivons la route. Pour résumer, l’esprit, le fond de l’âme a été éveillé dans l’état de contemplation, Dieu a fait irruption dans le fond intime du cœur, mais cette emprise divine est encore bien imparfaite, elle est non seulement instable et intermitente, mais encore mêlée d’ombres, entravée aussi par une multitude de défauts, de fautes, d’imperfections qui restent à purifier. Le vase a bien reçu le liquide précieux d’une certaine venue directe, substantielle de Dieu, mais il est encore tout sale, il doit être nettoyé, dégrossi. Il faut encore beaucoup travailler à se purifier, à croître dans toutes les vertus, à s’exercer dans toutes sortes d’œuvres au service du prochain pour devenir une terre enfin mûre pour la pleine union divine.
En quoi consiste cet effort ? Négativement, dans une lutte plus lucide contre le péché, les imperfections, les défauts qui entachent la conscience : mouvements d’orgueil, agressivité, négligences dans la charité fraternelle. Mais le plus important est l’effort positif. Il consiste à s’abandonner toujours plus à l’emprise divine, à offrir à Dieu, à son Amour miséricordieux des régions toujours plus profondes, toujours plus étendues de son être, jusque dans ses fibres les plus ténues. Il s’agit de prendre tellement au sérieux cet Amour que plus rien ne soit laissé en soi dans ses pensées, ses sentiments, ses activités, qui ne soit saisi par lui. Seuls les saints y arrivent, mais c’est là que nous devons viser. L’acte d’ « offrande à l’Amour miséricordieux » de sainte Thérèse de Lisieux offre à tous un chemin dans ce sens.
Mystique.
Alors, dans la mesure où la vie toute entière est offerte au Seigneur, cet effort actif perd de son importance, finit par disparaître devant la venue, la saisie de Dieu qui devient de plus en plus intense, qui paraît tout dominer, qui semble devenir exclusive : c’est comme un renversement, l’âme est tellement morte à elle-même que Dieu seul vit en elle. Alors se réalise pleinement ce mot de saint Paul : « ce n’est plus moi qui vis, c’est le Christ qui vit en moi » (Gal 2.20) et celui-ci : « Celui qui s’unit au Seigneur n’est plus qu’un seul esprit avec lui » (1 Cor 6,17). Pour Guillaume de Saint Thierry, cette unité d’esprit avec Dieu est indubitablement le but de la vie monastique.
L’union mystique est un état de transformation en Dieu ; on pourrait multiplier les exemples où les mystiques (chrétiens) parlent d’identification à Dieu. Ainsi sainte Thérèse d’Avila : « L’union du mariage spirituel est… comme l’eau qui, tombant du ciel dans une rivière ou une fontaine, s’y confond tellement qu’on ne peut plus séparer l’eau terrestre de l’eau du ciel. ; ou bien comme un petit ruisseau qui entrerait dans la mer et s’y perdrait » (Château de l’âme, VII,c.2). Sainte Catherine de Sienne tient ce langage : « Mon être, c’est Dieu, - je ne connais pas d’autre moi que Lui , mon Dieu ». « Je est un Autre » (L’homme passe l’homme, ed. La Colombe, passim) répète aussi Maurice Zundel. Revenons à S.Jean de la Croix :
Dieu communique surnaturellement (à l’âme) son être, de telle sorte qu’elle semble être Dieu même, qu’elle a ce que Dieu a, et que tout ce qui est à chacun semble être une même chose par cette transformation. On pourrait même dire que, par cette participation, l’âme paraît être plus Dieu qu’elle n’est âme », mais il ajoute : « quoiqu’il soit vrai qu’elle garde son être et que celui-ci reste distinct de l’être divin, comme le verre reste distinct du rayon qui l’éclaire et le pénètre » (Montée du Carmel, L.II, c.5).
La mystique chrétienne est une communion d’amour avec Dieu. Sans doute l’âme est morte à elle-même, elle est même si anéantie qu’on pourrait croire qu’il n’y a plus que Dieu. En réalité, elle laisse Dieu seul vivre en elle, elle est toute transparence à Dieu, mais elle n’est pas ontologiquement anéantie, elle reste une créature : la création est essentielle pour la foi chrétienne.
Rencontre de l’Orient
Eh bien, c’est à cette profondeur mystique avant tout que nous rencontrons l’Orient. Tous les pionniers du dialogue interreligieux, Monchanin, Le Saux, B.Griffith, Merton en étaient profondément convaincus.
Une question alors ne peut pas ne pas se poser : l’expérience mystique chrétienne rejoint-elle la non-dualité de l’Inde et du bouddhisme ? L’expérience du Soi, l’advaita, l’illumination du satori est-elle identique à la mystique christique et trinitaire de l’Agapè ? Les hindous aussi utilisent souvent la même image de la goutte d’eau perdue dans l’océan. Pourtant si nous étions « sur l’Autre rive » comme on dit, si nous vivions cette identification à Dieu dont parlent les mystiques chrétiens, nous ne nous poserions pas de telles questions. Nous serions perdus dans le silence de Dieu qui dépasse tout raisonnement (et qui d’ailleurs est Bonté infinie, se donnant universellement à tous). Plutôt que de répondre à cette question, on devrait alors s’arrêter ici et rester en silence. Mais Dieu nous a donné l’intelligence, qui est un grand don, et même si elle est ici-bas limitée et faible, nous devons l’exercer, la suivre. Comment alors répondre à cette question ?
D’abord nous devons nous dire que tout cela est le secret de Dieu, qui peut se manifester en utilisant des catégories mentales, des formules conceptuelles très diverses, liées à des cultures historiques et géographiques variant avec les peuples. D’ailleurs la plus authentique théologie chrétienne a toujours admis – et cela bien avant le Concile – que Dieu est libre de ses dons. Rappelons aussi ce texte audacieux de Vatican II : « Nous devons tenir que l’Esprit Saint offre à tous, d’une façon que Dieu connaît, la possibilité d’être associé au mystère pascal » (L’Eglise dans le monde de ce temps, 22,5).
Cela dit, il faut tout de même affirmer que la conscience humaine, selon la nature objective des choses, peut s’orienter explicitement dans des directions différentes, que l’on peut assez nettement caractériser et que l’on ne saurait confondre. L’esprit humain peut s’engager dans deux voies différentes : celle de l’immanence, qui est, à un mode typique, caractéristique, celle des upanishads, et celle de l’Evangile, qui est une mystique d’union, en participation à la vie trinitaire dans le Christ et par l’Esprit. La mystique immanente des upanishads peut d’ailleurs prendre une double forme : individuelle ou cosmique, introversion psychologique ou communion au cosmos.
Il faut bien comprendre que ces affirmations ont une valeur universelle, découlant de la valeur même des choses, elles sont fondées sur la réalité telle qu’elle est. Les vrais penseurs le savent bien, ils ne mélangent pas tout. Ainsi les soufis distinguent toute une série d’états spirituels différents. Faire de la musique, ou des mathématiques, ou prier, ce n’est tout de même pas la même chose. On sera donc très attentif, sous peine d’amener des confusions regrettables, à distinguer avec netteté, avec rigueur intellectuelle, ce qui ne peut être confondu. Cela, pour autant qu’on se situe au point de vue objectif ; car dans l’expérience subjective concrète des hommes, les choses sont beaucoup plus complexes. Bien plus, ultérieurement et en dernière analyse, tout s’unifie dans le mystère de Dieu beaucoup plus profondément que nos intuitions intellectuelles toujours limitées et impuissantes face à l’Infini ne peuvent le soupçonner.
Revenons donc aux expériences spirituelles en leur teneur intrinsèque. Pour faire comprendre de quoi il s’agit, prenons un texte d’Eckhart. Il montre bien que le « fond de l’âme » et Dieu sont tous deux ineffables et cependant distincts. « Tout ce que l’âme opère à l’extérieur, elle le fait par moyens (c’est-à-dire par signes, concepts, images). Mais dans l’essence, il n’y a pas d’opération : l’âme en son essence n’opère pas, mais dans le fond même les moyens sont réduits au silence ;… il n’y a plus là que repos » : voilà pour la prise de conscience de l’âme en son fond ; mais il ajoute : «c’est le lieu de la naissance divine où Dieu prononce son Verbe.- Ce fond par nature ne peut rien recevoir, en effet, que le seul Etre divin… Dieu pénètre l’âme dans le fond : nul ne touche le fond de l’âme sinon Dieu même » (Dum medium silentium). On voit bien par ce texte qu’il peut y avoir deux expériences distinctes, toutes deux non-duelles : celle de l’âme, et celle de Dieu.
On peut dès lors supposer que l’âme soit vivement frappée par cette réalité ineffable et sans nom qu’est son propre esprit en son fond, qu’elle soit attirée par sa valeur pour ainsi dire infinie, sa beauté absolue : il semble que ce soit là une tendance marquée, caractéristique des upanishads, de celles du moins sur lesquelles s’est appuyé l’advaita ultérieur – car il y a de multiples courants dans les upanishads.
Mais on peut supposer aussi que l’âme, tout en se tenant dans ce fond où les facultés se taisent, sont réduites au silence, on peut supposer qu’elle reconnaisse que ce fond vient de Dieu ; elle réalise alors qu’elle tient de lui ce qu’elle est en son fond, et elle se donne toute à lui, ou plutôt elle consent à se recevoir entièrement de lui : c’est là en soi une attitude différente, c’est l’attitude caractéristique du mystique chrétien (ou juif, et musulman), qui suit l’exemple du Christ constamment donné à son Père, recevant tout de lui. D’ailleurs, dans la réalité concrète et vivante, qui dira si tel homme, ou tel texte, ou même telle tradition religieuse, s’oriente bien dans telle ou telle orientation spirituelle ? Là encore, c’est le secret de Dieu, dont les voies sont mystérieuses.
Cependant, pour revenir à ces deux expériences spirituelles typiques, il peut y avoir entre elles un va-et-vient, un « aller et retour », comme dit le père J.Dupuis, et c’est cela précisément le dialogue intra-religieux. Ainsi, lorsque le chrétien est en contact avec des textes hindous ou bouddhistes, ou lorsqu’il dialogue avec des croyants de ces religions, il peut sentir vibrer en lui des cordes de cette spiritualité purement immanente des upanishads ou du madhyamika. La communion d’amour qui, à son sommet est aussi non-duelle, s’ouvre par là à une autre non-dualité, celle de la mystique immanente. On peut ainsi parler d’une non-dualité chrétienne ouverte à l’Orient en ce qu’il a de plus typique, en ce qui fait sa véritable originalité, qui est la voie qu’il doit faire entendre au monde. Il n’empêche que le poids de l’expérience chrétienne relativisera dès lors l’éveil upanishadique, il le situera à sa vraie place, et permettra au chrétien de manifester sa propre voie.
Rayonnement de la contemplation (descente de l’échelle)
Ces états spirituels peuvent paraître des sommets : en réalité Dieu appelle toujours à progresser dans l'union divine, le "soyez parfaits comme votre Père céleste est parfait" (Mt 5,48) n'est jamais atteint. Saint Grégoire de Nysse, pour caractériser la croissance spirituelle, parle d'une "fuite immobile". Il n'empêche que plus le spirituel avance dans la contemplation, plus il est comme affranchi de tout et libre de se retourner vers ses frères, vers les régions terrestres. La montée vers Dieu se double d'une descente vers le monde des hommes, d'un « retour vers la place publique » pour employer une expression zen. Le moine, dit aussi Evagre, est « celui qui est séparé de tous et uni à tous » (Traité de l’oraison 124). Après avoir reçu des autres religions ce qui est « vrai et sain » en elles (Déclaration sur les relations de l’Eglise avec les religions non chrétiennes, 2) pour reprendre les termes du Concile, le chrétien peut à son tour leur apporte quelque chose, puisque tout vrai dialogue comporte recevoir et donner. Notre réflexion ne portera que sur quelques points.
Vision globale de l’existence
Le premier se situe au niveau de la vision globale de l’existence. L’Inde privilégie la dimension verticale de l’existence, au risque d’obnubiler la dimension horizontale. La Réalité ultime est à ses yeux la seule vraie réalité et son problème est de donner un statut à la réalité empirique, soumise au temps et à l’espace. L’Occident au contraire, surtout à partir de la Renaissance, privilégie la dimension horizontale, et tend à négliger la transcendance, au point parfois de la nier, et à notre époque tout l’effort de l’homme aboutit en fait à la nier pratiquement. En réalité ces deux dimensions de l’existence coexistent ; on peut voir cette coexistence comme deux lignes, verticale et horizontale, qui se rencontrent en un point unique. Pour nous ce point, c’est le Christ, qui assume en sa Personne unique la nature divine et la nature créée. Le mystère du Christ est ainsi une plénitude qui embrasse la totalité de l’être, « la largeur, la longueur, la hauteur, la profondeur… » (Ep 3,18) du mystère. Si l’Inde peut nous aider à vivre le Christ en toute sa profondeur spirituelle, alors que trop souvent notre insistance sur son humanité, parfaitement légitime, risque de nous faire oublier sa plénitude spirituelle et divine, notre mission à nous chrétiens est de montrer aux hindous et aux bouddhistes sa réalité humaine et incarnée. Avec le christianisme, on se trouve en présence d’une vision de l’existence totalement autre que celle des hindous et des bouddhistes ; le message chrétien est alors de leur montrer qu’à travers ce point du Christ où se rencontrent les deux lignes horizontale et verticale, leur vision spirituelle n’a pas à être rejetée ou minimisée, elle doit rester ce qu’elle est, mais elle comporte aussi, bien réellement et non pas de façon évanescente ou illusoire, bien que d’une réalité participée, une composante horizontale, empirique et matérielle, ce qui prouve la consistance de l’histoire.
Sens de la souffrance
Et comme, dans l’existence concrète, réelle, la souffrance est une réalité humaine à laquelle nul n’échappe, une réalité que le Christ a prise sur lui au point d’accepter librement la mort même, la souffrance prend pour un chrétien un sens tout différent de celle qu’elle a dans la vision orientale : c’est là un second point sur lequel le chrétien peut apporter quelque chose d’unique. Dans cet « enrichissement mutuel » en effet, ce que comme chrétiens nous devons apporter aux « autres », ce n’est pas les valeurs du Logos à celles de l’atma – c’est là un apport en soi culturel, qui concerne l’Occident, même s’il est chrétien- ce que nous devons apporter, c’est le spécifique du christianisme, sa « nouveauté » par rapport à toute culture : l’irruption du Dieu Amour, la révélation que le Transcendant, l’Innommable si bien perçu par les upanishads, est Amour – tout en restant transcendant ! C’est cela avant tout que nous avons à dire aux autres, et à le montrer en suivant la kénose du Christ. Le Christ est devenu « cela même » que nous sommes, il a donc pris sur lui toutes nos souffrances, nos misères, les absurdités inacceptables du monde, et c’est en assumant tout cela en Lui, en identifiant nos croix à Sa croix que Jésus accomplit en nous sa passion rédemptrice au long des âges – « j’achève en ma chair ce qui manque aux souffrances du Christ » (Col 1,24). Et il faut ajouter : si le Christ est devenu « cela même que nous sommes », c’est pour faire de nous « cela même qu’il est ». (saint Irénée, Contra les hérésies), C’est très différent de la compassion bouddhique – ce qui n’enlève rien à sa grandeur et à son originalité, mais elle est d’un autre ordre, elle est sur « l’autre montant de l’échelle ». C’est ainsi que nous pouvons nous aider mutuellement dans notre montée vers Dieu, avec toutes nos richesses, mais en sachant bien les situer à leur vraie place, sinon c’est la confusion – tant redoutée par Monchanin.
On peut noter, à propos de la souffrance, qu’il y a lieu d’en distinguer deux sortes très différentes : il y a d’abord la souffrance provenant d’une épreuve supportée avec patience par amour de Dieu, en union avec la passion du Sauveur. Mais il y a aussi une souffrance passive, qui vient de Dieu, une souffrance purificatrice qui est en même temps une mystérieuse, indicible expérience de Dieu. Elle est très différente de la première, on hésite même à dire qu’elle est une souffrance, on l’expérimente plutôt comme une joie, car elle ouvre sur un bonheur infini, celui de la transformation en Dieu, l’union intime à Dieu. « Jésus sera en agonie jusqu’à la fin du monde » (Pascal, Pensées 919).
Les relations humaines.
Un autre point de fécondation mutuelle, c’est celui des relations humaines. Dans toutes les traditions, il est dit : « ne fais pas à autrui ce que tu ne voudrais pas qu’on te fasse », ou d’autres phrases similaires ; elles demandent toutes dans la pratique un généreux effort pour s’adapter à l’autre, sortir de soi, pardonner, supporter, se dévouer. Beaucoup de gens y mettent une grande bonne volonté, avec souvent peu de succès. Car les efforts faits dans ce sens risquent trop souvent de n’être que bien extérieurs, ils ne vont pas jusqu’à la communion des cœurs. C’est là justement que l’Orient peut nous aider : à travers les gestes extérieurs, les paroles, il nous apprend à garder aussi constamment que possible la présence à soi, à Dieu, aux autres. L’Occident cultive beaucoup le plan empirique, à tel point qu’il risque de le couper de la transcendance : l’Orient, en valorisant le centre, montre qu’il faut mettre un accent beaucoup plus marqué sur le fond, l’expérience du Soi : cette expérience, loin de nous séparer du monde, devient transformatrice du monde. L’empirique, cessant d’être superficiel, devient vrai.
Œuvrer ensemble au Royaume de Dieu.
Sur bien d’autres points encore, nous pourrions voir que nous avons à apporter quelque chose à nos frères des autres religions. Mais ces quelques exemples suffisent à nous montrer que sur le chemin qui monte vers l’Absolu, vers le sommet de l’Amour, nous pouvons tous nous aider mutuellement : nous sommes tous pèlerins du même Infini, enfants du même Père, ce Dieu que nous chrétiens confessons comme Trinité Sainte, que d’autres reconnaissent par d’autres noms. Cette montée peut être comparée à une « échelle » dont les degrés successifs s’appuient sur deux montants, avons-nous dit : il est souhaitable que le chrétien monte vers la Charité parfaite en s’appuyant à la fois sur le montant de sa propre tradition et sur celui des autres religions, dans le discernement et la fidélité à sa propre foi – et il en est de même pour ses partenaires. Au lieu de se quereller, ils collaboreront à une même œuvre, confiants que Dieu, qui est « plus grand que notre cœur » (I Jn 3,20), saura avec le temps amener une vraie harmonie, faire la lumière sur les points obscurs, apparemment contradictoires, car « lorsque viendra l’Esprit de vérité, il vous fera accéder à la vérité tout entière » (Jn 16,13). C’est ainsi que les uns et les autres aideront l’humanité à cheminer vers le Royaume eschatologique, où Dieu sera tout en tous, vers la plénitude du Christ total.