Dilatato Corde 1:1
January – June, 2011
Photo prise par Odette Baumer-Despigne peu avant la mort de Abhishiktananda.
Photo prise par Odette Baumer-Despigne peu avant la mort de Abhishiktananda.

"QUE L'ESPRIT VOUS PERDE DANS LE FOND!"
Lettres de Swami Abhishiktananda
à Bettina Bäumer de1963
à 1973

Quand l’idée s’est présentée dans les années '80 de faire une collection des lettres écrites par Swami Abhishiktananda à sa famille, à ses confrères et à ses amis et disciples, et de les arranger dans la forme d’une biographie, le Rev. James Stuart m’a aussi demandé d’y  mettre des extraits des lettres de Swamiji qui me sont adressées. Comme j’ai eue une relation très proche avec Swamiji, et on avait beaucoup d’expériences partagées, je n’ai pas trouvé de passages d’une valeur plus générale, beaucoup étant personnels et liés à certaines situations. Dans sa correspondance avec des personnes en dehors de l’Inde et qu’il ne rencontrait pas, comme, par exemple, le chanoine Joseph Lemarié et Odette Baumer-Despigne, il était beaucoup plus explicite et élaborait des thèmes comme la relation entre l’hindouisme et le christianisme.  Ces élaborations n’étaient pas nécessaires dans mon cas, comme on se voyait de temps en temps, et je vivais en milieu hindou à Varanasi. Après la première rencontre en 1963 j’étais déjà sur la ligne de sa pensée et de son idéal de vie, et donc il n’était pas nécessaire de m’expliquer sa position.

Mais plus de 28 ans après la publication de la biographie par James Stuart [1], et dans le contexte de la célébration de son centenaire il me semble légitime de ranimer sa mémoire, non seulement ses idées bouleversantes et prophétiques, et son expérience spirituelle également unique et profonde, mais même sa personne et sa façon de se relier avec ses amis et disciples.

Après toutes ces années – mes lettres de Swamiji [2] datent entre 1963 et 1973 – tout ce qui m’apparaissait trop personnel est devenu universel. Même les petits détails de son attention humaine et spirituelle ont acquis une importance au-delà de la situation immédiate à laquelle il se référait. Il est vrai que son journal spirituel parle peu de sa vie. Sans me donner une importance particulière, je trouve dans les lettres qu’il m’adressait toute son uthenticité, sa profondeur, son sens humain, sa compassion, et son inspiration. Bien qu’il soit mon guru ou père spirituel, on n’y trouve pas d’expression de condescendance ou de supériorité.

C’ est dans cet esprit que j’ose partager ce trésor avec vous, le trésor de 42 lettres préservées (il y en a ertainement qui se sont perdues, ou par la poste ou par mes mouvements). Je vais suivre un ordre chronologique, pour montrer un développement – dans sa vie, dans mon chemin spirituel, et dans notre relation. Inutile de dire que relire ces lettres a été très émouvant, car elles ont gardé la fraîcheur et l’esprit de leur auteur.

C’était après la lecture des ‘‘Ermites du Saccidananda’’ que Panikkar m’avait donné à Rome, que je sentais l’appel de rencontrer Swamiji et de visiter son ashram. C’est grâce à Panikkar que j’ai obtenu la permission de m’y rendre . C’était presque un miracle de pouvoir réaliser ce voyage en Inde en Octobre 1963 avec Marina Vesci (plus tard Uma), disciple de Panikkar. Passant par Bombay, Bangalore à Madras, j’y ai trouvée la première lettre de Swamiji :

Santivanam, Samedi 16 (probablement novembre)
OM
Enfin une adresse pour vous rejoindre! Je l’avais demandé en vain à Rome et à Maurice. J’ai hâte moi aussi de vous rencontrer.
J’ai oui de vous par Raymond P. et Philippe Fanchette! 
[3] Vous aussi voulez ‘toucher’ le mythe du Santivanam et voir s’il résiste. A Dieu vat!...

Suivent les instructions précises pour venir à Santivanam avec les horaires des trains et bus! Et la lettre se termine comme si on se connaissait déjà:

A bientôt
Dans la koinonia de l’Esprit
Abhishiktananda
P.S. La pluie tombait trop fort hier soir pour envoyer cette lettre à la poste de Kulitalai. Elle ne partira donc que lundi.

Comme la lettre de bienvenue, la rencontre fut si émouvante et rayonnante – comme on dit en Inde, c’était comme une re-connaissance, comme si l’on se connaissait depuis toujours. Il n’était pas l’ascète détaché des émotions humaines, mais il rayonnait un amour qui transcende la limitation du personnel. On se sentait totalement reçu, reconnu, accepté, et en même temps transformé en sa présence. Au lieu d’une ascèse négative, c’était l’attrait de la simplicité de vie – rien est nécessaire sauf cette joie et plénitude du Divin. Son rayonnement était plus fort dans le silence de la méditation. En même temps il aimait parler beaucoup de ses découvertes spirituelles en Inde. Il partageait sans réserve ses expériences et ainsi il nous permettait d’entrer dans son monde spirituel, sans jouer le maître.

Après ce séjour inoubliable, une vraie plongée dans la spiritualité indienne, je devais repartir pour Rome, partant de Bombay. Il répond à ma lettre écrite de Bombay:

Santivanam 11/12/63
Un mot rapide aujourd’hui à votre lettre de Bombay arrivée hier et qui vous portera les vœux du SV à la veille de Noël. Nous vous suivions ici, E. et moi dans vos pérégrinations, départ de Bombay, arrivée Rome, Milan...
Bénissons le Seigneur pour tout, selon le mot que sans doute je vous ai rappelé de Jean Chrysostome. Il ne fut jamais tant ‘Bouche d’or’ qu’en la prononçant:
en pasin, doxa tou Theou! Lui donne, lui reçoit. Il donne par l’un, il reçoit par l’autre, et au moment même où il donne il reçoit, car l’essence de l’être au sein de la Trinité est éternel échange. C’est cela son ‘jeu’ merveilleux comme dit l’Inde.
Préparons l’avenir par un don total les uns et les autres. La préparation essentielle à L’Inde est celle du dedans. Et le dedans ne se trouve qu’au bout de la libération de tous les désirs et de l’abandon absolument total. Mais le ‘goût’ du dedans est tel qu’il aide merveilleusement à la libération des désirs du dehors. Chemin court, si voie étroite. C’est au fond de l’âme que l’Inde se découvre et là seulement qu’elle livre son secret.
Noël et bientôt la fête de l’hagia phota c’est la manifestation à notre conscience et pensée, à notre mesure, de la merveilleuse et éternelle ‘aurore’ de l’être, arouna! ex utero ante luciferum. ... Nous chanterons ici le Dominus dixit ad me quelques heures avent vous, il sera 7.30 chez vous. Vous serez quand même avec nous.

Cette lettre, avant le premier Noël célébré a distance depuis cette première (et définitive) rencontre montre déjà son grand amour pour cette fête, et pour le chant grégorien de l’Introit. La signification de cet 'attachement’ sera révélée années plus tard, peut-être en 1970, dans l’ashram de son ami Poonja a Lucknow. C’était le temps d’Avent et je chantais spontanément le même Introit, et Swamiji, étant bouleversé, tombait dans une sorte d’extase. C’était le choc de la rencontre des deux cultures religieuses, comme il admettait plus tard.
Je devais suivre son conseil de retourner en Europe pour terminer mes études. Il suivait quatre ans d’études de doctorat à Munich. La séparation de l’Inde et de Swamiji était dure, mais ses lettres me donnaient le courage de tenir ferme. J’en donne des exemples:

Gyansu 19 juillet 1964
Je n’ai point répondu encore à votre message de Pâques. Je n’aime trop écrire de la montagne-frontière. Vous avez du cependant recevoir une carte de Gangotri, à 100 km d’ici, à pieds, les sources du Gange ou je suis allé au début de juin avec R. Panikkar, et où je suis retourné ensuite seul, pour trois semaines, en grand silence et retraite ‘védantine’.
Préparez-vous à l’Inde du mieux que vous pourrez, intellectuellement, et surtout ‘intérieurement’, car c’est du dedans et par le dedans que l’Inde communique ses richesses. C’est aux ‘sources’ les plus profondes qu’il faut aller recueillir le message que par elle l’Esprit adresse a l’Église. D’où le besoin urgent de
véritables contemplatifs chrétiens pour recueillir ce message au nom de l’Église et pour leurs frères.
Vous êtes sous un maître pour votre thèse [Karl Rahner]. Profitez-en. Qu’en est-il de ce projet du P. Rahner d’envoyer en Inde quelques disciples de lui. Il y a tant de travail nécessaire aux Indes. J’en parlais ici avec Raymondo pendant les 3 semaines que nous passâmes ensemble. Et il manque tellement des personnes qui comprennent. Mais vous ne le répéterez jamais assez: encore plus que l’ouverture intellectuelle c’est l’ouverture ‘intérieure’ (à la contemplation) qui est le plus indispensable ici. ...
J’ai eu des nouvelles de votre passage à Lisieux. Les sœurs ont été si heureuses de pouvoir parler de l’Inde et du Santivanam...
Je redescendrai donc maintenant au Santivanam. R. Panikkar probablement descendra aussi en août vers le sud et nous pensons y faire quelques pèlerinages ensemble...

et il termine avec:

Paix et joie dans le Seigneur. Et la grâce des Sources, in intimo intimissimi animae, au lieu de l’Esprit!
Abhishiktananda

Swamiji recevait souvent des demandes de moines ou moniales d’Europe qui sentaient un appel à une vie contemplative en Inde, inspiré par son exemple. Tout en ne voulant « pas décourager une réelle vocation, si c’en est une, [il dit dans la même lettre], d’un autre côté, j’ai trop l’expérience des enthousiasmes faux que suscite l’Inde à distance. » Il me faisait son émissaire en quelques cas, m’envoyant à rencontrer ces moniales et puis lui donner un rapport! Dans la même lettre il parle aussi des difficultés pratiques en rentrant de son voyage dans le Nord à Shantivanam :

A mon retour j’ai trop de choses à mettre à point (rentré seulement avant-hier soir après six mois, les fourmis blanches ont mangé des toits, j’ai du m’installer provisoirement dans la bibliothèque...). Continuez à vous préparer intellectuellement et surtout au dedans à la grâce qui vous attend ici. ...Il vient de paraître dans les ICI un article de moi sur nos réunions Bible-Upanishads. ... (28 aout 1964)

En décembre 1964, se référant à ma visite chez une bénédictine qui se sentait appelée à l’Inde, il exprime une vision claire de ma vocation – une vision qui s’est réalisée après mon retour en Inde :

8 décembre 64
...Votre vocation est autre. Il se formera sans doute en Inde deux groupes, l’un ‘
davantage’ dans le monde, l’autre davantage dans la solitude, mais animés d’un esprit très proche et qui devront demeurer en contact. Il s’agira surtout, comme vous le dites si justement d’éviter l’émiettement...

Il s’ennuie de celles qui ne sont pas prêt à comprendre la réalité de vie en Inde :

J’ai connu de ses européennes qui pensaient pouvoir vivre aux Indes de quelques aumônes et de l’air du temps...

Il insiste que ces vocations doivent être individuelles, car « plusieurs venant, envoyées par leur abbesse, demeureraient recroquevillées en leur coutumes d’Europe et ne deviendraient pas indiennes. »

Il termine avec un souci très paternel :

Je pense que vos ennuis de santé n’ont point été trop durs.... Travaillez courageusement et préparez-vous intellectuellement et surtout spirituellement à votre ‘mission’ ici. Il faut profiter de l’élan du Concile, et faire que l’Inde y participe. Le Concile déçoit certains. Il vaut beaucoup plus par la ligne qu’il indique que par les décrets de détails. C’est le coup de barre qui remet dans la ligne. L’Inde a une grande mission dans l’Église. Mais il faut que l’Inde chrétienne se découvre elle-même et redécouvre les richesses de sa tradition. Et c’est au fond de son cœur avant tout que chacun doit faire cette découverte. Page finie. Saint Avent. Plus encore Adventus, Parousia, que préparation, attente. Il fut, Il sera, mais d’abord IL EST, Iahve, Asti ! en sa joie, que sa grâce vous conduise toujours plus au-dedans ! Abhishiktananda

Même à distance Swamiji maintenait les contacts et établissait des relations. Ses lettres souvent consistent à « tisser les fils », comme il dit lui-même, et en même temps il y avait toujours un message de profondeur, une poussée vers l’intérieur.

Peut-être une de ses faiblesses humaines était l’impatience – bien que l’Inde lui enseignait tant d’épreuves de patience ! Déjà deux ans après mon départ de l’Inde il s’impatiente quant à mon retour – comme si une thèse pouvait s’écrire en deux ans, et le Sanskrit s’apprendre en même temps ! Le 9 mai 1965 il écrit :

Ma réponse à votre lettre de Pâques vous arrivera avec l’Ascension. Le mystère de la montée au Père, et de la perte en lui – abscondi ! Disparaissez-y de façon que seul le Christ apparaisse désormais ‘in gloria’.
Il n’est pas banal que vous soyez allée pour Pâques en cet ermitage
[Eremo di Campello sul Clitunno près d'Assise]  que je connais depuis qq mois. Brigitte en effet a passé qq jours au SV en février, et je vais la rencontrer à nouveau à Bombay après sa grande retraite silencieuse. Merveilleuses les voies du Seigneur pour faire se rencontrer les âmes....
Il y a un tas de ‘fils’ qui se tissent ainsi. Le Seigneur seul connaît la trame et mène tout à sa façon. Il nous suffit d’être dociles [Et sur une autre candidate en Inde il dit :] Le séjour dans l’Inde semble avoir été dur pour N. Justement elle a un grand besoin de ce dépaysement. Dieu seul, et non point ce qu’on s’imagine de Dieu.
Par vous j’apprends que Philippe [Fanchette] serait libre. Je n’ai rien de lui depuis plusieurs mois. J’ai insisté la dernière fois qu’il n’attende pas davantage. Le poids du SV et de tout ce que le Seigneur ‘tisse’ alentours devient trop lourd, même matériellement. Je ne pourrai plus en assumer longtemps la responsabilité.
Et vous même quand envisagez-vous de revenir ? Vous m’aviez parlé jadis de cette année-ci. Où en est votre thèse ? Comme dit S. Thomas de la vie religieuse, je dirai qu’une fois prise la décision de venir aux Indes, il n’y a point de raison de traîner.

Cette remarque m’a fait beaucoup de peine. En août il m’écrit :

Bettina ! J’ai bien trouvé votre lettre...Je suis maintenant à mon chemin vers Uttarkashi.... D’abord je suis désolé que ma lettre vous ait fait de la peine...Pour sûr il faut demeurer libre de toute organisation canonique...Seulement cela demande des âmes fortes...
Don Raymundo refuse avec raison de fonder. Et je le refuse aussi fortement que lui. Les quelques femmes que Dieu appelle aux Indes pour cette vie doivent se décider elles-mêmes et voir à se donner la forme la plus élémentaire de vie commune....Ce qui importe c’est la docilité à l’Esprit. Être prêts et disponible pour se laisser emporter de son souffle.

Une carte postale signée par Raymond (Panikkar) et Abhishiktananda de Tiruvannamalai, datée du 3-10-65, m’est un trésor spécial. J’étais très émue que les deux ‘pèlerins de l’Absolu’ aient pensé de partager avec moi la joie d’avoir célébré la Messe sur la cime d’Arunachala. Au lieu d’être écrite en Sanskrit, elle était en Latin :

Hodie in monte sancto Arunachala prima vice Sacrum litatum est, quo omnia sacrificia usque ad Patrem luminis pervenerunt.

Après j’ai aussi reçu les photos de cette célébration. Naturellement, son esprit était clairement fondé sur une théologie de l’accomplissement (fulfilment theology). Dans mon développement théologique je suivais les mêmes étapes de mes deux maîtres. Des années plus tard je me suis rendue compte des limitations de cet approche à l’hindouisme. Aujourd’hui je serais très critique par rapport à un tel ‘impérialisme chrétien’, mais il faut bien accepter les pas énormes faits par les deux ‘co-pèlerins’ dans leur approche. La messe sur l’Arunachala et aux sources du Gange à Gangotri  était une expression sacramentelle de leur foi de ce temps. [4]

L’année suivante, en 66, quand c’étai moi qui désespérait à ne pas recevoir de ses nouvelles, il m’écrit :

Indore 16/9/66
Bettina !
Votre lettre m’arrive à Indore en mon chemin vers les Himalaya. Je n’avais pas réalisé qu’il y avait si longtemps depuis notre dernière missive. Nouvelles ou non, je vous garde, soyez sure, dans ma prière et mon espoir. Plutôt que de faire des plans, il vaut mieux que le Seigneur découvre les siens, mais être prêt, bien entendu au moindre signe de l’Esprit....
Vie cosmique ? vie acosmique ? il y a les deux vocations. Mais c’est un fait que l’Inde est en attente d’un témoignage d’acosmisme de la part de l’Église – qui lui a donné un tel témoignage de cosmisme que son caractère spirituel et contemplatif y a trop souvent presque disparu....
Le P. Dominique [van Rollenghem OSB] viendra au SV en janvier. Mais à son âge (68) il ne pourra être que compagnon de solitude. S’il pouvait tenir SV me laissant libre d’être au Nord, ce serait le mieux....
La pesanteur de soi ? du monde ? que l’oiseau s’envole et comme un rocket échappe à la gravité terrestre – ou du moins qu’il s’en serve pour ne plus retomber.
Dans la joie de l’Esprit
Abhishiktananda

Ces dernières paroles m’étaient comme un mantra qui m’aidait à survivre spirituellement.

En 1967 j’étais finalement sur le point de finir ma thèse et passer les derniers examens. Certes, l’encouragement de Swamiji (et de Panikkar, surement) me faisait pousser des ailes pour hâter mon retour en Inde. En février il m’écrit du Shantivanam :

16/2/67
Bettina
Je me réjouis que vous reveniez enfin en Inde l’automne prochain. Vous verrez sur place ce qui peut être pensé pour l’avenir. Je ne crois plus normalement à la venue de groupes en Inde. Le groupe empêche l’intégration à l’Inde, il fait écran. Chacun doit se laisser modeler et plus tard un groupe authentique se forme de lui-même....
J’ai passé quelques jours à Varanasi milieu de décembre. Quel dommage que D. Raymundo n’y fasse plus que des fugitives apparitions ! Je comprends son découragement devant le fait que tout le monde à peu près dort ici. Cependant nous avons besoin d’éveilleurs qui constamment sonnent le l’alarme et réveillent l’un après l’autre les dormeurs. Et ces éveilleurs doivent être ici.
Le P. Dominique est ici depuis le milieu de janvier. C’est une joie et un grand support. Cependant son âge... (illisible) ne permettent pas espérer de sa venue un rayonnement ‘extérieur’ du Shantivanam. Mon rêve est qu’il puisse garder ce ‘musée’ et que je puisse vivre davantage dans ma chère solitude de l’Himalaya, combien plus authentique !

Et la lettre de bienvenue après mon arrivée à Varanasi était tout aussi chaleureuse :

Jyotiniketan 26/11/67
Bettina !
Une joie de vous savoir enfin dans l’Inde à nouveau ! Vous l’aviez tellement attendu...(illisible) que j’osais à peine y croire !
Comme vous j’ai grand hâte de vous rencontrer. Certaines affaires me rappellent au Shantivanam pour Noël. D’autre part il est arrangé que je reste ici jusqu’au 15/12 pour quelque travail que je ne puis remettre. Murray pense donc que le mieux c’est que vous veniez ici pour quelques jours et le plus tôt sera le mieux au cas où je serais rappelé au SV plus tôt. Le P. Dominique en effet a été rappelé d’urgence à Asirvanam pour remplacer le maître de novices...

Et suivent des instructions précises comment arriver à Jyotiniketan, et il me met en garde: « Si vous arrivez de nuit attendez en gare que le soleil soit levé. »

Inutile de dire que cette rencontre après une séparation de presque quatre ans était très émouvante, et aussi la joie de la vie simple dans l’ashram avec ses temps de silence et de célébration en commun.

En février 1968 il m’écrit de Shantivanam, il était sur le point de quitter pour s’établir finalement à Gyansu, en faisant un arrêt à Rishikesh et Dehra Dun.

Shantivanam 19/2
OM J’attendais votre lettre depuis longtemps...
Ce mot est juste pour vous donner un signe de vie, car je suis très pris ces jours-ci avec des visiteurs etc. J’attends fin de semaine le P. Mahieu pour décision finale au sujet de SV.
Écrivez-moi à votre retour de Wardha [ma visite a l’ashram de Vinoba Bhave]. Je vous ferai signe de toutes manières quand je quitterai ici, et nous verrons comment arranger une rencontre sur le Gange. Vous imaginez-vous qu’il y a des jeunes jésuites maintenant aussi qui me voudraient voir à Rishikesh ou Uttarkashi...

Cette « rencontre sur le Gange » à Rishikesh (en avril 1968) était inoubliable. Il y avait aussi le P. Mahieu (Francis Acharya) et les deux jeunes jésuites, Ajit et Anand Nayak. Swamiji nous emmenait dans le bosquet de manguiers en face du Sivananda Ashram qui était notre base, pour lire et méditer ensemble sur la Kena Upanishad, une des Upanishads plus radicalement advaitine. On se croyait retourné aux temps des Upanishads. Rien ne comptait sauf cette sagesse, transportée par les paroles et le silence de Swamiji.

Finalement établi dans son ermitage il m’écrit de Gyansu en juin :

OM Bien reçu votre lettre hier. Merci. Voici en gros les nouvelles.
Tous mes plans ont été bouleversés par cette chaîne de séminaires de l’Église de l’Inde....
Je passerai rapidement par Dehra Dun probablement le 14/15 juillet... et serai occupé à Rajpur à mettre en ordre les livres que j’y ai envoyé en avril...
Bon courage pour le Hindi ! Et toujours in Domino, shānti et ananda !

Je descendais de Mussoorie où je faisais le cours intensif de Hindi, et j’avais le privilège d’aider Swamiji à arranger ses livres qui étaient arrivés dans une grande malle de Shantivanam. Swamiji avait un pied à terre dans le Christian Retreat and Study Centre à Rajpur. Il choisissait juste l’essentiel parmi ses livres pour les emmener à Gyansu. Il me faisait cadeau de « L’expérience de la mort » du philosophe juif Landsberg qui est mort dans un camp de concentration. Peut-être c’était sa considération parce-que ma famille était persécutée par les Nazis.

Une lettre écrite en hâte de Gyansu le 20 février 69, avec un programme intense de voyages, m’invite à venir à Jyotiniketan, la communauté de Murray Rogers, pour célébrer Pâques. Dans cette lettre il parle aussi de son espoir autant que désespoir quant à l’Église. Pour la première fois il m’adresse « Dear Bettina ».

Il y a certainement tentation de désespérer. Pris entre conservateurs et têtes brûlés – de chaque côté sans intelligence ni ouverture spirituelle. C’est le renouveau spirituel qu’il faut prêcher le premier !
Donc arrangez pour la semaine sainte à Jyoti...Le reste pour une autre lettre ou mieux pour notre rencontre.

En fait, c’était une semaine sainte extraordinaire, avec un petit groupe de ses disciples, et avec une liturgie ‘adaptée’ au rituel védique du feu sacré. Il se réjouissait de mon amour du Sanskrit et des textes védiques et upanishadiques, et nous avons travaillé ensemble sur une liturgie en Sanskrit. Le feu de la nuit pascale et le feu védique Agni devenaient un seul grand symbole de la lumière divine.

Les années suivantes, en fait et sans le deviner les trois dernières années de la vie de Swami Abhishiktananda, notre relation s’intensifiait. La raison en n’était pas seulement son développement spirituel, mais des relations humaines qui nous liaient profondément. C’était d’une part la relation avec son ami spirituel Harilal ou Poonja, ‘disciple’ de Ramana Maharshi, qui retournait à Lucknow après sa retraite. Mais cette relation causait aussi pour la première fois des tensions, toutes causées par cet homme qui avait des pouvoirs spirituels extraordinaires, mais mélangés avec un psychisme compliqué et excessif. D’autre part c’était la venue de son vrai disciple Marc Chaduc en Inde, leur relation de guru-disciple, et le fait que Marc devenait aussi mon frère spirituel avec lequel nous pouvions partager nos expériences profondes.

Peut-être une autre faiblesse de Swamiji – sympathique mais quelques fois dangereuse – était qu’il se laissait souvent prendre par un enthousiasme pour des personnes spirituelles. Tel était le cas de Poonja. Il m’avait parlé de lui déjà en 1963, et donné le manuscrit de son récit sur Arunachala, décrivant leur première rencontre sur la montagne sacrée si impressionnante. Maintenant, comme j’étais à Varanasi et Poonja à Lucknow, il me poussait à le rencontrer. Dans une lettre de Gyansu il m’écrit le 20 février :

Bettina ! Merci de votre lettre. Votre réaction confirme la mienne. C’est à désespérer de voir jamais les Européens, même les meilleurs, reconnaître la relativité de leur approche du Réel. Avec toutes les conséquences que cela entraîne sur le plan politique comme religieux. Et d’abord l’incapacité de leur théologie à rejoindre le problème de la crise actuelle....
Je suis heureux que vous ayez rencontré Poonja. Son sens spirituel est d’une pureté de ligne difficilement trouvable par ailleurs... Il a une honnêteté que vous rencontrez rarement. C’est autre chose que les gens de Rishikesh ! Sa rencontre pose cependant aux chrétiens un ‘challenge’ bien plus fort que l’hindouisme dévotionnel ou intellectuel des ashrams. Elle vous met en face de vrais problèmes. Et c’est sa rencontre après celle de Ramana et Gnanananda qui m’a marqué aux Indes plus que tout...
Je pense à lui en préparant actuellement un papier pour le séminaire de Kurseong (les Jésuites) en mai : Cosmic Revelation and Revelation in Christ. Comment retrouver le Christ dans sa transcendante personnalité au sortir de la nuit (fulgurans tenebrae) advaitine. Le problème fondamental posé à la théologie chrétienne ici d’abord – et dont on voudrait faire saisir l’urgence aux penseurs chrétiens d’Occident. Plus qu’un problème, un mysterion.
...

Le 16 mars 1970 il m’écrit :

Om Bettina ! Votre lettre du 11 m’arrive ce midi. Je comprends vos désirs pour Pâques ; il est malheureusement trop tard pour arranger quoi que ce soit....
Poonja n’est plus à Rishikesh....Il s’annonce ici en avril. Mais depuis toujours son programme est absolument imprédictible. Il est bon que vous avez rencontré cet ‘authentique’, et qui n’a pas les réticences de nos cerveaux grecs à parler brutalement de l’expérience du non-deux. Antérieurement à toute recherche théologique, cette expérience doit être sentie en sa vérité essentielle. Une théologie incapable de l’intégrer demeurera boiteuse,
anrta [Sanscrit] ‘inexacte’. Notre pensée gréco-chrétienne est sans doute réduite aux abois. Mais la formulation ‘grecque’ des données de la Révélation que nous appelons Trinité, Incarnation, est-elle donc si intelligible ? La problématique même que pose l’advaita ne se retrouve-t-elle au centre même de ces deux ‘dogmes’. Et n’est-ce pas notre accoutument qui nous permet de les réciter sans cligner ? Mais l’advaita n’a de sens qu’une fois dépassé l’intellect. Et une fois ce dépassement accepté, tout se résout...

Et il se réfère à la situation liturgique à Varanasi où Panikkar avait initié une liturgie vivante avec les étudiants, et où Swamiji venait toutes les fois qu’il nous visitait :

Je ne m’étonne pas des échecs liturgiques à Varanasi. Ce que R. a essayé n’a jamais été assimile par les gens. C’est d’ailleurs le reproche général aux adaptations liturgiques actuelles : il y manque une infrastructure catéchétique...

Deux jours après il m’envoie une carte postale avec une méditation ‘advaitique’ pour Pâques :

Gyansu 18/3
Sainte Pâque
Pâques fête d’advaita car fête du aham asmi (JE SUIS). Découverte de cet ‘esse’, au sein de toute naissance, de toute mort – qui est mien et qui me libère de tout mien, qui
m’emporte au-delà de moi. Ni je, ni tu, ni dedans ni dehors – l’océan incirconscrit dont la parole ou le silence ne peuvent rien dire...
OM Abhishiktananda

Le 9 juillet il m’écrit en Autriche. Je lui avais envoyée une machine à écrire qu’il venait de recevoir (le don d’amis en Suisse qui avaient difficultés à déchiffrer son écriture !). Il se réfère de nouveau à Poonja : « Pour les âmes capables P. est un guide excellent et un guru qui s’efface devant l’unique maître... » Malheureusement ce n’était pas exactement le cas comme on verra plus tard. Il continue :

J’aimerais parler avec vous de tout ce vous me dites quand vous serez rentrée....
Il y a ici une
grâce que ne comprennent pratiquement jamais ceux qui n’ont pas eu un contact prolongé – biologique autant que psychologique oserais-je dire - avec l’Inde. La grande lacune de théologiens et même de contemplatifs d’occident. Et pourtant cette grâce d’advaita est le moyen privilégié sinon unique pour l’Église de traverser sa crise épouvantable. Pendant que le Pape maintient les arrières, il faut que la percée se fasse ‘pour tous’ par quelques-uns par où tous entreront l’heure venue découvrant le non-manifesté au cœur même de la manifestation et l’ekam eva advitîyam au sein de tout.
Ekatve ātmani (dans l’unité de l’àtman)
Abhishiktananda

Cette dernière phrase montre de nouveau qu’il était loin d’une vision védantine du monde comme māyā et s’approchait beaucoup plus d’une vision shivaite non-dualiste. [5] 

En répnse à un petit cadeau que Maria Bidoli et moi lui avaient envoyé – un sceau avec OM en ivoire – il répond le 22 septembre, toujours de son ermitage à Gyansu :

Bettina ! OM ! Votre lettre est arrivée hier et le petit paquet deux jours avant. Comment vous remercier de ce si joli – et symbolique - souvenir (sigillum super cor tuum, etc...), et encore plus d’une attention si délicate, à laquelle les moines ne sont guère habitués.
Comme j’aimerais causer avec vous de tout ce que vous me dites. La sécularisation du ministère sacerdotal va conduire nécessairement à une dévaluation du sacrement. L’appel de l’Esprit passera de plus en plus par l’au-delà des formes ; mais comme vous le remarquez, que d’ersatz de l’Esprit sont sur le marché actuellement, et l’on se trouve perdu entre sécularisme et faux spiritualisme. Il faudrait un cri d’alarme qui perça jusqu’au fonds des cœurs....
J’ai envoyé le mois dernier à Raymundo mes essais de textes sanskrits pour la messe. Ci-joint aujourd’hui un autre projet d’anaphore qui vient de me venir. Je vous l’envoie tel quel, il n’est pas encore à point. Mais quand le OM commence à faire part d’une liturgie quelconque, ne mine-t-il pas par le dedans même tout essai s’exprimer sa foi ?...

Puis il se réfère à la publication de son livre sur Gnanananda. En même temps il venait de recevoir une lettre de son ashram (Gnanananda Thapovanam, près de Tirukoyilur) avec des photos. Il commente :

Alas ! les nouvelles reçues en même temps montrent que l’asram s’agrandit, se bâtit. L’expérience montre que l’Esprit survit rarement quand l’asram passe en ‘pierres’....

Il partage avec moi ses soucis quant à Sr Thérèse Lemoine pour laquelle il se sentait responsable.

Suit une indication intéressante que Swamiji avait une certaine connaissance du cercle autour de Lilian Silburn, de la Revue Hermès, et par cela, de Śivaisme du Kashmir :

Votre image est belle [je ne sais plus laquelle], et le texte de Lalla aussi. J’ai reçu de Mr Masui ‘Le Vide’ et ‘Le Maître Spirituel’. Bien intéressants, surtout les textes genuinely orientaux. Mais que d’intellectualisme, et que d’attention aux soi-disant expériences ! Comme Ramana plane au-dessus de tout cela ! Le guru de L.S. (Lilian Silburn) vit (ou vivait) a Kanpur. J’en ai entendu beaucoup parler au temps où L. était en correspondance avec le P. Monchanin (elle-même je ne l’ai rencontré que qq minutes à Bombay en 57)...

Il termine cette longue lettre par :

Je me réjouis de l’élan du petit groupe de Varanasi, et soyez sûre que ma prière l’accompagne. La diminution des forces et le manque de contact avec le mouvement du monde et de l’Église me feront sans doute vivre de plus en plus en ermite, mais au moins par être-là, ici, pourrait-je peut-être aider un peu à ce qui se fait.
Aidez votre évêque à saisir les besoins de Varanasi. Il est certainement ouvert et profondément surnaturel. Cependant il évolue dans un tout autre milieu que nous, et il faut le conduire pas à pas pour éviter qu’il ne se heurte et qu’il ne craigne. Je le verrai avec plaisir quand l’occasion se présentera d’aller par là-bas.
In Spiritu. Merci de tout. Que l’Esprit vous
perde dans le ‘fond’ !
Abhi

Entre temps ma relation avec Poonja s’était intensifiée, et même que je n’avais pas l’intention d’en faire mon guru, il m’a donné un nom : Radha. Abhishiktananda était justement critique de ce développement pour lequel il était partiellement responsable. Il m’écrit le 4 novembre 1970 :

OM Radha !
Savitri, Bettina, Radha, qu’importent les noms ? Tout n’est-il pas du surimposé ? Tout n’est-il pas de mayiques reflets et jeux de l’invisible, inexprimable, etc.?
Votre séjour à Vrindavan [l’ashram de Poonja a Lucknow] ne vous aura rien appris, car rien n’est à apprendre – comme dit Gnanananda, tout plutôt n’est-il pas a désapprendre ? Mais quand l’âme est prête il suffit de pointer, de faire faire attention, comme dit Śankara dans son bhāsya, et alors on se retrouve en plein midi. Quand Enrique [Aguilar, ex-moine de Montserrat] revint de sa première rencontre avec P., je lui demandai un jour pourquoi il ne s’intéresse plus à telle ou telle chose. Je n’oublierai jamais sa physionomie et sa réponse : « Pour quoi faire ? » Malheureusement son éveil ne fut qu’en rêve. Car l’éveil vrai réclame un cœur totalement libre....

Et il termine par (en Sanskrit) :

ekātmani (dans l’unique ātman).

Quelques jours plus tard (Gyansu 8 novembre) il m’écrit entre autres :

Je suppose que le ‘charme’ de Vrindavan demeure. Mais vous vous rendez compte combien ce ‘charme’ est dévorant et dévastateur. Ni ātman ni an-ātman, ni sat ni asat. Plus de dhyāna a objet, ni même sur le Soi à soi réflectif, un pur jaillissement d’aham, de OM....
Problèmes théologiques insolubles sinon au plan où il n’y a plus de problèmes ; mais comment faire comprendre à qui n’est pas
evamvid qu’il n’y a personne qui ne soit evamvid !
Atītatve (dans l’au-delà) – mais l’atitatva de moi, de qui ?
Abhi

Le 24 novembre il m’écrit de Gyansu :

C’est une joie de savoir que vous avez enfin atteint votre vraie profondeur. Il y a sept ans je soupçonnais que votre vraie voie était là-même. Cependant l’exemple même de P. vous montre que le sahaja est sur un plan absolument différent de la vie extérieure. Il n’a aucune incompatibilité avec quoi que ce soit. ...
Le sens de la guhā peut pratiquement obliger à des ‘withdrawals’ temporaires, mais il n’affecte pas le prārabdha (cet ensemble de circonstances héréditaires, culturelles, sociales, &c qui forment le cadre de notre vie). Je suis sûr que l’adaptation se fera peu à peu et que vous reprendrez un goût total quoique détaché à vos études – lesquelles sont normalement votre prārabdha. Ce n’est point de sannyāsīs ou d’ermites védantins dont l’Inde ni l’Occident ont actuellement le plus besoin, mais de gens qui ont percé le secret de l’advaita et sont capables de révéler ce secret au milieu même du monde. ...

Après un séjour en commun à Lucknow, plein d’expériences extraordinaires, il m’écrit :

Jyotiniketan 27/2 (1971)
Ces jours à Lucknow ont été merveilleux pour moi aussi.... (illisible) Mon rationalisme hellénique limitait encore beaucoup trop la līlā [le jeu] de l’Esprit. S’il veut danser pourquoi faire la moue ? De toutes manières je suis heureux que cette rencontre ait brisé votre coque d’intellectualisme qui n’était pas sans vous cacher à vous-même. Pour la suite j’ai confiance en l’Esprit à travers tous les līlās....
Abhedabhakti [dévotion non-duelle] est une approche nécessaire quant on part du multiple. Et c’est, du moins in its core l’approche que j’ai ébauché dans Sagesse (quoique sous autre angle) : Mais il y a aussi le silence du jñānī... Pourquoi limiter l’Esprit ? Il se joue partout...
Dans la joie et la liberté de l’Esprit
Abhi

Il m’écrit pour Pâques de Gyansu :

OM Bettina !
La Résurrection c’est l’Éveil à ce qui est au-delà. Et dans l’éveil la koinonia s’est sublimée. On ne parle plus des ‘éveillés’ au pluriel pas plus qu’il y a du pluriel au mystère trinitaire...
[6]
Dans la lumière de l’Éveil

Encore en se référant à mon temps avec Poonja il écrit :

Gyansu 10 juin 71
... Les mois derniers ont été pour vous une libération :
hamsamārga. Il fallait cela pour vous libérer de vos complexes et aussi de votre ‘idée ‘ de jñāna. Maintenant, P. présent ou non, vous êtes capable de reconnaître le susurrement d’Arunachala – qui, comme le Seigneur, n’est découvert que lorsqu’il a disparu. Tant que vous aurez besoin d’A. vous ne l’aurez pas encore découvert. Cependant il faut des signes - la cloche qui sonne le réveil. Mais ce n’est pas la cloche qui donne l’état éveillé ... Tout si simple, mais si démolissant pour notre pauvre petit raisonnement, qui veut toujours savoir.

Dans la même lettre il exprime ses soucis quant à la nouvelle que des ‘missionnaires’ syriens du Kerala ont le plan de s’installer à Uttarkashi. Il pense même à quitter son cher kutiya pour éviter des conflits. Il parle aussi de sa dernière rencontre avec Murray Rogers qui, avec la communauté de Jyotiniketan, allait quitter l’Inde et s’installer a Jérusalem – une vraie tristesse pour lui. Il termine sa lettre par:

J’espère donc vous voir à Varanasi bientôt.

Après la grande crise avec Poonja Swamiji était venu à Varanasi pour réconforter nous trois, et je n’oublierai jamais une messe qu’il a célébré autour du thème de l’unique sadguru. Il m’écrit de Gyansu le 17 décembre :

Je vous souhaite pour Noel l’éveil de plus an plus ‘intégrant’ à l’aurore éternelle !
Au-delà de toute forme, in spiritu, au-delà du rire, de la joie, de la paix sentie.
En le mystère non-duel
Abhishiktananda

Encore dans le contexte de reprendre après la crise avec Poonja, qui avait essayé de créer une rupture entre nous, il m’écrit en hiver du 1972 (2/1) :

OM Merci de votre lettre. Elle me met du baume au cœur. J’avais été trop peiné par ces ‘nuages’ ! Vous avez réagi en fidèle disciple qui voit au-delà même de ce qui est regrettable...Des relations d’amitié par contre risquent d’être blessées profondément par de tels procédés... Que tout transpire et transparaisse à vous cet éveil dont vous avez été illuminée. C’est cela même qui en aidera d’autres ...

D’autres lettres concernent sa grande désillusion avec Poonja, mais je n’y entre pas. Tous ces mois en 1971-72 il y avait la chance de nous voir car Swamiji passait souvent à Varanasi.Il était désormais tellement habitué à sa solitude que même des assemblées comme un séminaire qu’il donnait à Poona dans le CPS Ashram œcuménique lui donnaient de la peine.

Poona 30/3 (1972)
Je suis à Poona où ce séminaire marche fort bien avec une excellente lecture contemplative des Upanishads chaque jour et fort intéressant. Mais qui a l’habitude de vivre seul a toujours du mal à se faire à la vie commune. Des Ashrams se fonderont dans les années qui viennent fort différents. L’Esprit est pluriforme. Mais tout se meut dans l’Esprit.

Les troubles avec Poonja mis à part, j’étais en contact constant avec Marc qui me transmettait aussi ce qu’il recevait de son guru, par lettre ou à vive voix. Toutes les fois qu’il passât à Varanasi il habitait chez moi et il y avait des échanges et méditations profondes. Finalement je reçois la lettre de Swamiji me communiquant son initiation comme sannyāsī.

Rajpur 2/7/1972
Bettina OM Un plaisir d’avoir de vos nouvelles après fort longtemps. Il est très normal d’être sans messe à la pentecôte. N’est-ce pas le temps par excellence d’au delà du voile ? Dites d’abord mon meilleur souvenir à Vivek et M. Thérèse. Je garde de Binsar (1959) un souvenir unique, renouvelé par la joie de Marc en décembre dernier.
Maintenant une grande nouvelle concernant Marc. Samedi dernier il a reçu le sannyāsa dans le Gange en une très simple mais merveilleuse cérémonie dont les officiants étaient Chidanandaji et moi. Cela était en course depuis six mois. Et le temps en était venu. Au contraire de la cérémonie courante (en
kramasannyāsa) on n’a pas rappelé Marc en finale mais je lui ai donné l’envoi vers ces lieux dont na punar āvartate ... Et il est parti en son vêtement ocre, tête rasée, à la main une couverture et son bol à aumône car il veut avoir à tout prix pour commencer une ou deux semaines de vie errante sans aucun argent vivant de bhiksā et couchant n’importe où. Je ne sais pas moi-même où il est. Il doit revenir cependant tous les dix jours environ chez le policier de Rishikesh qui est devenu son grand ami (et donc pour moi aussi) pour voir si rien n’est arrivé de Delhi. Il attend incessamment la réponse à sa demande (en mars) de rester jusqu’en fin septembre. S’il l’obtient il demandera en septembre un nouveau visa d’un an. Cela est sans importance. Le sannyāsa l’a fixé dans un autre monde. Les semaines précédentes furent consacrées à l’étude des Samnyāsopanishad. C’est terrible l’idéal du sannyāsa ! Et lui est radical. La veille jour de  jeûne, puis nuit de lecture et méditation, close à l’aube par la célébration eucharistique. Qu’il était beau au sortir de l’eau et quand nous l’eûmes revêtu de drap kavi. Nous étions tous trois absolument rayonnants. Chidananda me disait après qu’il avait rarement donné le sannyāsa avec tant de joie. J’avais préparé un long papier pour préciser le cas de ce sannyāsa très particulier. Ce papier va paraître dans le magasin de l’asram....
L’idéal du vrai sannyāsa me donne de plus en plus la nostalgie. Marc m’a tant reproché d’écrire en littérateur mais de ne pas en tirer les conséquences. Il faut revenir au grand Arsène : fuge, tace, quiesce. A part Dehra et Rishikesh j’ai juste été une fois à Delhi pour Sagesse en cours d’année....
Dans la joie non-née
Abhishiktananda

En février 73 il m’écrit de Rajpur, et il se réfère aussi à ma relation avec Marc. Marc avait fait un grand pèlerinage et rencontré des hommes spirituels exceptionnels. [7] 

Marc a eu la chance de rencontrer de vrais bouddhistes ainsi que de vrais chrétiens et de vrais hindous. Il faut qu’il vous aime bien pour vous avoir laisser partager le secret de mes lettres – ekam eva advitīyam –
Il ne faudrait pas être trop dur pour les essais au niveau de l’institution. Il y a beaucoup là à aider aussi... (illisible). Autrement le peloton à avant garde risque de se détacher et de tourner à la secte ésotérique. Je suis souvent partagé entre le choix de ‘pureté’ et d’aide, aussi pour le séminaire de Bangalore.
Il est certain que le radicalisme de jeunesse de Marc pose de dures questions à qui ‘joue’ encore avec les concepts et y prend plaisir... Mais c’est un choc salutaire ! 
[8] A Dieu vat !
Je ne crois pas que R. (Panikkar) ait encore trouvé l’implication à son ‘demeurer chrétien’, même dans son ‘Supername’ - au fond je le crois beaucoup plus chrétien (au sens courant) qu’il ne se pense lui-même. L’expérience de l’Orient conduit à un tel VIDE (votre mot) – PLENITUDE que quoi que ce soit de particulier est incapable de s’infiltrer. Et qu’est le christianisme sans nāmarūpa...
L’Eucharistie c’est le MADHU de Br.Up. 2.5 : manger tout – être mangé par tout. C’est cela le vrai yajña. Quand nous célébrerons ensemble nous lirons ce chapitre....

Il termine par une référence très concrète liée à la nourriture !

Mon dîner est sur le feu...
Abhi

Puis vint le grand choc de sa crise cardiaque que Swamiji communiquait soi-même dès qu’il en était capable. Ça s’est passé le 14 juillet à Rishikesh, après son temps intensif à Ranagarh avec Marc. Les faits sont connus et publiés. Mais déjà 20 jours après il m’écrit de Rajpur où il était venu se reposer, et il y avait un message aussi pour ses autres amis de Varanasi.

Rajpur 5/8 (1973)
OM Pour vous Bettina, aussi pour Shanta et pour Raymond quand il rentre.Le 14/7 a Rishikesh j’ai eu une crise cardiaque au Bus Stand et j’ai survécu du à un concours inattendu de circonstances. Après un repos total de 15 jours (par la gentillesse de Chidanandaji) je suis venu à Rajpur où je me remets lentement. Dès que je pourrai dans 8 ou 15 jours au plus j’irai à Indore pour une longue convalescence.
Ce furent jours de grâce ! Gratias Deo
Doxa tou theou en pasin [en grec]
Abhishikta

Les trois dernières lettres avant son « grand éveil », écrites du Nursing Home à Indore me touchent encore profondément.

Indore 29/8
Bettina OM Merci de votre lettre – si proche.
Je suis arrivé à Indore il y a 10 jours et me remet lentement....Puis je ne sais ce que le cœur permettra. Je pense remonter à Uttarkashi au printemps prochain mais crains fort de ne plus pouvoir y demeurer de façon permanente. C’est trop loin et trop montueux. Je ne peux guère demeurer seul désormais et continuer à mener une vie d’absolue indépendance. Dominus providevit in tempore opportuno.
Marc a passé près d’un mois avec moi. Il a fallu une ‘inquiétude’ interne chez lui à mon sujet pou le faire quitter sa solitude....
Il n’y a pas de doute que les émotions d’autour la dīksā de Marc ont été trop fortes pour le cœur physique. Plus encore, une semaine que nous avons passée ensemble seul dans la jungle aux bords du Gange du 10 au 14 juillet. Quelque chose d’absolument imprévu et où la ‘Śakti’ de Śiva a pris possession de nous d’une façon unique....

Il raconte de nouveau ce qui s’est passé le 14 juillet.

J’aimerais vous retrouver et partager beaucoup de choses. Je doute qu’ici ce soit facile car c’est trop grande distance. Mais l’occasion certainement se trouvera....
Joie et paix dans l’unique Éveil !
Abhishiktananda

Je serais certainement allée a Indore pour le rencontrer, mais en même temps j’étais malade et à l’hôpital. Comme ça j’ai manqué ce dernier darshan, comme on dit en Inde. Même dans sa condition d’extrême faiblesse il se fait encore des soucis pour les autres. J’étais très émue de recevoir ces paroles :

Indore 15/10
OM Amie Bettina. Vous voici à l’hôpital vous aussi. Le fait que vous écrivez et avec une bonne écriture montre au moins que vous êtes désormais dans le śukla paksam en route vers la full recovery.
Votre lettre est arrivée une heure après le départ de O. Baumer et de son fils, samedi matin 13. Nous avons eu 3 jours excellents ensemble, cependant bien déçus de la semaine que nous espérions passer au bord du Gange ! On a beau se dire libéré des
loka, il y a tout de même des loka qui disposent davantage à l’éveil.

Puis il parle de Raymond Panikkar et du Père Dominique. Les Carmélites, soit de Soso (Ranchi) que de Pondichéry l’ont invité à passer l’hiver chez elles pour se reposer. Cela ne devrait plus être. Il compte encore avec la possibilité d’aller au Carmel de Ranchi.

Si je décide d’aller à Ranchi j’arrêterai certainement à Varanasi pour voir vous, R. et Shanta. Ce serait éventuellement la dernière semaine de novembre. Mais mon programme demeure très indéterminé. Il faut compter avec le śarīram (le corps) comme jamais je n’eu à le faire...
Marc est toujours en sa merveilleuse solitude de Ranagal... mais il lui faudra la quitter bientôt. Question de ravitaillement...
Paix er joie toujours à travers tous les loka.
Abhi

C’est comme s’il comptait déjà avec ce loka-aloka de l’au-delà du corps qu’il devrait atteindre le 7 décembre.

Ce n’est que dans sa dernière lettre (au moins la dernière préservée) qu’il parle franchement de sa faiblesse. Les visites même des plus proches le fatiguent, et donc il me déconseille de venir – une grande tristesse.

Indore 31/10
OM Bettina ! Il était trop tard pour répondre à votre lettre de Patna avant votre départ éventuel pour ici. En fait, vous avez mieux fait de ne pas venir. Depuis jeudi j’ai eu visites sans discontinuer – toutes fort agréables. Commençant par Ajit. Hier c’est le P. Dominique. Mais aujourd’hui je suis absolument K.O. J’ai pu juste le garder près de mon lit à peu près incapable de lui parler. Mère Théophane l’a convaincu de rester jusqu’à dimanche.

Il reçoit des nouvelles du congrès monastique de Bangalore où il était invité et ne pouvait pas aller.

J’ai les cartes de Bangalore, Shanta et Francis Mahieu qui m’ont simplement ... (illisible). On disait que le clou du congrès était la visite à Sai Baba ! D’après les renseignements reçus, on cherchait à la loupe les moines indiens, chrétiens comme hindous, et les ‘experts’ occidentaux placotaient et devisaient selon leurs propres catégories. Nul regret de n’être pas allé.
Un mot très gentil de Bishop Patrick, quand il a su mon ‘aventure’.
Finalement je ne vais pas aller à Ranchi si tôt. J’en suis absolument incapable. Messe conventuelle et parloirs sont au-dessus de mes forces pour longtemps encore. En conséquence l’arrêt à Varanasi et la joie de vous rencontrer tous est remis à je ne sais quand. Et votre santé à vous ? Avez-vous retrouvé vos forces ?
Juste ce mot car aujourd’hui je suis par trop épuisé. Et je voulais vous donner quelques nouvelles.
In Spiritu     Abhishiktananda

Peut-être c’était vraiment sa dernière lettre. On pourrait tirer plusieurs conclusions après la lecture de ses lettres, mais je veux les laisser parler elles-mêmes, et être ouverte à des questions qui peuvent se poser. Quand même une dernière remarque, en citant Raimon Panikkar dans une interview : ce qui caractérisait Swamiji le plus c’était sa sincérité. Sincérité dans sa recherche unique de l’Éveil, sincérité dans sa fidélité à ses deux traditions, à l’Église et à la tradition de l’hindouisme qu’il avait fait sienne, et sincérité dans ses relations humaines. J’en ai fait l’expérience.

NOTES

[1] James Stuart, Swāmī Abhishiktānanda: His Life Told through his Letters (Delhi: ISPCK, 2000)

[2] “Swamiji”  est la façon respectueuse d'adresser un moine en Inde (à comparer avec “Dom”).

[3] Fanchette est un prêtre catholique de l'Ile Maurice. Après ses études à Rome il se rendait en Inde pour se joindre à Abhishiktananda à Shantivanam. Abhishiktananda trouvait en lui les dons « naturels et surnaturels », et il espérait beaucoup qu’il puisse rester, mais son évêque l’a appelé et il ne pouvait plus retourner en Inde.

[4] Cf. son livre Une Messe aux sources du Gange (Paris : Le Seuil, 1967) ; en anglais The Mountain of the Lord (London : S.P.C.K., 1974).

[5] Cf. mon article “From Puruşa to Śakti: Abhishiktananda’s Experience in the Light of the Upanishads and Kashmir Śaivism” dans Witness to the Fullness of Light, ed. William Skudlarek OSB and Bettina Bäumer (New York: Lantern Books, 2011).

[6] Cela rejoint son intuition exprimée dans le Journal (2 juillet 1971, p. 405) : « Chaque prophète est ‘un’ transcendentalement. Ils ne se ‘comptent’ que dans un milieu psycho-spirituel donné ... ».

[7] Lors de son pèlerinage au Kashmir (surtout a Amarnath) il a aussi rencontré Swami Lakshman Joo et en donne une description de son impression profonde. C’est 14 ans après le samadhi d’Abhishiktananda que je devais le rencontrer et devenir sa disciple – sans savoir que Marc l’avait connu.

[8] Il se réfère a lui-même, mais on peut discuter de la justesse de Marc de critiquer son guru.

 
 
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