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Dilatato Corde 5:2
July - December, 2015
Un moine italien chrétien et un italien devenu bouddhiste cherchent à entrer en dialogue l’un avec l’autre, en privilégiant certains thèmes, comme celui de l’amour-compassion. Le résultat est un livre en quatre chapitres. Dans le premier, le moine chrétien s’expose et donne des points de repères pour permettre de dialoguer avec l’autre. Il ouvre l’horizon sur toute la recherche récente concernant le thème de la compassion, comme par exemple le travail original de Karin Armstrong (A Charter for Compassion) et l’étude récente du cardinal Walter Kasper sur la Miséricorde. Dans le second, le bouddhiste s’expose et clarifie identité, notions clefs, pratiques et compréhension notamment de la compassion. Les deux rails restent jusqu’à un certain point à distance respectueuse l’un de l’autre. On apprend bien des choses dans chacun des deux premiers essais, qui, à l’origine, étaient deux conférences données chacune à part devant des auditoires très différents. Mais le débat prend du mordant au chapitre trois, quand le bouddhiste Mauricio s’aventure à relire les présupposés avancés par le chrétien Matteo. Ce dernier, n’est-il pas préoccupé de retrouver avant tout dans l’autre ce qui fait écho et est en consonance avec son propre espace spirituel, ce qu’il appelle de façon quelque peu englobante : « le mystère christique » ? Mais où est le respect de la différence ? Ne suis-je respecté que là où je ressemble à l’autre en ce qu’il peut apprécier en moi ? Et là où je ne lui ressemble pas, est-ce que je reste alors hors de sa perspective ? Le dialogue, doit-il chercher le Christ dans le monde compris par la tradition bouddhiste et le Bouddha dans le monde saisi par la vision chrétienne ? N’est-ce pas plutôt au bouddhiste de découvrir le Christ comme le cœur du monde chrétien et au chrétien de trouver le Bouddha au cœur du monde bouddhiste ? Voilà quelques-unes des questions les plus que pertinentes. Autre exemple : la règle d’or est présentée plus d’une fois comme une règle universaliste, attestée partout. Mauricio signale que Confucius la connaît mais avec des nuances qui échappent souvent au lecteur occidental et que dans le bouddhisme elle n’est pas attestée telle quelle. Il signale la force (en face de la loi de la jungle) mais aussi les limites de cette maxime célèbre. Il avertit du coup qu’une réciprocité tant désirée n’est pas si souhaitable que cela : elle peut cacher une tendance de réduction de l’un à l’autre au lieu d’honorer jusqu’au bout la merveilleuse différence, irréductible de l’autre au même. Mauricio met également en cause qu’un dialogue puisse prendre comme point de départ « le canon des Ecritures » des uns et des autres, comme le propose Matteo. Cela aussi est fort pertinent, notamment parce que les « canons » en Orient sont étonnamment divers et finalement peu « canoniques » et ensuite parce que bien des maîtres mettent en cause, radicalement, le recours à l’écrit. Naïveté du jeune moine chrétien, ou faut-il dire plutôt, beau témoignage typique de qui est formé depuis le berceau à la lectio divina ? Il reste qu’en milieu bouddhiste la grande transmission peut allègrement se passer du recours aux textes. Inversement, en monde chrétien on ne lit pas les textes en dehors d’une tradition herméneutique complexe où liturgie, vie spirituelle et vie communautaire forment la grande harpe sur laquelle il faut nécessairement tendre la corde du texte en question pour qu’il y ait compréhension adéquate. Aussi les cas bibliques cités par le bouddhiste où la compassion est bien loin d’être évidente dans le comportement du héros biblique, fut-il Jésus (maudissant un figuier ou envoyant deux mille porcs se noyer dans la mer) mettent en évidence qu’un texte lu sans la harpe de la tradition peut choquer ou sonner terriblement faux. La structure du livre laisse en un dernier chapitre la parole au jeune moine chrétien. Celui-ci cherche à développer un discours qui stimule les deux partis à aller de l’avant, ensemble, sur la voie de l’amour-agapè et la compassion-karuna. Il se montre remarquablement bien informé de la réflexion récente de bien des pratiquants du dialogue, ce qui offre une anthologie stimulante sur la rencontre interreligieuse. Mais surtout, en finale, sous le titre « une autre voie », il accueille les remarques faites par le bouddhiste et réagit en moine : c’est dans la pratique du silence, de l’hospitalité, de la méditation, de la lectio qu’une voie se trace, plus lente, moins théorique, mais autrement plus fructueuse. Oui, ces quatre chapitres ont tout d’abord traversé les deux interlocuteurs mais ne manqueront pas de provoquer une saine remise en question chez tout lecteur, qu’il soit bouddhiste ou chrétien ou simplement homme curieux d’en apprendre sur les démarches mûries dans l’univers actuel de l’échange interreligieux. Voici un petit livre qui, comme tout bon symbole, « donne à penser » (Ricoeur). Merci à la générosité des deux dialoguants qui s’y sont livrés !
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