|
VOLUME X, Number 1
January - June 2020 UN MARIAGE AVEC L’HINDOUISME « Ainsi l’homme quittera son père et sa mère pour s’attacher à sa femme, et les deux deviendront une seule chair » (Gn 2, 24). Selon la parole des origines qui court à travers les Écritures pour se retrouver dans la bouche du Christ (Mt 19, 5) et dans la Lettre aux Éphésiens (Ep 5, 31), l’homme qui se marie doit laisser la maison paternelle pour se confronter à l’altérité d’autres personnes qu’il apprendra peu à peu à connaître : d’abord son épouse, puis ses enfants dont il découvrira avec bonheur et âpreté parfois qu’ils sont des libertés inaliénables sur lesquelles il ne pourra jamais mettre la main. Dans cette aventure de l’autre, se revit le destin d’Abraham à qui le Seigneur enjoignit de « quitter son pays, sa parenté, la maison de son père pour le pays qu’il lui indiquerait » (Gn 12, 1). De façon très claire, l’homme biblique sait que, même douloureusement, il doit être sevré de la demeure de l’origine pour entreprendre un pèlerinage vers l’inconnu, dans la foi nue envers Celui qui l’a convoqué à l’altérité.
Même s’il ne fonde pas de famille selon la chair, le prêtre catholique est appelé lui aussi à une telle aventure et même, pourrions-nous dire, d’une façon exponentielle car son sacerdoce est en demeure de répondre à tous les autres frères et sœurs qu’il rencontre quotidiennement. S’il est fidèle, le prêtre ne connaîtra aucune complaisance dans les « foyers clos », les « portes refermées » et les « possessions jalouses du bonheur »[1] mais il sera au contraire toujours en sortie. Personnellement, il m’a été donné d’en faire l’expérience depuis plus de deux décennies, au cœur d’un étrange mariage avec l’hindouisme qui est l’une des réalités les plus saillantes de ma consécration à l’Inde. Très jeune, en effet, j’ai quitté la « maison du même » que peut être dangereusement l’entre-soi chrétien pour vivre un catholicisme au grand air en compagnie des croyants hindous. Mystérieux appel qui unit mes racines chrétiennes plantées profondément dans le sol mystique de la Chartreuse – la terre de mes ancêtres –, mon enfance en une Bretagne immémoriale de foi et de dévotion et la Rome pontificale où j’ai achevé ma formation théologique avant le départ pour la Bénarès pluri-religieuse en laquelle l’arbre de mon attachement au Sauveur a étendu toujours plus loin sa ramure.
Dans cet exode, je ressemble un peu au fils cadet de la fameuse parabole qui, après avoir demandé sa part d’héritage, quitta la maison paternelle « pour un pays lointain » (Lc 15, 13). Cependant, bien loin de dissiper l’héritage de la foi chrétienne, mon envoi missionnaire m’a conduit au contraire à le faire fructifier en terres hindoues, en ayant pour seul modèle le Fils éternel qui « est sorti d’auprès du Père » et « est venu dans le monde » (Jn 16, 28) pour se risquer à toutes les altérités humaines dans un don sans retour de sa personne. Aujourd’hui, après vingt ans de mariage avec le peuple de l’Inde, j’aimerais recueillir quelques fruits de mon pèlerinage au cœur de l’hindouisme – religion avec laquelle j’entretiens un dialogue intérieur au long-cours.
Dévotion et sagesse
Des premiers jours en Inde, je me souviens d’un dimanche de novembre 1997 où, assis sur les marches du bassin de Mylapore à Madras, je regardais les fidèles descendre dans les eaux lustrales avant d’entrer dans le parvis sacré du temple. Plus encore, je me revois un mois plus tard, la nuit de la pleine lune de Karthikai, gravissant les flancs d’Arunachala avec des milliers de pèlerins pour recevoir au sommet de la montagne la vision du grand brasier lumineux. Cette rencontre inaugurale avec l’incandescente dévotion religieuse (bhakti) m’a préservé de toute réduction intellectualiste de l’hindouisme – tentation dans laquelle tombent si souvent les Occidentaux quand, à l’aide de la raison grecque, ils cherchent à classer ce qui est inclassable et à comprendre ce qui est incompréhensible car au-delà d’un simple logos rationnel. Au contraire, avec la disponibilité intérieure de la jeunesse, je me suis laissé emporter par la foi de mon nouveau peuple dans ses manifestations les plus diverses et les plus déroutantes – comme dans les pénitents tamouls à la langue percée d’une grande aiguille. Ainsi conduit en silence par la ferveur religieuse qui émeut l’être jusqu’aux racines, j’ai été capable de parvenir au seuil de ce qui habite l’âme hindoue, sans passer par le truchement des mots et des idées. J’ai alors découvert un peu du cœur brûlant de l’hindouisme au lieu où l’on accède par le prapatti, le surrender, l’abandon de soi à l’amour divin – un abandon qui n’est en rien passif mais, au contraire, tout recouvert d’un désir insatiable. J’ai ainsi « compris » que, dans une telle bhakti, c’est précisément la remise de soi à Celui qui nous dépasse qui donne tout son sens à nos vies au cœur de l’univers. Et le signe de la grandeur d’un tel abandon se trouve dans l’humilité de l’offrande que l’homme fait à son Dieu : « Qui m’offre avec dévotion seulement une feuille, une fleur, un fruit ou même un peu d’eau, j’accepte son don car il a été accompli avec un cœur pur rempli d’amour »[2].
Saisi par la force intérieure de l’hindouisme tel qu’il est vécu quotidiennement, je me suis mêlé aux foules des pèlerins et j’ai marché avec eux vers les sanctuaires des plaines et des montagnes. Avec une joie sans mélange, j’ai vécu les fêtes religieuses qui rythment de mois en mois la vie de mes amis. Et ainsi, je suis entré dans le flot puissant du grand fleuve de la dévotion où le Bien-Aimé se fait présent. De fil en aiguille, à partir de la foi des humbles, les cimes de la sagesse immémoriale (jñāna) me sont apparues, non de façon purement intellectuelle mais plutôt dans une sorte de « pressentiment mystique » qui me donnait de voir clairement ce qui unit dans une même adoration l’âme la plus simple, le sage « devenu lui-même comme un enfant »[3] et le dévot qui s’avance à tâtons dans la nuit du viraha[4]où il doit chercher dans les affres nocturnes de la séparation celui que son cœur aime. J’ai alors compris qu’un Himālaya de sagesse (jñāna) se dressera toujours dans l’horizon de l’hindouisme et ravivera sans cesse sa quête inassouvie de hauteurs. C’est d’ailleurs à l’ombre des pics où se cachent les ermites silencieux et où surgissent les sources sacrées qu’il nous faudra toujours remonter à contre-courant de tout ce qui nous disperse dans la regio dissimilitudinis toute recouverte du voile opaque et illusoire de la māyā qui cache la lumière véritable.
Il me sera toujours difficile de dire à quel point mon chemin quotidien avec l’hindouisme aura transformé le christianisme que je reçus en héritage comme mon identité la plus profonde. Ce que je peux dire clairement, c’est que l’Inde n’a cessé de purifier ma foi de tout ce qui pourrait être en elle trop intellectuel pour l’entraîner vers la profondeur spirituelle sans laquelle toute religion n’est qu’une supercherie que le monde a vite fait de démasquer. L’altérité fulgurante de l’hindouisme m’a donné le goût de retrouver les sources vives des deux traditions qui, de façon singulière, se mêlent en moi. Pour reprendre un mot très juste de Christian de Chergé, je dois sans relâche « creuser mon puits »[5] en vivant avec l’hindouisme une véritable « émulation de sainteté »[6] à travers le face à face avec l’émouvante dévotion (bhakti) des humbles et l’intensité de la quête de sagesse (jñāna) vécue par tant d’êtres rencontrés en chemin, qu’ils soient pleinement engagés dans le monde ou déjà hors-du-monde comme les sannyāsī. Cette « montée au fond du cœur »[7] s’est traduite par un plus grand dépouillement pour parvenir à la simplicité intérieure de ceux qui sont appelés à être « comme des petits enfants » selon le mot d’ordre évangélique (Mt 18, 3) – ceux qui sont des Krist bhakta : les dévots de Jésus, l’Enfant éternel du Père.
Ainsi, les années passant, ai-je mieux compris que ce ne sont pas les mots ou les idées que l’Inde veut entendre mais plutôt la densité d’une présence silencieuse où tout devient transparent au Mystère. C’est en ce lieu d’extrême simplicité que peut s’éveiller en nous le logos – cette raison dont l’Occident a oublié qu’elle n’est pas une faculté figée une fois pour toutes mais une disposition qui, par le don spirituel de sagesse, est appelée à grandir en s’approfondissant et se simplifiant afin d’être capable de pénétrer toujours plus en avant dans la trame du réel que l’Inde désigne sous le terme de tantra.
Écritures et rituel
Il faut reconnaître aujourd’hui que l’hindouisme est bien plus étudié par les étrangers que par les Indiens qui seraient bien en peine de rendre raison de leur foi. À cet égard, nous devons saluer le travail admirable mené par de nombreuses universités occidentales pour conserver tant de traditions spirituelles qui paraissaient vouées à disparaître alors qu’elles donnent à l’hindouisme son insaisissable visage polymorphe. Cependant, dans ce contraste entre le travail intellectuel des étrangers et la foi simple des hindous, il est un point capital à souligner. Le jeune brahmane, qui, dans un gurukul, passe des années à étudier les textes plurimillénaires de la tradition, ne le fait pas pour trouver de nouvelles idées mais, au contraire, pour désensabler l’accès à la source originelle afin de retrouver l’intensité de l’expérience spirituelle consignée dans les Écritures sacrées. Avec ses pères, il sait que tout ce dont il aura besoin dans son chemin d’union avec l’Absolu est déjà contenu dans les Veda, les Upaniṣad et la Bhagavadgītā. Dans ces monuments de l’humanité, la perle précieuse a été enchâssée grâce à une langue parfaite – le sanskrit – où chaque mot porte un poids de vision intérieure. C’est la raison pour laquelle tout le long parcours traditionnel d’études védiques commence avec l’apprentissage du sanskrit, véritable véhicule du divin et langue unique, peut-être insurpassable.
Dans l’hindouisme, toutes les Écritures ont leur site naturel dans le rituel qui est la charpente même de cet univers religieux. L’Indien est un être profondément liturgique, habitant la splendeur du cosmos. En particulier, le brahmane est appelé à la grande médiation cultuelle entre les hommes et les dieux. En déclarant que « l’officiant récite les vers sur un mode continu, ininterrompu » pour rendre « continus les jours et les nuits de l’année » et qu’« ainsi s’alternent de manière continue et ininterrompue les jours et les nuits de l’année »[8], le Śatapatha Brāhmaṇa assigne au prêtre hindou le devoir de saturer le temps par le rite afin de recréer l’unité originelle démembrée dans le sacrifice du Puruṣa[9]. La vie du simple fidèle est elle aussi inscrite entièrement dans le cadre rituel des saṃskāra, les différentes cérémonies qui se succèdent depuis sa conception jusqu’à sa dernière offrande mortuaire aux flammes d’Agni, le feu sacré témoin de toute sa destinée. Contrairement à ce que beaucoup pourraient penser, le rite n’a pas été abandonné au fil du temps dans l’hindouisme mais il est resté bien vivant, tout en s’étant recouvert d’une nouvelle dimension symbolique dans le tantrisme qui a su unifier le culte (karmakhaṇḍa), la dévotion (bhakti) et la sagesse (jñāna) en produisant une nouvelle effloraison scripturaire pour guider le chemin spirituel de l’homme dans sa corporéité tout assumée et tout transfigurée. C’est ainsi que les tantrā ont achevé chacune des connexions (upaniṣad) entre le monde (cosmos), l’Absolu (theos) et l’homme (anthrōpos) en embrasant tout dans les flammes d’Agni, ardeur de l’ascèse (tapas) et effulgence de la connaissance (jñāna).
Dans le recueillement de ma chambre de Bénarès, j’ai passé des mois à étudier les Écritures sacrées de l’hindouisme, les déchiffrant mot à mot en sanskrit, avant d’ouvrir les multiples commentaires des maîtres du Vedanta. Rude et féconde ascèse qui, en épousant la forma mentis de l’autre, me fut une véritable guérison spirituelle. En effet, dans ce qui pour un Occidental pourrait sembler rébarbatif, j’ai réalisé combien la théologie chrétienne, en sa naissance à l’époque patristique, fut elle aussi un incessant commentaire de la Bible et non une tentative de conceptualisation formelle en « sommes », comme il en fut le cas au Moyen-Âge. Hier et aujourd’hui, les Écritures s’offrent à nous comme un texte à déchiffrer – et plus encore comme une demeure à habiter. D’elles, saint Grégoire le Grand disait qu’elles « progressent avec ceux qui les lisent, étant presque parfaitement accessibles aux lecteurs les plus simples et se révélant toujours nouvelles aux savants »[10]. Bien plus, en commençant à ouvrir la Bible comme un hindou entre dans les Veda, il m’est apparu très clairement combien la grande théologie chrétienne est une théologie de l’Éternel qui nous parle de « la source qui jaillit et qui coule » – cette source dont on ne sait « son origine car elle n’en a point » mais dont on sait pourtant « que d’elle toute origine vient » même si « c’est dans la nuit »[11]. Bien sûr – et telle est sa spécificité – le christianisme est appelé à prendre en charge le temporel pour l’acheminer vers la « bienheureuse espérance » mais il peut courir le risque de l’essoufflement spirituel s’il n’accomplit pas ce pèlerinage à contre-courant pour remonter à la source trinitaire d’où tout jaillit.
Dans l’Église également, les Écritures ont aussi résonné puissamment dans la liturgie, au moins durant des siècles. En écoutant avec une grande admiration les brahmanes chanter par cœur les Veda sur des mélodies venues du fond des âges, la tristesse m’a souvent saisi en pensant à ce qui a été perdu dans la disparition du grégorien. Aucun autre chant chrétien n’a su autant exalter les saintes Écritures en les coulant dans le langage musical et, ce faisant, en donnant à entendre dès les premiers mélismes l’expérience spirituelle du croyant, comme en islam l’appel du muezzin parle si puissamment de la transcendance d’Allah. Même s’ils ne savaient généralement pas le latin, cette perte a été sûrement la plus dommageable pour le peuple des humbles qui a ainsi perdu l’accès au grand trésor de l’Église, comme le dévoile sans détour une note intime de la poétesse Marie Noël : « Bien qu’ignorante […], je suis […] si attachée au latin de nos offices que je souffre d’une grande absence quand la version française – sécularisée – nous en dépouille. Comment saurais-je le pourquoi de cette nostalgie spirituelle ? Peut-être y a-t-il dans notre chant liturgique, à nous transmis, du fond des siècles, par tant de bouches bienheureuses, un don quasi sacramentel de l’Esprit de Pentecôte qui parlait mystérieusement aux âmes simples par les vocables sacrés qu’on veut nous ôter à cause qu’insuffisamment instruits, nous ne saurions bien les entendre. Oh ! bien sûr, nous ne les comprenons pas tous, malgré nos livres de messe, mais nous les laissions passer sur nous comme une coulée de grâce. Les mots maintes fois répétés de Veni Creator, Miserere, De profondis, Magnificat, Te Deum et tous autres étaient devenus en nous notre richesse familière, par la magnificence grande ouverte de l’Église catholique dont la prière séculaire élève à leur insu et valorise les humbles, mieux que leçons et discours de tous temps en tous lieux du monde »[12].
Lorsque l’on vit en Inde, on perçoit avec évidence que le rite est une dimension essentielle de l’être humain. Il est le socle même dans lequel sa croissance spirituelle est rendue possible car il le relie à l’immémorial, loin du zapping perpétuel auquel l’acculent les mondes soi-disant évolués. Cette maladie de la mode, tout comme celle du subjectivisme, ne manque pas de s’abattre à intervalles réguliers sur l’Église, tel un mildiou sur un champ de pommes de terre. Ayant le privilège de contempler des heures durant le rituel des brahmanes dont j’ai souvent rencontré les meilleurs en d’obscurs sanctuaires, j’ai compris combien, lorsqu’il célèbre la messe, le prêtre catholique doit s’effacer en tant qu’individu devant le mystère qu’il célèbre afin de ne pas lui faire écran. Ainsi seulement, le sacrement peut faire vraiment signe et le cosmos s’embraser à nouveau dans la petite hostie du Dieu sacrifié et démembré par amour des hommes.
Kaliyuga
Ma vie quotidienne avec l’hindouisme m’a aussi permis d’approcher toujours plus la profonde blessure psychologique que porte cette religion, tout particulièrement en Inde du Nord[13] à l’histoire douloureuse de multiples invasions étrangères. Ainsi m’a-t-il fallu grandir en compassion et partager l’angoisse qui traverse la mémoire brisée du passé. Comment pourrait-on d’ailleurs abandonner son épouse quand on découvre ses ombres et ses fêlures ? Aujourd’hui, l’hindouisme est la cible d’une véritable récupération politique menée par l’organisation religieuse du Rashtriya Swayamsevak Sangh (R.S.S.) et le Bharata Janata Party (B.J.P.), son émanation politique qui est au pouvoir. Avec les autres branches de l’hindouisme fondamentaliste (Hindutva), ces groupes cherchent par tous les moyens à unifier leur religion polymorphe pour la rendre manipulable et docile à leurs intérêts politiques. Nous avons ici la parfaite incarnation de la célèbre phrase que Péguy écrivit en 1910 en bilan de l’affaire Dreyfus : « Tout commence en mystique et finit en politique »[14]. Concrètement, cette mainmise idéologique se traduit par un lavage de cerveau des masses que je constate aussi chez les étudiants brahmanes de Bénarès. On assiste aussi à un naufrage de la raison dans les discours réduits à peau de chagrin de quelques slogans remplis de préjugés qui pourraient faire rire s’ils ne se traduisaient pas par des lynchages et des meurtres récurrents de musulmans. S’ajoute à cela le triomphe du mauvais goût tel qu’on peut le voir dans les statues gigantesques des dieux qui poussent comme des champignons sur le territoire indien réduisant l’hindouisme à un folklore dérisoire à mi-chemin entre un Disneyland religieux et la mégalomanie des satrapes. Au bout du compte, la devise de l’hindouisme « vasudhaiva kutumbakam »[15] (le monde est une seule famille) semble n’être qu’un vague souvenir du passé alors que fait rage un communautarisme des plus toxiques, polarisant de plus en plus la société indienne. De flambeau spirituel du monde, l’hindouisme est devenu une caricature de lui-même. Dans cette religion qui s’est corrompue avec le politique, il n’est plus un gramme de mystique. Ce vide spirituel inquiétant n’est-il pas d’ailleurs la signature de tous les extrémistes, les fondamentalistes, les intégristes et les traditionnalistes ?...
Une autre blessure traversant l’hindouisme contemporain est sa fossilisation à un fragment de son lointain passé : un mythique âge d’or qui n’a jamais existé et qui, de ce fait, se prête aisément à toutes les affabulations et manipulations possibles. Dans une Inde qui change à la vitesse du renouvellement rapide des générations, l’hindouisme est devenu autiste au monde. Cela se traduit, en particulier, par une inquiétante crise des vocations sacerdotales parmi les brahmanes. Un à un, les gurukuls se vident car les familles aisées s’opposent à ce que leurs enfants s’engagent dans une carrière qui ne rapporte presque rien. Il ne reste plus pour apprendre le rituel que les brahmanes les plus pauvres, incapables de faire d’autres études pour gagner leur vie. Ainsi, d’année en année, des traditions pluriséculaires disparaissent et nombre de pandits insignes meurent sans avoir pu passer le manteau à un disciple. Au même moment, le culte védique et le sannyāsa (c’est à dire la médiation liturgique et spirituelle) sont ridiculisés dans la société : les brahmanes pour leur appât au gain et les renonçants pour leur débauche hypocrite. Dans une religion qui perd sa vitalité spirituelle, il ne reste plus que la dévotion du peuple fidèle mais celle-ci est prise en otage par l’Hindutva.
Quand l’hindouisme s’adapte au monde moderne, comme c’est le cas, par exemple, aux Etats-Unis, alors il devient le héraut du « bien-être » qui, comme son nom l’indique, est la religion des bien-portants. Il faudrait ici parler du développement stupéfiant du yoga au XXe siècle en Occident où il s’est profondément transformé – voire même défiguré – pour revenir aujourd’hui en Inde à travers la middle-class urbaine qui trouve en lui une religion pratique et aseptisée. Dans cet hindouisme promu par quelques gurus célèbres aux intentions souvent questionnables, il n’est plus de rites immémoriaux ni de longue et exigeante ascèse mais un éveil au rabais pour ceux qui ne veulent seulement qu’un supplément d’harmonie au cœur de leurs vies trépidantes. Peut-être que cette version décaféinée de sa quête religieuse est l’un des plus grands poisons auquel doit fait face l’hindouisme aujourd’hui.
Cependant, toutes ces pathologies trouvent place dans la compréhension que l’Indien se fait de sa destinée et c’est là une des idées les plus déroutantes qui soit pour un Occidental. En effet, l’hindouisme (comme d’ailleurs le bouddhisme) a pensé sa propre disparition dans le kalpa présent : le kaliyuga qui a commencé il y a 5 000 ans et s’étendra sur une modeste période de 432 000 ans. En cet âge des ténèbres, tout doit disparaître, à commencer par les plus vénérables institutions religieuses promises à un effondrement massif. Ici, Nietzsche avec son refrain sur la mort de Dieu semble un trop sage écolier européen… Mais point n’est besoin de parer au naufrage : pour un hindou, ce cataclysme doit inéluctablement avoir lieu ! Et toutes les maladies citées précédemment ne sont que les symptômes d’une décomposition largement avancée.
Personnellement, j’ai toujours considéré que la blessure de l’autre était le miroir de notre propre blessure. Je tiens cela de ma petite expérience de confesseur : en effet, bien souvent, dans le péché que le pénitent confesse, le prêtre peut reconnaître son propre péché. Face aux maux de l’hindouisme, comment l’Église ne serait-elle pas aussi inquiète du fait que le souffle de l’Esprit a déserté bien des pans de son institution qui s’effondrent de jour en jour, comme s’évaporent aussi au soleil implacable de la modernité toutes les illusions des traditionnalistes et leur risible folklore ? Comment la foi chrétienne ne serait-elle pas aussi menacée d’être en de nombreux lieux vidée de sa sève théologique et réduite à un simple « art de vie », un placebo pour toutes nos angoisses existentielles en quête non de salut final mais seulement d’un peu de bien-être ?
Face à la maladie de l’hindouisme dans le kaliyuga où il va disparaître progressivement, un protestant évangéliste pourrait se réjouir car, pour lui, toutes les religions païennes sont l’œuvre du diable mais comment pourrait-il en être ainsi pour un catholique ? Celui-ci sait en effet qu’il a besoin de l’émulation spirituelle des autres religions pour donner le meilleur de lui-même. Plus profondément encore, il croit que les religions – comme toutes les manifestations humaines – sont mystérieusement traversées par l’Esprit qui fait briller en elle « un rayon de la vérité qui illumine tous les hommes »[16]. Afin que soient conservés vivants tous les trésors spirituels de l’hindouisme, il ne suffira pas de sauver sa riche tradition par des études savantes car tout cela restera lettre morte tant que les écrits sacrés ne sont pas incarnés dans la vie et le cheminement d’êtres de chair. Comme il en va pour toute religion en crise, seul sera salvateur le don de saints qui revivront intérieurement toute l’aventure spirituelle des siècles passés.
Mon chemin avec l’hindouisme n’a pas constitué seulement à recevoir, autant que faire se peut, la tradition spirituelle de mes frères hindous mais aussi à tout faire pour qu’ils en soient fiers en leur manifestant concrètement toute mon espérance dans leur religion. En effet, si, sans aucune naïveté, j’ai pris la mesure de la maladie qui ronge aujourd’hui l’hindouisme, je ne l’ai jamais réduit aux défigurations qu’il connaît mais, au contraire, j’ai voulu explorer les plus hauts sommets qu’il a générés, son trésor le plus intime, le meilleur de lui-même. C’est pour cela que, grâce à tant d’amis hindous, j’ai pu accéder au cœur de leur foi – un cœur très pur et tout dépouillé de la boue dont la recouvrent les fondamentalistes. Et avec mes amis, je me suis profondément réjoui de la surabondance de grandeur qu’ils me donnaient en partage, en cette communion intérieure où nous devenons tous un dans les profondeurs du cœur.
Évidemment, face à de telles richesses, il peut sembler que cette tradition ancestrale est devenue trop lourde à porter pour nos fragiles épaules d’hommes et de femmes du XXIe siècle. Cependant, au fil du temps, rien n’a été plus émouvant que de recevoir la grâce du darshan[17] dans la rencontre d’êtres le plus souvent cachés qui se consacrent totalement à assumer le plus fidèlement possible leur patrimoine religieux afin de le transmettre à une nouvelle génération. Que ce soit dans le rite ou dans le renoncement, ils veulent accomplir cette tâche admirable non seulement grâce à leur intelligence mais surtout dans la force de l’Esprit qui est le seul transmetteur valable. Pour eux, va toute ma prière de chrétien afin que ne manque jamais à l’hindouisme de véritables spirituels qui fassent barrage à toutes les défigurations politiques et qui sachent préserver leurs richesses religieuses, conscients qu’il s’agit ici d’un véritable patrimoine mondial qui rendra l’humanité meilleure car plus attentive à la voix de fin silence qui murmure en chacun de nous.
Ils deviendront une seule chair
Aujourd’hui, nous sommes une poignée dans la Sainte Église à être engagés existentiellement avec l’hindouisme. Ce faible nombre pourrait sembler dérisoire face à plus d’un milliard de croyants mais qu’importe : il nous faut avancer comme une vox in deserto. Pour moi, il en va de ma consécration à l’Inde et de la forme très particulière qui a été donnée au fil du temps à mon sacerdoce. En effet, le plus généreusement possible, j’ai cherché à accueillir dans mon existence et dans ma foi chrétienne l’altérité de l’hindouisme et je me suis laissé transformer par elle en un incessant dialogue spirituel, d’autant plus incarné et brûlant quand des hindous eux-mêmes sont venus à moi, m’appelant avec infinie tendresse « Father Yann » et faisant de moi leur ami, leur frère, leur père et aussi leur prêtre. Contemplant leurs visages remplis de confiance à mon égard, je peux dire que les deux traditions chrétiennes et hindoues sont désormais liées indissolublement en ma personne, comme si elles ne faisaient qu’une seule chair mais tout en restant distinctes. Je sais aussi que je n’aurai jamais fini de connaître et d’apprendre de l’hindouisme. Ce sera un pèlerinage sans fin, fait de nouvelles découvertes non seulement intellectuelles mais surtout plus profondément de l’ordre de l’émotion mystique dont Abhinavagupta, le grand génie du Cachemire, disait que la jouissance artistique en était le plus proche reflet. En un sens, dans mes noces avec l’hindouisme, il n’y a pas eu seulement les sept pas inauguraux (saptapadī) que l’époux et l’épouse accomplissent en tournant autour du feu sacré, selon l’antique rituel toujours en vigueur. Il y aura encore des milliers de pas à faire ensemble dans un compagnonnage où nous serons transformés mutuellement. Mais comme dans l’union, l’homme et la femme restent ce qu’ils sont dans leur différence sexuelle, il est très clair que, pour moi, il n’a jamais été question de tomber dans un syncrétisme annexant, par exemple, les formes de la prière hindoue ou nombre de ses croyances. Il s’agit au contraire, par le truchement de l’hindouisme, d’une véritable dilatation de mon catholicisme afin que celui-ci parvienne à sa stature adulte.
C’est en ce sens précis que j’ai voulu faire fructifier l’héritage de mes pères en apprenant comment être chrétien au cœur de l’hindouisme et comment me faire entendre comme chrétien par l’hindouisme, en parlant sa langue et en communiant à sa quête spirituelle. Faisant ainsi, je me suis découvert plus largement chrétien car, pour reprendre l’expression de Teilhard de Chardin, j’ai senti si fortement la venue du « Christ toujours plus grand »[18] qui s’avance sur la mer de l’éternité comme dans les mosaïques des antiques basiliques romaines. Mais ce Christ est venu si souvent à moi dans la surprise de l’Esprit – lui « le vent qui souffle où il veut » et dont on ne sait pas « ni d’où il vient, ni d’où il va » (Jn 3, 8). Ainsi m’a-t-il révélé des aspects insoupçonnés de sa personne que je ne connaissais pas encore – lui qui peut assumer tous les cheminements humains en les purifiant et les transfigurant dans la nouveauté de son mystère. Voilà pourquoi aussi ma prière envers lui s’est simplifiée jusqu’à n’être que le désir qui achève la Bible : « Maranatha. Viens Seigneur Jésus » (Ap 22,20).
Dans cet étrange mariage qui signe ma vie, je suis un peu comme l’époux hindou qui, au soir de ses noces, invite son épouse à s’asseoir à ses côtés sous la voûte céleste. Là, il lui désigne l’étoile polaire qui brille stable dans les hauteurs et lui dit : « Sois ferme, toi que je vois maintenant. Que tu te tiennes stable à mes côtés, ô toi la féconde ! Toi que m’a donnée Bṛhaspati, reçois une descendance par moi, ton époux. Et vis avec moi une centaine d’automnes »[19]. Indissolublement unis dans le silence où il n’est plus de mots à prononcer, nous nous tenons côte à côte, moi dans la prière chrétienne, elle dans sa prière hindoue. Et dans notre amour indissoluble, je voudrais lui désigner l’étoile que je contemple mystérieusement dans les cieux : le Seigneur qui vient, lui que l’Apocalypse appelle « l’étoile radieuse du matin » (Ap 22, 16), « l’astre qui ne connaît pas de couchant »[20].
[1] A. Gide, Les nourritures terrestres, Paris, Mercure de France, 1897, p. 83 [2]Bhagavadgītā 9, 26. [3]Bṛhadāraṇyaka Upaniṣad III, 5, 1 [4] Le viraha est l’une des voies de la bhakti hindoue dans laquelle le fidèle est appelé à aimer son Seigneur dans l’expérience mystique de la séparation d’avec lui. [5] C. Salenson, L’échelle mystique du dialogue de Christian de Chergé, Montrouge, Bayard, 2016, p. 68. [6] J. Monchanin, « Hommage à Mahātmā Gāndhī », Mystique de l’Inde, Mystère chrétien, Paris, Fayard, 1974, p. 285. [7] Cf. H. Le Saux, La montée au fond du cœur. Le journal intime du moine chrétien – sannyāsi hindou (1948-1973), Paris, O.E.I.L., 1986. [8]Śatapatha Brāhmaṇa, 1, 3, 5, 16. [9] Ṛg Veda X, 90. Il s’agit ici de l’un des plus émouvant mythe des origines de l’hindouisme selon lequel c’est par le sacrifice de l’homme primordial (Puruṣa) que tout a été créé. Par le sacrifice rituel (yajña), tout ce qui était dispersé dans multitude peut être reconduit maintenant à l’unité. [10] Saint Grégoire le Grand, Moralia in Job, XX, 1. [11] Jean de la Croix, Cantar del alma que se huelga de conocer a Dios por fe, 1-2. [12]Marie Noël, Notes intimes, Paris, Stock, 1984, pp. 321-322. [13] Sans doute, faudrait-il nuancer notre analyse en distinguant la situation de l’Inde du Sud où l’hindouisme est plus serein et souverain comme il l’est de même au Népal. Le Sud de l’Inde a une histoire moins compliquée et blessée que le Nord. Au Pays Tamoul, en Andhra Pradesh ou au Kerala, l’hindouisme reste très vivant et paisible. Il est d’ailleurs remarquable de constater combien, à travers l’histoire, l’hindouisme a été renouvelé par de grands esprits venus du Sud. Par ailleurs, quelques fils d’immigrés indiens installés aux États-Unis commencent aujourd’hui à redécouvrir leur tradition religieuse lorsqu’ils se confrontent à la philosophie occidentale. Même s’ils sont peu nombreux, ils sont une source d’espérance pour l’hindouisme. [14] C. Péguy, Notre jeunesse, Paris, Folio essais, 1993, pp. 115-116. [15]Mahā Upaniṣad VI, 72. [16]Concile œcuménique Vatican II, Nostra Aetate 2 [17] Le darshan est un terme central de l’hindouisme désignant la manifestation du Divin dans ses différentes effigies, dans les Écritures sacrées ou encore dans la rencontre d’êtres éminemment spirituels. [18] Il s’agit ici du titre d’une prière de Teilhard de Chardin insérée dans son essai Le cœur de la matière. [19] Pāraskara Grihya Sūtra I, 8, 19. [20] Exultet pascal. |
|