Dilatato Corde 1:2
July - December, 2011
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L'ESPÉRANCE : ILLUSION À DISSIPER
OU ESPACE D'ÉVEIL ?

Voici une quinzaine d’années environ, tirant parti notamment de l’expérience nord-américaine de la « Society for Buddhist-Christian Studies », un « Réseau européen d’études bouddhisme/christianisme » s’est constitué. L’objectif est de promouvoir des échanges et une réflexion commune en répondant à une double exigence : étude approfondie de ces deux traditions, telle qu’on peut la mener en particulier dans une perspective universitaire, mais aussi engagement – comme bouddhistes, comme chrétiens – dans une démarche personnelle et un processus de dialogue. À l’initiative d’Elizabeth Harris, qui enseigne à la Hope University de Liverpool, une soixantaine de participants se retrouvèrent dans la cité des Beatles (véritable lieu de pèlerinage moderne ou post-moderne…), du 30 juin au 4 juillet dernier. La plupart, bouddhistes comme chrétiens, étaient européens (le plus souvent, du quart Nord-Ouest du continent) ; d’autres, conférenciers invités ou participants, étaient venus de plus loin : Asie (Sri Lanka, Inde, Bhoutan, Bangla Desh, Myanmar, Thaïlande, Japon), Amérique du Nord et même Australie.

Lors de la rencontre précédente, en juin 2009, à Sankt Ottilien près de Munich, l’attention s’était portée sur différentes dimensions de l’autorité (spirituelle, scripturaire, institutionnelle, politique…), leurs remises en question actuelles et les conditions de leur exercice aujourd’hui. Cette fois, le nom de la petite université qui nous offrait l’hospitalité avait naturellement suggéré le thème des échanges : « L’Espérance, une forme d’illusion ? » Ce thème constituait une nouveauté (il n’a pas, semble-t-il, été beaucoup travaillé jusqu’ici) et un beau défi. D’une part, en effet, le message chrétien d’espérance, selon la mentalité courante et même dans des sociétés où le christianisme a été et demeure influent, se trouve souvent ramené au rang d’espoirs, d’attentes, de rêves creux ou de vœux pieux, voire de méthode Coué. D’autre part, il semble bien que le terme « espérance » n’ait pas vraiment d’équivalent dans les langues traditionnellement en usage dans le monde bouddhique. Plus profondément, les enseignements du bouddhisme paraissent ne faire aucune place à l’espérance, que ce soit en relation avec la promesse et le don faits par une Divinité (le Bouddha n’exhortait-il pas chacun de ses disciples à ne compter que sur ses propres efforts ?) ou comme ouverture sur des lendemains qui chantent (au risque d’ignorer ou de prétendre court-circuiter les rigueurs de la loi du karma et de la « production en dépendance »). Les espoirs et les attentes, pas moins que les craintes et les peurs, seraient, dans la perspective bouddhique, des produits de la convoitise et de l’illusion : des formes d’attachement dont il faut se purifier et se défaire.

Bouddhistes et chrétiens seraient-ils dès lors condamnés à un dialogue de sourds ? Le déroulement du programme de ces journées a démenti un tel prognostic. Programme dense : une bonne dizaine de conférences principales (une voix bouddhiste et une voix chrétienne se faisant entendre sur chacune des questions à l’ordre du jour), sans compter les communications plus brèves. Programme varié, surtout. Il fallait, dans les limites du temps disponible, tenir compte de la diversité des traditions bouddhiques et de la diversité des traditions chrétiennes. Il convenait, fût-ce par quelques exemples, de proposer des études sur les Écritures canoniques, sur l’histoire des écoles de pensée, sur des mouvements contemporains ; parmi les figures spirituelles et les penseurs évoqués, signalons Honen et Shinran ainsi que François d’Assise et Francisco de Osuna, ou encore, plus près de nous, Nishitani et Masao Abe ainsi que Moltmann et René Girard. Enfin, les réflexions doctrinales et philosophiques alternèrent avec la prise en compte, dans l’esprit d’un bouddhisme (ou d’un christianisme) « socialement engagé », de défis majeurs : exploitation et justice (notamment à propos des dalit en Inde), violence et paix (en particulier, guérison de la mémoire et espérance de réconciliation après la fin du conflit armé au Sri Lanka), relations homme/femme, écologie…

Ainsi que l’on pouvait s’y attendre, le projecteur a balayé avec une certaine insistance quelques aspects du bouddhisme qui paraissent se prêter davantage à des parallèles avec le thème chrétien de l’espérance et vont parfois jusqu’à suggérer des accents eschatologiques voire messianiques : l’attente d’un Bouddha futur (tel Maitreya), ou encore la perspective confiante, si répandue dans de nombreux courants en Extrême-Orient, de l’entrée dans une « Terre pure ». Plus largement, la confrontation des exposés alternés ainsi que les débats (en salle, mais aussi à table ou dans le parc…) ont permis d’éclairer et d’approfondir bien des dimensions du thème.

D’une part, il est vrai, bouddhistes et chrétiens, nous sommes invités à examiner sans faiblesse et à nous défaire de (ou à « déconstruire ») tout ce que nos attentes et nos espoirs véhiculent de calculs trompeurs, de rêves illusoires, tant au plan individuel que collectif, sans oublier les multiples manipulations psychiques et politiques qui à partir de là se mettent à proliférer comme des cancers. Il n’a pas manqué, à travers les siècles, de témoins – bouddhistes et chrétiens – qui ont appelé là-dessus à la vigilance critique et même au combat spirituel de chaque instant.

Cependant, si l’espérance est toujours guettée par l’illusion, ne serait-elle pas aussi une dimension de l’Éveil ou le lieu d’une expérience d’Éveil ? Certes, il ne s’agit pas ici de superposer ou de chercher à faire coïncider des doctrines ou des conceptions chrétiennes et bouddhiques qui demeurent extrêmement différentes. Il n’est pas non plus question de vouloir retrouver à tout prix dans les textes bouddhiques une espérance qui ne dirait pas son nom. Toutefois, la confiance dans le chemin proposé par le Bouddha ou encore le vœu par lequel on s’engage tout entier dans la voie du bodhisattva manifestent un formidable potentiel, une énergie qui, sans se bercer d’illusions sur le monde et sur nous-mêmes, se révèle capable de les transformer, de les transfigurer. Faut-il chercher à mettre un nom sur cette source de pure énergie ? Plusieurs exposés évoquèrent la « Nature-de-Bouddha » et autres notions apparentées. Là-dessus, on le sait, la tradition bouddhique se montre le plus souvent sobre voire réservée. Mais peut-être y a-t-il davantage d’affinité profonde qu’on ne l’attendrait, entre d’une part, une espérance chrétienne qui se maintient dans l’ouverture gratuite et le libre accueil de « Celui qui vient » et d’autre part, l’insistance bouddhique sur la vigilance dans l’instant présent.

Vivre hors l’instant présent, ce serait illusion. Mais, vécu en pleine conscience, l’instant s’ouvre à toutes les dimensions de l’espace et du temps. Sans agitation, mais aussi sans inertie, se développe alors une action féconde. « Hope » – a-t-on fait remarquer à Liverpool – est un verbe autant qu’un substantif. Les participants se sont interrogés ensemble sur ce qui pouvait « donner corps » à l’espérance (embodiments of hope). L’espérance s’exprime en charité active, l’Éveil se déploie en compassion concrète. L’une et l’autre n’auront de cesse que tous les êtres soient libérés.

 
 
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