LA VOCATION CHRÉTIENNE
UN APPEL À L'UNIVERSEL
Pour commencer, il m’est impossible de ne pas rendre hommage et remercier très sincèrement Soeur Bruno Colin (1943-2006), membre du DIM, coordinatrice européenne et consulteur à Rome, pour l’immense et beau travail qu’elle a magistralement accompli.. Elle a marqué le DIM de son empreinte. Et pourtant j’ai reçu cette succession en soupçonnant à peine l’immense richesse qu’elle recelait.
Ce fut d’abord, à l’occasion de cours d’introduction à l’Islam et au Bouddhisme, la découverte enthousiaste de Louis Massignon, en travaillant Hallaj, et celle de Fabrice Midal en travaillant « Jésus- Bouddha ». Quelle richesse n’ais-je pas découvert là. Cela m’a poussé à ouvrir d’autres ouvrages pour entrer plus avant dans ce mystère du Dialogue, la rencontre de la foi de l’autre éclaire la mienne, l’interroge, et me la révèle sous des aspects merveilleux et insoupçonnés. La lecture de Jacques Dupuis m’a permis de rencontrer des questions théologiques essentielles, à savoir la place des autres religions dans le plan du salut de Dieu : « Les autres religions obtiennent-elles le salut grâce à leur identité propre, ou malgré elle » ?
Il me semble que cette question qui reste heureusement ouverte m’oblige à tourner mon regard vers un christianisme à la fois plus humble et plus riche, plus universel et plus exigeant. Il s’agit plus de la kénose et du silence du Christ que de son dogme. Il s’agit de maintenir unicité et universalité du salut.
Christian Salenson, dans sa « théologie de l’Espérance », qui est celle de Christian de Chergé, situe le mystère du Dialogue dans la communion des saints et dans l’eschatologie, mystères qui sous-tendent toute prière. Nous sommes dans l’attitude de foi fondamentale de tout baptisé, et donc pleinement monastique. Jusqu’ici, la motivation, la « nécessité intérieure » du Dialogue est, à la fois intellectuelle et spirituelle. La rencontre est un choc bénéfique, très vite elle m’a fait pressentir que « Dieu dépasse infiniment Dieu », pour paraphraser Pascal, que le Royaume de Dieu pouvait se révéler infiniment plus vaste et dilaté que tous les concepts que je pouvais m’en faire. C’est dire que mon identité chrétienne, même si elle doit se laisser décaper, reçoit du Dialogue de nouveaux espaces, une dynamique et un tonus que je voudrais contagieux. Il me serait impossible aujourd’hui de vouloir mieux connaître le Christ sans recevoir des autres religions leur propre lumière spirituelle. Puisque la vocation chrétienne est par définition un appel à l’universel, cela m’aide à vivre plus concrètement ce que nous appelons la communion des saints.
Outre ces rencontres autant personnelles que livresques, la commission du DIM, l’ouverture qu’elle offre, ce qu’y vivent, les personnes, ont suscité un engagement plus profond de ma part. Je pense à la magnifique session de formation à Scourmont en 2008. Chaque journée débutait par une petite demi-heure de zazen.
Après en avoir parlé avec des personnes expérimentées en la matière, je me suis inscrite à la sesshin d’Hozumi Roshi.
« Zazen, il faut le faire », m’avait-on dit. Cela a mystérieusement touché en moi le lieu de mon attente spirituelle le plus essentiel.
En effet durant plus de trente ans j’ai pratiqué l’oraison, la prière du cœur avec un grand penchant pour cette voie de dépouillement décrite par st Jean de la Croix, (le Tout et le Rien), mais aussi cette voie décapante de Maître Eckart et des mystiques rhénans qui vous mettent si bien dans le mouvement paradoxale de vide et de plénitude dont on ne peut rendre compte par nos pauvres mots, mais dont je suis si sûre que c’est là la signature du passage du Tout-Autre.
Nous sommes ici, à mon sens, au coeur du coeur de l’expérience spirituelle, et c’est là que se situe pour moi « la Dilatation du Cœur. »
Depuis un an je pratique quotidiennement l’assise, le zazen. Et il y a comme rupture et continuité avec ce que j’ai vécu jusqu’ici.
Bernard Durel, dans une session donnée pour le DIM au Bec Hellouin en 1993, cite A.M .Besnard parlant de la prière, il dit ceci : « . . .un grave silence s’installe alors, Toute parole semble insupportable. Il n’y a plus à dire mais à digérer ce saisissant dévoilement de notre être profond qui nous était si peu connu. Un peu de terre nue où rien n’a vraiment poussé qui vaille une moisson mais où toutes semailles apparaissent soudain réalisables. Un peu de terre nue qui tantôt nous semble la poussière de toute sorte de mort pécheresse, et tantôt le terreau possible de sainteté. Un peu de terre nue, recueillie dans la main de Dieu, voilà, c’est nous. De s’éprouver ainsi nu et précaire dans l’éternelle et amoureuse main de Dieu, c’est le fondement de l’oraison. »
Et B. Durel de commenter : « Ce qui nous permet de dire que lorsque le frère A.M. Besnard rencontre le chemin du zen, il rencontre un moyen, et plus qu’un moyen, évidemment, un moyen radical de rendre encore plus violent et plus fort ce qui vient d’être décrit » (dans « Prière du Nom et prière du silence », B.Durel).
Je n’ai pas trouvé de plus beaux exemples que celui-là pour vous exprimer ce que la pratique de zazen tient comme place dans ma vie spirituelle. Bien sûr, c’est dit à la mesure d’un A.M Besnard, il y a une transposition à faire. N’empêche, c’est un chemin de radicalité qui s’est ouvert à moi, et c’est en droite ligne -du moins c’est comme ça que je le vis- avec notre tradition de « prière contemplative ».
Plus profondément encore que tous les discours sur le Dialogue -indispensables, du reste,-c’est ce lieu de simple présence à Dieu dans la pratique de zazen qui épanouit ma vie de moniale, j’y trouve comme une voie simple et direct vers l’union à Dieu. Et je pense que toute
l’activité « dialogale » que je puis entreprendre est onction de cet enracinement dans le mystère de la prière silencieuse, où finalement nous nous habituons à nous laisser toucher et transformer par le Tout-Autre. Il est quand-même notre premier partenaire dans le Dialogue, Lui, le Logos qui s’est laissé transpercer, qui est descendu dans La Plus Grande Kénose pour mieux se révéler.
Nous avons peut être aussi à nous laisser transpercer pour qu’en nous se révèle la Parole, « La Parole Surgissante », dirait Maurice Bellet. Si la Parole s’est faite tellement humble pour que nous la recevions, c’est sans doute qu’elle touche plus profondément dans son effacement.
C’est peut-être là que les chrétiens seront plus crédibles, et en même temps là, dans cette humilité, que nous serons, nous, plus accueil à l’autre, à l’Autre qui n’aura jamais fini de se révéler.
Voilà, c’est une joie pour moi de vous confier tout ceci, car s’il y a une souffrance dans le dialogue, pour moi ce serait celle de savoir si peu en parler à celles avec qui je vis.
C’est vrai qu’il y a peu encore je voyais presque comme une perte de temps, voire une distraction que de se plonger dans d’autres traditions, aujourd’hui cela me paraît être une disposition fondamentalement chrétienne.
Notre monde pluraliste a d’ailleurs conscience de l’urgente nécessité de s’ouvrir aux autres cultures. N’y a-t-il pas là une urgente question qui se pose aux monastères s’ils veulent continuer à pratiquer l’hospitalité, celle des « pélerins de la foi et des pauvres?»