Dilatato Corde 1:2
July – December, 2011
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L'ÉTRANGETÉ DE LA GRÂCE

Bouddhiste d’origine, je me suis convertie à la foi chrétienne à l’âge de 36 ans. Façonnée par la culture bouddhiste du Cambodge, l’immersion dans la culture occidentale catholique suscite un décentrement important. Ce décentrement est vécu comme un dépouillement, un renoncement à une identité figée. C’est une sortie de soi inconfortable. Elle me demande de quitter mes certitudes, mes acquis, pour m’ouvrir à une autre culture. Oui, la rencontre d’une autre culture n’est pas « une promenade touristique ». C’est une démarche exigeante. La chrétienne catholique que je suis devenue ne peut parler de cette rencontre sans évoquer la grâce.

La signification courante de la grâce est un « don surnaturel que Dieu accorde en vue de salut ». À cette définition abstraite, je préfère l’image évoquée par Grégoire de Nysse. Ce dernier compare la grâce à une eau de source. On peut admirer le jaillissement continu de l’eau sans avoir vu la source cachée. Et

jamais l’eau ne se lasse de couler et sans cesse elle recommence à sourdre. Il en est de même de celui qui regarde vers cette beauté divine et infinie : comme ce qu’à chaque instant il trouve est toujours plus nouveau et plus paradoxal que ce que sa vue avait déjà saisi, il ne peut qu’admirer ce qui, à chaque instant, se présente à lui, mais son désir de regarder ne se fatigue jamais, car les révélations auxquelles il s’attend seront toujours plus magnifiques et plus divines que tout ce qu’il a déjà vu. [1]

L’image de l’eau de source de Grégoire de Nysse ne m’est pas étrangère. Dans ma tradition d’origine, cette image a été évoquée par Gautama, le bouddha, pour illustrer le caractère impermanent du bonheur : 

Ô moines, ce que vous appelez bonheur est comparable à cette source découverte par un randonneur assoiffé par la marche et la chaleur. Quel bonheur pour cet homme de pouvoir se désaltérer à la source fraîche ! Mais cet instant de bonheur ne demeure pas… Car, ô moine, personne ne peut s’approprier l’eau de la source. Elle est changeante, sa nature est de se renouveler à chaque instant. Il en est de même du bonheur, changeant et instable.

Oui, la grâce, « cette beauté divine et infinie », est comme la source qui jamais « ne se lasse de couler et sans cesse elle recommence à sourdre ». Par son renouvellement à chaque instant, la grâce me paraît alors étrange. Elle est étrange par son imprévisibilité ; elle est étrange par sa constance paradoxale ; elle est étrange par sa créativité. Ces trois traits d’étrangeté font que la grâce est événementielle. Elle ne se prête pas bien aux argumentations de la pensée. Seul le témoignage peut rendre compte de cette grâce qui transforme chaque instant de ma vie en événement. Selon Maurice Bellet,

 l’événement est choc, joie ou douleur, enthousiasme ou désespoir (…) Il s’oppose à la décision qui, si rude et transformante qu’elle soit, vient encore de nous-mêmes et se fait acte, œuvre efficace. L’événement est passion. Venu du dehors, de ce qui nous était inconnu et étranger, il fond sur nous, bouleverse ce que nous sommes et ce que nous nous préparons à être. [2]

Je voudrais partager avec vous trois épisodes de ma vie où la grâce fond sur moi, renverse tous mes projets, bouleverse mes décisions et ma façon d’être.

La grâce dans la rupture…
Entre 1975 et 1979, la bouddhiste que j’étais se trouvait enfermée dans la violence de la tragédie khmère rouge qui a fait deux millions de victimes au Cambodge. Dans le déferlement de la violence, j’ai vécu un échec spirituel que je peux qualifier de rupture : je me trouvais dans l’incapacité d’accepter la loi de la rétribution des actes. Par le cri de révolte « Non, je ne mérite pas cela », j’ai introduit une rupture dans ma culture d’origine. Cette rupture m’a délivrée de l’accusation. Mais cette délivrance a contribué à mettre ma souffrance à nu, en tant qu’imméritée. En refusant le jeu cruel des victimes expiatoires, j’ai basculé alors dans la fureur. Une fureur folle qui met en accusation le dieu des Occidentaux, ce dieu coupable, responsable de mon malheur.

La rupture intellectuelle avec la loi du karma a créé un espace paradoxal de liberté. Cet espace m’a permis de vivre l’irruption d’un événement indicible que la bouddhiste se contentait d’accueillir dans le silence :

 En fait, je ne sais pas ce que j’attends vraiment. Le silence est total, troublé seulement par le bruit de mes pas. Mais il se dégage de ce silence une quiétude profonde. Il se passe, comme si mon cœur s’était enfin réconcilié avec lui-même, après tant de trahisons, tant de haines, tant de vengeances…
Ce silence est si étrange ! Je ne le ressens pas seulement comme une absence de bruits mais comme une absence habitée.  [3]

Accueillie en France en 1980 comme réfugiée politique, un intérêt intellectuel m’a poussée à lire l’Évangile. La figure de Jésus de Nazareth me séduisit par l’épaisseur de son humanité. L’humanité du Rabbi Jésus a fait de moi une auditrice assidue. Au cours d’une messe à laquelle j’assistais par curiosité envers le culte chrétien, l’auditrice éprouva alors le désir de devenir disciple.

Ce désir fut exaucé par le sacrement de baptême reçu le 24 Avril 1983, dans l’Église catholique de France. Néophyte, illuminée par ma foi toute neuve, j’adhérais à la lettre à cette définition : le baptême, sacrement du passage,  « fait passer des ténèbres du monde ancien, établi sous la loi du péché et de la mort, à la lumière du monde nouveau de Dieu, rayonnant des promesse de vie et d’éternité ». [4]

Je voyais alors ma conversion à la foi chrétienne comme un aboutissement : je suis tirée d’affaire, je fais partie d’une humanité nouvelle. Ce fut alors une période euphorique où tout allait bien. Je pensais m’être détournée à jamais de ma tradition d’origine, le bouddhisme.

La grâce dans l’étrangeté de moi-même…
À la sortie de mon premier ouvrage en 2002, je suis appelée par des communautés chrétiennes à témoigner de ma conversion. Une conversion comme changement de voie spirituelle, une conversion comme le terme définitif d’une recherche. Cette conversion-là réconforte la communauté d’accueil dans ses convictions : elle était bouddhiste et elle est devenue catholique ! Quelle grâce dans cette France où le bouddhisme exerce une attirance certaine. Voilà, ma mission de néophyte, réconforter les catholiques dans leur foi.

Mais ma foi personnelle grandit-elle pour autant par mes propres « bonnes paroles » ?

Cette question se creuse de plus en plus en moi, au fil des conférences données, assumées. Elle fait transparaître à mes propres yeux l’étrangeté de la convertie qui essaie d’adhérer à des vérités, des dogmes véhiculés par une culture occidentale très différente de sa culture asiatique. Je me sens comme écartelée entre la culture occidentale riche de paroles d’arguments utilisée pour parler de ma foi en Christ et ma culture d’origine, ma première demeure, jalonnée de silence en ce qui concerne le spirituel. Cette dichotomie m’amène à vivre une étrangeté de moi-même.

L’immigrée que je suis ressent avec acuité la frontière entre deux cultures, entre deux religions. Cette frontière n’est point virtuelle, mais bien réelle. Il me faut la traverser chaque fois pour comprendre les Français dans leur façon d’expliquer des choses de la vie. L’exemple le plus criant est la compréhension occidentale du bouddhisme. Elle est presque à l’antipode de tout ce que j’ai appris avec mes maîtres bouddhistes khmers, mon père et le vénérable supérieur de la pagode de ma ville natale. Certains spécialistes occidentaux du bouddhisme n’hésitent pas à dire plus ou moins explicitement que mon intelligence sur ma religion d’origine est obscurcie par les souffrances exceptionnelles infligées par le régime de Pol Pot. Une grande compassion de leur part…

Me voilà dans l’illusion totale. Cette illusion touche même ce que j’ai de plus solide en moi, ma première demeure. Et ma foi en Jésus-Christ ? Est-elle aussi illusoire ?

J’ai décidé de vivre cette étrangeté de moi-même dans le silence.

C’est l’être sans-voix qui donne à chaque mot sa signification. Cette harmonie interne entre mot et silence est le test de l’authenticité asiatique, elle est l’Esprit, l’énergie éternelle qui fait surgir chaque mot du silence et le conduit au silence… [5]

C’est dans ce test de l’authenticité que j’ai compris que cette étrangeté de moi-même est une grâce de l’Esprit du Seigneur. Cette grâce me préserve de ces murs qui font « que nous nous sentions tous au chaud, dans le bon camp, entre les murs de notre chapelle ». [6]

Je n’ai pas eu la faveur d’être au chaud, mais j’ai eu la grâce de mieux comprendre saint Paul : « Ignorez-vous que nous tous, baptisés en Jésus-Christ, c’est dans sa mort que nous avons été baptisés? » (Rom 6:3)

La grâce dans la réconciliation...
Dans la culture de verbosité occidentale, la grâce dans l’étrangeté de l’étrangère que je suis m’a appris à rester silencieuse au pied de la croix. Cette grâce a créé en moi un espace de résonance qui permet à ma culture d’origine de retentir de nouveau en moi.

Mes efforts permanents pour m’adapter à l’Église de France auraient pu faire de moi une amnésique sans ce silence imposé par le sentiment d’être autre. Cette altérité de soi-même amène la chrétienne à laisser la voix de la bouddhiste résonner de nouveau dans son ampleur originelle. « Paradoxe ! La parole authentique de la bouddhiste permet à la chrétienne d’être de plus en plus disciple du Christ. » [7]

Comment cela a-t-il été possible ?

La voix de la bouddhiste a emmené avec elle toute la richesse de ma culture d’origine. Cette dernière se révèle à la conscience de la catholique avec toute sa densité. La chrétienne reconnaît alors qu’elle a été structurée par la culture khmère bouddhique avant de confesser la foi en Jésus-Christ. J’ai éprouvé un besoin vital d’étoffer ma foi par tous les acquis reçus de la tradition khmère. J’ai vécu cela comme l’envoi pressant de l’Esprit du Seigneur vers ma première demeure. Je dois retourner à « la maison » comme le paralysé de Capharnaüm : « Lève-toi, prends ta civière et va dans ta maison » (Matt 9:6). Je n’oserais jamais faire ce retour sans l’envoi du Maître.

Car le travail de mémoire si cher à la psychologie ne peut se faire sans aide spirituelle. Cette aide devient vitale quand la mémoire est blessée comme celle du Cambodge, par la violence instituée en régime étatique. En 2009, lors des audiences du tribunal pénal international pour juger Duch, le tortionnaire de la prison S 21, j’ai vu des victimes appelées à la barre comme témoins sombrer dans le gouffre des souvenirs tragiques. Personne ne peut retourner dans les souvenirs de sa grande souffrance sans être habité par une espérance solide.

Personnellement, je retourne vers ma culture d’origine accompagnée par l’Esprit du Seigneur. Cet accompagnement me permet de discerner l’importance du bouddhisme dans la société khmère. Je compatis au désarroi du peuple khmer qui peine aujourd’hui encore à se reconstruire. La génération des Cambodgiens après 1979 est comme un arbre sans racine, ballottée par les crues du Mékong, à la merci du prosélytisme religieux venu de l’étranger. Pour la plupart des étrangers, à part la danse Apsara et les temples d’Angkor, la culture khmère ne mérite aucun intérêt. Le bouddhisme est à leurs yeux un handicap pour la reconstruction du pays. Ma sympathie naturelle envers ce pays fait que je ne peux supporter la condescendance hautaine de tous ces donneurs de leçon.

La curiosité amicale de mes amis bouddhistes au Cambodge concernant ma conversion à la foi chrétienne m’aide à ancrer encore plus mon espérance dans le Christ. La culture khmère me rappelle que personne ne peut donner la définition de l’Indicible : l’ascèse des mots est indispensable pour parler du Dieu de Jésus-Christ à ces amis. Car le mot est le silence entendu et le silence est le mot non dit… Oui, « personne n’a jamais vu Dieu ; Dieu Fils unique, qui est dans le sein du Père, nous l’a dévoilé » (Jean 1:18).

Quand ma tante bouddhiste me parle de l’importance du premier agrégat corporel qui constitue l’être vivant, je suis renvoyée à la compréhension de l’incarnation selon Michel Henry :

L’incarnation consiste dans le fait d’avoir une chair – davantage peut-être : d’être chair. Des êtres incarnés sont des êtres souffrants, traversés par le désir et la crainte, ressentant toute la série des impressions liées à la chair parce que constitutives de sa substance – une substance “impressionnelle” donc, commençant et finissant avec ce qu’elle éprouve. [8]

La fleur de lotus, symbole de la transmutation dans le bouddhisme khmer, me fournit l’image idéale pour parler à ma tante upasika [9] de mon espérance dans la résurrection. Le lotus est une plante aquatique qui puise sa substance vitale dans la boue pour faire éclore sa fleur au-dessus de l’eau. Dans la compréhension bouddhique, la boue représente les souffrances, les troubles, les désirs, qui sont le terreau même de notre épanouissement. La résurrection pour la chrétienne venue du bouddhisme est cette vie qui refleurit dans la cassure, dans l’incertitude. La résurrection est cette « certitude-blessure » qui pointe comme la fleur de lotus hors de l’eau quand « l’ouragan du mal a balayé toute analyse, toute réflexion, toute compassion ». [10]
 
Ces échanges en vérité ont fait que la bouddhiste que j’étais est devenue « une amie de bien » pour la catholique d’aujourd’hui. Mes frères et sœurs bouddhistes m’ont accueillie comme « une sœur dans la souffrance » malgré mon changement de voie spirituelle. Les réflexions des Khmers bouddhistes sur l’attitude de certains chrétiens au Cambodge rappellent à ma mémoire la parole de Marie Noël, une catholique d’origine :

Il y a dans le catholique un être satisfait, supérieur – celui qui possède la vérité – plein de sécurité et de certitude. S’il s’incline vers l’autre pensée – il s’incline –, c’est pour la sauver, c'est-à-dire la circonvenir, la séduire, la gagner à Dieu. Elle n’est pour lui qu’un objet de compassion ou de conquête. Il l’aime par miséricorde. Il la méprise par foi. Aucun échange possible. Un catholique donne. Il ne reçoit pas.

Cette grâce du compagnonnage avec ma culture d’origine m’amène à m’interroger sur la présence chrétienne en terre d’Asie. Ce continent, malgré le taux de croissance qui fait envie à des pays occidentaux, reste marqué par la fracture importante entre les riches et les pauvres. Les chrétiens sont omniprésents pour vivre le partage avec les laissés pour compte de la mondialisation. Au Cambodge, ils sont présents dans l’éducation, la santé. Leur charité sincère peut les rendre sourds à cette mise en garde de Pierre Claverie : « Nous pouvons réduire l’autre par la bienveillance, à force de générosité. » [11]

Notre désir si humain de vouloir faire du nombre peut nous empêcher de voir le danger de la conversion comprise comme « passage d’une structure de croyance à une autre, d’une religion à une autre ». Car « là où il y a cette mission de convertir, il y a violence intérieure, et celle-ci suscite une violence extérieure. Si cette violence intérieure est présente, nous ne pourrons devenir des instruments de paix » [12] écrit Frère John Martin Sahajananda, moine bénédictin de Saccidannanda Ashram, fondé par Dom Henri Le Saux et Jules Monchanin.

Que l’Esprit du Christ éclaire tous les chrétiens en terre d’Asie afin qu’ils accueillent la culture asiatique comme une promesse. La promesse d’accepter l’autre comme «celui que Dieu vient rejoindre aujourd’hui comme le Bien-Aimé du Cantique des Cantiques vient visiter sa Bien-Aimée ». [13]

Sans cette hospitalité culturelle, aucune paix entre nations ne serait possible. L’hospitalité entre ma culture d’origine et la culture française est la grâce qui me permet d’éprouver l’ivresse de renommer les choses à neuf, comme au matin du monde…
 
Que cette grâce soit rendue à toute personne proche ou lointaine qui m’a accompagnée sur la route exigeante de l’hospitalité !

Notes

1Grégoire de Nysse, Homélie sur le Cantique des Cantiques, 1 1 ; I,1000 AB.

2 Maurice Bellet, Passer par le feu, Bayard, 2003, p. 14.

3 Claire Ly, Revenue de l’enfer, quatre ans dans les camps khmers rouges, Éd. de l’Atelier, 2002, page 102.

4 Les évêques de France, Catéchisme pour adultes, p 238.

5 Aloysius Pieris sj, Une théologie asiatique de la libération, Éd Centurion, 1990, page 152.

6 Fabrice Hadjadj, La Foi des démons ou l’athéisme dépassé, Éd Salvator, 2009, page 10.

7 Claire Ly, Retour au Cambodge, Éd. de l’Atelier, 2007, p. 218.

8 Michel Henry, Incarnation Une philosophie de la chair, Seuil, 2000, p.9.

9 Fidèle laïque bouddhiste qui s’engage par vœux à ne pas commettre les cinq fautes (ne pas tuer, ne pas voler, ne pas commettre l’adultère, ne pas mentir, ne pas consommer d’intoxicants).

10 Claire Ly, Retour au Cambodge, Éd. De l’Atelier, 2007, p. 170.

11 Pierre Claverie, Petit traité de la rencontre et du dialogue, Éd Cerf, 2004, p. 37.

12 « Lettre ouverte aux chrétiens, Mission sans conversion », Revue Voies de l’Orient N° 116, p. 18.

13 Maurice Pivot- Au pays de l’autre, éd de l’Atelier, page 151.

 

 
 
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