Volume XIII:1 January - June 2023
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 Népal 2022 : un bénédictin dans les pas d’un MEP 
 
Levez-vous, éveillez-vous !
Soyez vigilants quand vous avez reçu les dons !
Il est difficile de passer par-dessus la lame effilée d’un rasoir 
(Katha Upanishad 3, 14)
 
Lors de mon pèlerinage de Bénarès à Katmandou en février 2019 à la découverte des lieux emblématiques de la vie du Bouddha, je suis entré en contact avec Yann Vagneux, prêtre des Missions Étrangères de Paris (MEP), vivant depuis une vingtaine d’années en Inde, à Bénarès. Ainsi devait naître une relation d’amitié et d’initiation au monde indien et népalais qui m’a révélé la passion d’un homme pour sa vocation missionnaire, son engagement dans le dialogue interreligieux comme témoin du Christ, son dévouement et son travail pour faire connaître son expérience de rencontre avec l’hindouisme, ses croyances, ses écritures, son anthropologie… à travers des livres, des articles, des conférences et un enseignement dans les séminaires catholiques indiens ; en définitive, la passion d’un homme pour le Christ et une vie d’action apostolique puisée à la source même de la prière, de l’Eucharistie et de l’adoration du Saint Sacrement. Un témoignage, qui pour le bénédictin que je suis, m’édifie dans ma propre vocation monastique dans cette belle manière qu’a ce missionnaire de l’Évangile d’honorer la devise des MEP : ad vitam, ad extra, ad gentes cum ecclesia (« à vie, à l’extérieur, aux nations, avec l’Église »).
 
Outre cette relation, en mars 2021, mon prieur, frère Columba, émit l’idée d’orienter mon ministère pour le dialogue interreligieux vers le bouddhisme et l’hindouisme. Conseillé et guidé par Yann Vagneux lors de nos rencontres sur Skype pendant quelques mois, j’acceptai alors ce projet, un peu fou pour un moine affectionnant son cloître, de séjours entre l’Inde et le Népal dans le cadre du dialogue interreligieux monastique. Ce premier séjour a pris part du 22 mai au 16 juin 2022.
 
Ce texte voudrait se faire un témoignage partiel de cette aventure, d’une part sur la colline de Swayambhunath, lieu bouddhiste de Katmandou, et d’autre part avec le voyage à Muktinath, centre de pèlerinage hindou vishnouite dans le milieu naturel, puissant et majestueux que sont les Himalayas aux portes du Mustang.
 
Swayambhunath
 
Sur certaines des collines qui entourent la large vallée de Katmandou à près de 1400 m d’altitude, demeurent, se perpétuent et se transmettent, comme un trésor immémorial, les Trois Joyaux du bouddhisme que la tradition nomme le Triple refuge : le Bouddha, le Dharma, le Sangha. Le Bouddha est le révélateur du Dharma – son enseignement mais aussi la Loi immanente et éternelle qui « gouverne » l’univers et toute réalité ; enfin le Sangha, la communauté qui suit cette voie découverte par le Bouddha. Swayambhunath, important lieu de pèlerinage bouddhiste, est une de ces collines située à 2 km à l’ouest de Katmandou tout comme Namo Boudha ou encore la colline sacrée hindoue de Pashupatinath. J’eus aussi l’occasion de découvrir d’autres lieux comme Patan, Panauti et Bodhnath avec le Rangjung Yeshe Institute, centre universitaire de formation bouddhique.
  
Au sommet de Swayambhunatha, comme ailleurs au Népal, vivent des communautés bouddhistes suivant la voie du Vajrayana, le « Véhicule de diamant » avec chacune leur gompa, monastère,etleur stupa, monument commémoratif de l’éveil du Bouddha, contenant parfois des reliques. Par dévotion et vénération, les bouddhistes tournent autour des stupas dans le sens des aiguilles d’une montre, après avoir sonné une cloche et fait tourner les moulins à prières. À Swayambhunath, à l’aube, des centaines de pèlerins gravissent les 365 marches pour atteindre le point culminant.
 
Cette voie du Vajrayana est venue historiquement après celles de l’Hinayana ou Theravada et celle du Mahayana,ce dernier restant une source importante à cause de son enseignement théorique. La troisième voie du Vajrayana est apparue dans le nord de l’Inde, au Bengale et au Cachemire, à partir du VIe-VIIe siècle, pour ensuite gagner la Chine, le Japon au VIIIe-IXe siècle et enfin le Tibet au VIIIe siècle[1]. Le bouddhisme tibétain dût son essor à Padmasambhava, littéralement celui qui « né du lotus », maître bouddhiste indien du huitième siècle qui fonda en 775 le premier monastère au Tibet à Samye. Les Tibétains le nomment encore Guru Rinpoché, le « précieux maître ». L’école Nyingmapa (bonnets rouges) considère qu’elle descend de lui et le voit comme un second Bouddha.[2]
 
Le Vajrayana est présenté comme un bouddhisme ésotérique, avec des rituels développés et des formules magiques permettant d’atteindre le plus rapidement possible la bodhi, l’Éveil à la conscience suprême, stade de libération ultime (nirvana) du cycle de naissances et de morts, le samsara. Cette voie intégra harmonieusement la dimension sexuelle. Ainsi, des maîtres bouddhistes tibétains tels Kangyour Rinpoché sont mariés[3], là où d’autres, néanmoins, sont demeurés célibataires. Cette voie voudrait rendre accessible à tous l’Éveil, sans la nécessité de devenir moine comme dans le Theravada.
 
Pour cette école bouddhiste, comme pour d’autres écoles hindoues, les orientalistes occidentaux ont parlé de tantrisme, bien que le terme soit « étranger à l’Inde traditionnelle, de langue sanskrite » pour citer André Padoux[4]. Le tantrisme est une notion complexe, diffuse, poreuse qui a pénétré l’hindouisme, le bouddhisme, le jaïnisme, en influençant leurs pratiques rituelles et leurs doctrines. Il faut se rappeler que le bouddhisme et l’hindouisme ont cohabité en Inde pendant dix-sept siècles et ont connu un engendrement mutuel selon l’hypothèse de Jacques Scheuer[5] ; le bouddhisme lui-même surgissant du terreau hindou cinq siècles avant Jésus-Christ. En sanskrit, le nom tantra et l’adjectif tantrika se rattachent à la racine TAN, c’est-à-dire « tendre », « étendre », d’où l’idée de la trame d’un tissu et, par extrapolation, d’un texte qu’il s’agit de déchiffrer dans son sens le plus profond.
 
C’est ce bouddhisme tantrique, que j’ai découvert, quelques jours après mon arrivée, au sommet de la colline de Swayambhunath. Plus précisément, un bouddhisme tantrique pratiqué par les Népalais de l’ethnie Newar, d’où son nom de « bouddhisme newar ». Ce bouddhisme, unique au monde, a comme particularité de se transmettre en milieu domestique avec le père de famille, prêtre vajracarya,assurant le culte et l’initiation de tout un groupe de personne rattachées au bahal, le « monastère » dont il dépend. Progressivement, les enfants doivent passer par différents stades correspondants au Theravada, au Mahayana puis au Vajrayana pour les plus avancés. À partir d’un certain âge, un garçon peut assister le vajracarya,avant de devenir par la suite lui-même prêtre tantrique. Chaque famille doit, à tour de rôle, assurer le culte dans les temples en ville, pendant un mois, prenant alors en charge pour la communauté toute l’organisation liturgique.
 
À Swayambhunath, j’ai découvert une autre forme du bouddhisme tantrique, celui que nous connaissons davantage comme le « bouddhisme tibétain ». Je l’ai approché dans un monastère (gompa) lors d’une d’une puja (culte, offrande) célébrée pour des défunts. Cette puja avait été demandée par une nonne bouddhiste américaine, Ani Andréa qui vit auprès de cette gompa depuis quarante années. Les défunts étaient des occidentaux dont les photos furent disposées de façon visible sur un support papier avant d’être brûlées au cours de la cérémonie, après que les moines nous eurent communiqué les noms des morts.
 
Ce culte pour les défunts m’a rappellé qu’au-delà de toute croyance, philosophie ou religion, l’homme achoppe devant le mystère de la mort et refuse de s’y soumettre. Et c’est bien là ce qui l’anoblit, l’élève et le transcende dans sa finitude lorsqu’il pressent un « après la mort », un « au-delà du corps ». Il ne peut se résoudre à sa fin définitive sans envisager une vie autre, une vie nouvelle, une vie éternelle ; une bodhi pour les bouddhistes, une moksha pour les hindous, une résurrection pour les chrétiens ou les musulmans. Il ne peut se résoudre, lorsque son corps sombre dans la nuit de la dégradation, à ce que son âme ou son esprit ne s’éveille à une lumière libératrice, à une béatitude éternelle, à une paix divine. Irrésolu face à la mort, l’homme l’apprivoise dans ses cultes funéraires, ses rites funèbres, sa prière pour les défunts. Au fond, il pressent que les morts ne sont jamais vraiment morts. Leur souffle évanoui trouve encore à murmurer une brise légère par leur présence dans la mémoire des vivants. Ils demeurent dans le cœur de ceux qui se souviennent d’eux, les honorent et les encensent à travers cultes, hommages, discours, panégyriques… La mort n’est pas une fin, elle est un passage, un nouvel horizon pour tous ceux qui gisent au fond de leur solitude. « Qui donc vivra sans voir la mort ? » (Ps 89, 49).
 
Durant ce culte, quatre moines bouddhistes officiaient : le célébrant principal avec un assistant à côté de lui. Deux autres en vis-à-vis faisaient sonner à certains moments des cymbales et un tambour (dans d’autres monastères tibétains, il y avait aussi des conques et des trompettes). Tous scandaient sur un même ton, en accentuant parfois certaines syllabes, des mantras, formules sacrées permettant de convoquer la divinité en étant dotées d’un caractère magique. Un des mantras le plus connu en bouddhisme tantrique étant celui d’Avalokiteshvara : « Om Mani Padme Hum ». Les mantras peuvent être répétés comme des litanies. Le but de cette puja était de libérer les âmes défuntes des dernières traces karmiques négatives de la vie passée pour leur permettre une renaissance la meilleure possible. Le karma est la « loi des actes » par laquelle toutes les actions et pensées produisent des effets et déterminent ainsi le cycle de la transmigration de l’âme et sa renaissance qui ne sera pas nécessairement dans une forme humaine.
 
Les moines étaient assis devant des meubles bas sur lesquels étaient disposés des feuillets rectangulaires avec les mantras. Entre eux, trônait la statue de Maitreya, le boddhisattva du futur, dont on attend la venue. Les boddhisattva sont des êtres qui, par compassion, ont renoncé temporairement à la jouissance de leur état d’éveillé et restent dans le monde pour aider toutes les créatures vivantes à atteindre l’Éveil. Au-dessus de la statue de Maitreya, s’élevait un profond puits carré avec, à son plafond, un mandala et, de chaque côté, deux dharmachakra, « roue de la Loi », symbole de la doctrine bouddhique.
 
Au fur et à mesure de la puja, le célébrant principal utilisa divers objets : bougies, plume de paon, éventail… et, en particulier, deux instruments beaucoup plus remarquables : le vajra et une clochette. Le vajra[6], « diamant » ou « éclair », est un court objet en bronze dont les extrémités se terminent par plusieurs pointes recourbées au nombre variable et formant des arcs. Il symbolise la stabilité, la fermeté de l’esprit, son indestructibilité, mais aussi la vacuité qui demeure lorsque les apparences ont disparu. Tenu dans la main droite, il est associé à la clochette, elle tenue dans la main gauche, et tous les deux symbolisent respectivement les principes mâle et femelle.
 
Avec ces instruments, une autre dimension du culte bouddhiste ou hindou, m’est apparue : celle de la gestuelle des mains. En effet, l’officiant ne se contentait pas de tenir les instruments mais il faisait des gestes précis, variés et rapides, avec une position particulière des doigts toujours en mouvement alors que sa bouche scandait les mantras. Ces gestes sont les mudra, des « sceaux » ou « signes » ; ils symbolisent de façon codifiée des êtres, des sentiments ou des événements. Le bouddhisme les associe à des attitudes mentales du Bouddha et des épisodes importants de sa vie, ou encore à des divinités particulières du panthéon tibétain.
 
Comme dans toute liturgie, le corps et l’esprit sont requis et articulés avec discipline et ordre pour viser à une efficacité du culte lors de l’invocation des divinités. Ceci est le fruit de longues années d’initiation commencée dès l’enfance. Je pus constater aussi, au cours de mon séjour, que faire une distinction nette entre les différentes écoles du bouddhisme tibétain au nombre de quatre (Nyingmapa, Sakyapa, Kagyupa et Gelugpa) serait difficile voire impossible sans en être informé au préalable.
 
Ce qui me frappa aussi de façon plus générale fut la force du mythe : l’évidence historique pour des faits spirituels n’a aucune pertinence dans le monde bouddhiste et hindou comme le rappela dans les années 1950 le Swami Siddheswarananda[7], fondateur du Centre védantique de Gretz, en France. En revanche, l’expérience spirituelle profonde et rayonnante de personnalités mystiques exceptionnelles telles que le Bouddha, Padmasambhava dans le bouddhisme, ou Ramakrishna et son disciple Vivekananda dans l’hindouisme, imprime les esprits et la vie de ceux qui les invoquent au point de nourrir leur vision et leur perception du réel. Et si tel grand mystique fait l’expérience rayonnante du dieu Krishna, alors il peut en rendre vivante et perceptible l’existence auprès de tous ceux qu’il côtoie. C’est une force spirituelle qui peut défier l’esprit rationnel et historique occidental. Au demeurant, c’est un phénomène que nous retrouvons en christianisme avec les grands mystiques qui font l’expérience du Christ. Ainsi, « les vérités spirituelles sont plus hautes que les faits historiques »[8]. Et ces vérités spirituelles si hautes entraînent par leur force, depuis des millénaires, des femmes et des hommes dans un mouvement continu de pèlerinages. Animés d’un puissant désir de salut, de délivrance, ils partent sur les routes et chemins en quête du Divin, de l’Absolu vers les fleuves et les montagnes, vers des lieux sacrés qu’ils atteignent parfois après des milliers de kilomètres.
 
Muktinath
 
Muktinath est un de ces grands lieux de pèlerinage. Nous y avons passé trois jours et célébré la Pentecôte à 3700 m d’altitude. Ce fut pour moi une grande joie intérieure, simple et profonde. Pour y parvenir depuis Katmandou, il nous fallut une journée de car jusqu’à Pokhara, deuxième ville du Népal, puis une journée de jeep jusqu’à Muktinath. Le parcours se fit le long de la Kali Gandaki dans une des vallées les plus profondes au monde, avec vue sur le Nilgiri à 7061 m alors que nous étions seulement à 1500 m d’altitude. Deux autres sommets de plus de 8000 apparurent, l’Annapurna I et le Dhaulagiri. C’est aussi dans cette région que se trouve le large col du Thorong La à 5416m ; nous l’avons vu au loin lors de notre descente à pied vers le village de Kagbeni.
 
Lors de l’étape de Pokhara, l’heure passée en fin d’après-midi sur le lac Fewa dans une barque m’invita à goûter le silence dans un recueillement paisible, à contempler tout autour la végétation luxuriante. En haut des collines, presque cachée, se dessinait une gompa avec un peu plus loin son stupa. Le temps était couvert mais d’une température douce, dans une ambiance de calme et de repos. Par temps clair et dégagé, les Annapurnas se reflètent à la surface du lac. L’action de grâce pour cette création offerte au regard et à la garde de l’homme habitait mon cœur. Face à cette majesté de sommets dressés à des hauteurs vertigineuses, le cantique des créatures du livre de Daniel (Dn 3, 57) se rappela souvent à moi. Action de grâce non seulement pour la création mais aussi pour les priants en ces lieux monastiques qui ont su garder, perpétuer, transmettre leur tradition spirituelle et religieuse et semblent résister malgré tout au matérialisme et au desséchement spirituel qui soufflent depuis l’Occident. J’ai parfois peur que ce matérialisme occidental poussé à l’extrême ne fasse perdre à beaucoup la poésie du monde, la gratuité de sa beauté, le mystère de sa grandeur. Cependant, si des priants cachés quelque part (et cela reste toute de même vrai en Occident !) portent cette création dans la prière et y distillent leur rosée spirituelle pour l’humanité entière, alors tout n’est peut-être pas perdu…
 
Muktinath se situe aux portes du Mustang, district du nord du Népal, à la frontière du Tibet auquel on accède par des cols de plus de 4000 m. C’est dans ce territoire que la rivière Kali Gandaki prend sa source à 5000 m. Cette rivière sacrée creuse son lit entre le Dhaulagiri et l’Annapurna I et y charrie un limon gris anthracite donnant à la rivière une teinte obscure, d’où son nom de kali, la « noire ». Muktinath peut se traduire par le « Seigneur de la libération » – libération qui est le détachement total par rapport au monde et au cycle du samsara ; un autre sens possible est celui de « champ du salut ». Muktinath est l’un des plus anciens temples dédié à Vishnou où des milliers de pèlerins hindous viennent de tout le Népal et même de l’Inde pour lui rendre hommage avec des offrandes. Le temple est situé en hauteur et on y accède par un long escalier avec des paliers. En montant ces escaliers, Yann et moi avons eu l’occasion de croiser des sadhus ayant rompu tout attachement pour gagner la moksha, la libération. Dans le sanctuaire, je vis un brahmane prier et un pèlerin venir se prosterner devant lui de ses huit membres, les deux pieds, les deux genoux, la poitrine, les deux mains et le front – ce que le sanskrit nomme sastangam,geste commun de dévotion pour les hindous.
 
Ces escaliers m’évoquèrent le cheminement spirituel d’une quête d’élévation, de hauteur en hauteur, d’affranchissement à la pesanteur humaine et terrestre pour tenter d’effleurer le divin et le salut. Dans sa présentation des Upanishads, Jacques Scheuer s.j. rappelle la même idée dans le cheminement upanishadique : « la démarche est comparable à l’ascension d’une volée d’escaliers : chaque degré franchi permet de jeter un regard critique sur ce que l’on vient de dépasser, et dans le même mouvement à découvrir une réalité plus haute. »[9]
 
C’est bien pour cette réalité plus haute que montent jusque-là les pèlerins et qu’ils plongent dans deux piscines, puis les traversent en marchant, l’eau arrivant à la taille ou hauteur de poitrine. On voit ainsi des brahmanes torse nu portant le cordon qui les distingue, des femmes trempant juste les orteils et s’aspergeant avec les mains, un petit garçon prenant la main d’une petite fille pour l’encourager à cette traversée réfrigérante, d’autres plus courageux qui avancent déterminés et plongent sous l’eau pour ressortir un ou deux mètres plus loin. L’eau est très froide. La purification continue ensuite sous les fontaines au nombre de 108, chiffre symbolique important pour les hindous vishnouïtes qui, dans leur géographie spirituelle, répertorient 108 lieux de pèlerinage. De ces fontaines coule l’eau sacrée. Après ces ablutions, les fidèles peuvent entrer dans le sanctuaire délimité par un mur de clôture ; les deux piscines étant en face et autour sur trois côtés les fontaines. Et ici, ils font une puja dont le culte est assuré par une nonne... bouddhiste !
 
En effet, à quelque dizaines de mètres du sanctuaire hindou, se trouve un monastère bouddhiste puisque Muktinath est aussi un lieu sacré pour les disciples du Bouddha qui honorent ici le boddhisattva Avalokiteshwara qui descend dans les enfers et en délivre les habitants. Par ailleurs, le Guru Rinpoché aurait séjourné et médité en ce lieu. Cette cohabitation entre hindous et bouddhistes est pluriséculaire et paisible.
 
La force du pèlerin est de se mettre sans cesse en route, aiguillé par le désir d’un ailleurs autre, plus grand, plus loin, plus haut, vers quelqu’un ou quelque chose qui, en définitive, se dérobera toujours à sa quête, à sa marche au moment même où il croira toucher au but. Alors, il faut repartir sur les chemins et de nouveau se faire pèlerin. Nous n’avons pas ici-bas de cité permanente, chantons-nous au monastère. Nous avançons, chacun, chacune, de pèlerinage en pèlerinage, avec l’espérance d’un cheminement spirituel capable de nous ouvrir sur l’altérité du tout Autre, de l’étranger parfois si proche, du proche parfois si lointain. La rencontre interreligieuse est un appel à suivre le Seigneur au carrefour des nations, dans cette Galilée où il nous précédera toujours. Tout disciple du Christ est aussi un pèlerin. Porté par sa foi, il entre en dialogue au nom du Christ avec le monde qui recèle bien des manières différents et respectables d’exprimer ses croyances, ses mythes, ses philosophies, toutes ces richesses insondables du cœur de l’homme comme autant de semences du Verbe qu’il nous faut « reconnaître, préserver et faire progresser » pour reprendre la déclaration conciliaire Nostra Aetate.
 
Sortir de son cloître pour un temps, quitter sa zone de sécurité si confortable, se défaire du familier, c’est partir à la rencontre du Christ, cet inconnu si insondable. Finalement, entrer en dialogue avec les religions, c’est se quitter soi-même pour mieux aller à la rencontre du Christ au-delà de l’horizon connu, mais c’est aussi entrer au dedans de soi-même pour entrer en colloque intime avec Lui, Jésus-Christ, si proche et si lointain et qui n’eut jamais d’endroit où reposer sa tête. Et comment un disciple du Christ ne serait-il pas pèlerin du dialogue et de la rencontre lorsqu’il le sert dans son Église, elle-même en pèlerinage sur cette terre ?
 
Notes 
 
[1] Cf. Louis FRÉDÉRIC, Le Nouveau Dictionnaire de la civilisation indienne M-Z, Paris, Robert Laffont, 2018, p. 676-677. 
 
[2] ID, ibid., p. 203.
 
[3] Matthieu RICARD, Carnets d’un moine errant, Paris, Allary Éditions, 2021, p. 197.
 
[4] André PADOUX, Comprendre le tantrisme, les sources hindoues, Paris, Albin Michel, 2021, p. 27.
 
[5] Jacques SCHEUER, L’Inde entre hindouisme et bouddhisme, quinze siècles d’échanges, Bruxelles, Académie royale de Belgique, 2013, p. 13-14.
 
[6] Louis FRÉDÉRIC, op. cit., p. 674.
 
[7] Swami SIDDHESWARANANDA, Le Yoga et saint Jean de la Croix. Pensée indienne et mystique carmélitaine, Paris, Albin Michel, 1996, p. 139.
 
[8] ID, ibid., p. 139.
 
[9] Jacques SCHEUER, Une traversée des Upanishads, Paris, éditions Les Deux Océans, 2019, p. 39.
 
 
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