Une expérience d’hospitalité
Les échanges spirituels
entre moines chrétiens et bouddhistes zen
Cet article a été écrit pour un colloque organisé par l’‘Institut des Sciences Théologiques des Religions’ (ISTR) de l‘Institut Catholique de Paris sur l’expérience de Toumliline (Maroc) et qui s’est tenu à l’abbaye d’En Calcat, en France, à la fin août 2022.
Introduction
Les expériences d’hospitalité réciproque entre moines chrétiens et moines bouddhiste zen du Japon, lors des ‘Échanges Spirituels Est-Ouest’ mériteraient une étude approfondie, parce qu’ils sont emblématiques pour des rencontres interreligieuses entre personnes plus particulièrement engagées dans une recherche spirituelle.
De telles rencontres entre moines de continents et de religions différents sont à priori peu probables. Les moines ne sont pas appelés à voyager pour rencontrer d’autres personnes et même si tous savent que l’hospitalité est sacrée, leur vocation première n’est pas la rencontre, mais la solitude. Des circonstances actuelles ont néanmoins permis de tels échanges.
Je veux les décrire ici, brièvement, pour signaler que de telles expériences, aussi improbables, de rencontre avec des étrangers irréductibles, ont pu, malgré tout, être une grâce insigne pour la vie monastique d’aujourd'hui et pour le développement de ces traditions religieuses.
Histoire des ‘Échanges Spirituels Est-Ouest’
Le projet de ces ‘Échanges Spirituels Est-Ouest’ a surtout été élaboré par des missionnaires chrétiens au Japon. Ils voulaient montrer aux bouddhistes que, parmi les chrétiens, il n’y avait pas seulement des missionnaires charitables, mais aussi des moines et moniales engagés dans une quête spirituelle intense. C’est ainsi qu’en 1979 nous avons vu arriver en Europe une quarantaine de religieux bouddhistes. Le DIM (Dialogue Interreligieux Monastique) avait été fondé à peine une année auparavant, mais il était déjà bien ramifié en de nombreux pays d’Europe. J’ai ainsi pu organiser l’accueil de ces moines en différents monastères, comme Maria-Laach, Westmalle, Saint-Benoît-sur-Loire ou Camaldoli. En finale de ce premier Échange Spirituel, les participants japonais nous ont laissé un message dans lequel ils reconnaissaient avoir découvert chez nous « la charité désintéressée et la foi fervente dans la vie quotidienne » et ils poursuivaient : « Nous avons été heureux de retrouver chez vous ce que nous considérons comme la valeur religieuse fondamentale et que nous appelons ji hi, c'est à dire l’amour ». Rentrés chez eux, les Japonais ont écrit plusieurs livres à ce sujet.
Quatre ans après, en 1983, les organisateurs japonais du ‘Zen Bunka’ ont invité en retour les moines et moniales chrétiens à séjourner dans leurs monastères. Puis, en 1987 nous avons de nouveau accueilli une trentaine de moines zen dans des monastères des Pays-Bas, d’Allemagne, de Belgique, de France, d’Espagne et d’Italie. Tous ont convergé vers Rome, pour un symposium à Saint-Anselme, présidé par le Père Abbé Primat Viktor Dammertz, et finalement pour une audience privée du pape Jean-Paul II. En accueillant tous les participants à cette visite, il leur a dit quelques paroles, entre autres, s’adressant aux moines chrétiens : « En ouvrant votre maison et votre cœur, comme vous l’avez fait ces jours-ci, vous êtes bien dans la tradition de votre père spirituel, saint Benoît. Vous appliquez à des frères moines, venus d’autres horizons et d’une tradition religieuse très différente, le très beau chapitre de sa Règle sur l’accueil des hôtes et, ce faisant, vous offrez au dialogue un environnement dans lequel la rencontre des esprits et des cœurs peut trouver place. » Il, confirmait ainsi l’orientation que nous avions prise. Par la suite, de quatre en quatre ans, les échanges ont continué jusqu’en 2019. Je prépare le prochain pour 2023.
Ce n’est pas le lieu pour raconter par le menu ces rencontres. Je signale seulement le livre savoureux du Père Benoît Billot ‘Voyage dans les monastères zen’ qui décrit le deuxième échange. Ce qui nous importe ici est le fruit de ces expériences d’hospitalité réciproque. Chaque fois que nous avons dû accueillir des moines zen, par exemple à En Calcat, à Bellefontaine ou à Tamié, nous avons pu « leur offrir toutes les marques d’humanité », comme saint Benoît le demande. C’était une joie de les accueillir parmi nous, dans notre réfectoire monastique, dans notre travail quotidien, mais également au chœur de notre église, en leur indiquant les pages dans nos antiphonaires. Nos hôtes en ont été très touchés.
L’expérience des moines chrétiens
Mais je voudrais surtout évoquer pour vous ce qu’ont vécu les moines chrétiens quand ils ont été à leur tour dans les monastères zen au Japon, parce que là, ils ont découvert l’autre face de l’hospitalité : l’hospitalité reçue.
De l’avis de tous les participants il y a tout d’abord la découverte de se sentir comme chez soi dans ce cadre. — Les monastères japonais sont en effet des constructions harmonieuses, toujours remarquablement insérés dans la nature. — Malgré le dépaysement en tant de domaines, nous retrouvons le même souci pour l’harmonie et le respect en toute la vie quotidienne, pour le rythme de la journée, pour la liturgie et le silence, — le tout porté par une grande ardeur pour la quête spirituelle. Nous reconnaissons ainsi les grandes constantes de toute vie monastique, et la découverte de l’universalité de cette aspiration est toujours bienvenue pour conforter notre vocation.
Cela n’empêche pas le dépaysement d’être pénible. Les questions de nourriture, de logement, de fatigue, de langue surtout, et des difficultés de contacts pour la vie concrète, tout cela finit par nous déstabiliser. À certains moments, nous sommes plutôt tentés de nous enfermer dans une résignation bougonne, en attendant la fin. Mais il apparait assez vite que cette situation de désarroi et de vulnérabilité peut aussi être une occasion privilégiée d’ouverture dans l’abandon et la confiance. Nos hôtes sont en effet pleins d’attention et de compassion. Un contact intense se crée ainsi et même une certaine connivence, parce qu’il est évident que, pour les moines japonais, cette vie peut également être stressante. Mais en nous confiant ainsi sans réticence à la bienveillance de nos hôtes, nous faisons la belle expérience d’un accueil gratuit.
Au moment de nous quitter et de faire nos adieux, nous avons découvert combien ce séjour d’à peine trois ou quatre semaines nous avait réunis. Par-delà toutes les différences et incompatibilités, nous avons découvert ce que j’appellerais la ‘fraternité originelle’ que partagent tous les chercheurs d’absolu.
De l’avis de tous participants cette expérience d’hospitalité reçue dans ce cadre a en tout cas été une expérience spirituelle beaucoup plus forte que celle d’offrir un bel accueil dans leur propre monastère. Le séjour dans un monastère zen n’a duré que quelques semaines, mais l’impact de cette expérience est durable, parce que le dialogue intérieur continue chez eux au long des années.
Tel est, me semble-t-il, le message le plus important des Échanges Spirituels : la rencontre interreligieuse est juste et féconde quand elle est une hospitalité réciproque. Le dialogue au sens d’échange de paroles est bien sûr toujours important et même essentiel, mais l’expérience de l’hospitalité est comme le biotope du dialogue, le lieu où il peut au mieux s’épanouir et porter du fruit.
Une hospitalité intérieure
Je voudrais encore décrire ici de façon plus précise l’expérience interreligieuse plus intérieure que des moines peuvent tenter. C’est une rencontre ‘intrareligieuse’, pour reprendre l’expression de Raimon Panikkar. Il semble en effet, pour certains chrétiens, que cet accueil d’une autre religion (surtout le bouddhisme) soit dangereux, et même d’autant plus dangereux que plus intérieur. C’est pourquoi il importe d’apporter des témoignages pour attester qu’au contraire, cette pratique peut être juste et bonne. Aussi les seize Échanges Spirituels ont une place spécifique dans cette histoire du dialogue interreligieux. Une telle expérience peut évidemment être tentée par d’autres que des moines, mais elle n’est féconde que si elle est entreprise au terme d’un sérieux engagement spirituel préalable.
Il ne faut toutefois pas généraliser ces descriptions qui diffèrent selon chaque cas. Je ne parlerai donc que de ce que j’ai pu vivre personnellement à ce niveau.
Quelques années avant d’organiser les Échanges Spirituels j’avais en effet pu résider plusieurs mois dans un monastère bouddhiste zen au Japon. C’est d’ailleurs pour cela j’ai voulu contribuer à rendre cette expérience également possible pour d’autres. Un Maître zen, Suzuki Sôchu, que j’avais rencontré à Rome m’avait invité dans son monastère de Ryutaku-ji, situé au pied du Mont Fuji, et où résidaient une trentaine de jeunes moines. J’ai accepté cette invitation. Mes supérieurs étaient un peu inquiets en me voyant partir là-bas, mais ils m’ont fait confiance. Dès que possible, j’ai donc rejoint ce monastère, bien résolu à m’immerger dans ce milieu zen. C’est ainsi que pendant des mois j’étais le seul chrétien dans ce monastère, sans contact avec mon Église et avec les sacrements. Seul un petit chapelet byzantin en laine pour la prière de Jésus me reliait à ma tradition. Mais j’étais moine depuis vingt ans, et une longue vie de prière m’avait familiarisé avec l’expérience du vide. Je savais et je pouvais vérifier que « rien ne pourra nous séparer de l’amour de Dieu manifesté en Jésus Christ, notre Seigneur ».
En participant à toute la vie de la petite communauté de ce monastère, j’ai donc accueilli avec confiance le bouddhisme au foyer de ma vie spirituelle,— du moins ce que je pouvais accueillir, parce qu’il y a des éléments que je ne pouvais pas encore comprendre. Mais j’appliquais le conseil d’un koan zen, « si tu ne peux pas l’avaler, au moins ne le recrache pas ! » Je n’ai donc pas essayé d’absorber le bouddhisme, de le métaboliser en quelque sorte, mais je me suis délibérément exposé à cet univers spirituel du Bouddha dont le Maître (le Rôshi) est l’héritier à la 84ème génération. (On récite d’ailleurs chaque jour toute sa généalogie.)
J’ai accepté avec confiance de me laisser traverser par cet esprit bouddhique mis en œuvre dans sa tradition monastique. La vie au monastère est très absorbante, rigoureusement communautaire : on n’a jamais un moment à soi ; il n'est pas possible de s’en abstraire, de prendre du recul ; il faut se laisser, si pas formater, au moins modeler. Il y a des heures de célébrations au temple (des récitations de sutras), du travail manuel rude et beaucoup de zazen (méditation silencieuse). J’y retrouvais de belles concordances avec la vie bénédictine, et aussi beaucoup de pratiques étranges, difficiles à supporter, — impossible à avaler. Mais je suis plein de gratitude pour ceux qui m’ont accueilli là, et qui m’ont supporté malgré mes capacités limitées à devenir tout à fait ‘zen’.
En définitive, je dois reconnaitre que ce séjour m’a vraiment transformé. —Il y a un avant et un après dans ma vie. — Mais je ne me retrouve pas pour autant dénaturé, parce que tout ce que j’ai reçu, je l’ai reçu en chemin, sur le chemin déjà long de ma vie dans ma propre tradition chrétienne et bénédictine. J’ai ainsi pu allier un attachement radical au Christ et un accueil inconditionnel à l’autre, en Son nom. Je crois d’ailleurs qu’on ne peut être totalement accueillant que si on est d’abord totalement soi-même. Autrement il a amalgame, fusion, mais il n’y a plus de confrontation féconde.
Mais je constate, avec d’autres, que la vraie rencontre peut être une révélation. J’ai pu découvrir avec étonnement que cette hospitalité me permettait de retrouver des valeurs encore insoupçonnées ou trop négligées de notre propre tradition spirituelle. La rencontre d’un autre est en effet nécessaire pour que se révèle en nous ce qui n’était encore que potentialité. J’aime décrire à ce propos le travail du céramiste. Il façonne une pièce avec une certaine terre et il lui donne une certaine forme. Après l’avoir laissé se sécher, il la dépose dans le four, délicatement car elle est très fragile. Mais quand, après cuisson, il peut la retirer du four, c’est toujours la même céramique, composée de la même matière et la forme n’a pas changé, mais ce n’est plus la même. Elle est désormais solide, elle a changé de couleur et elle est même devenue sonore. Le rayonnement du feu a révélé chez elle toutes ses potentialités. Il en va de même, quand nous pouvons nous exposer au rayonnement d’une personne particulièrement lumineuse de notre tradition. Mais le choc, le ‘coup de feu’ apporté par la rencontre de personnes d’une autre religion, ou sans religion, peut aussi être particulièrement révélateur. C’est ainsi que, par exemple, saint Benoît reconnait en toute sa Règle l’importance de la méditation et du silence, mais le séjour dans un monastère zen m’a mis au défi de prendre cet appel tout à fait au sérieux en me révélant la puissance de la méditation pure (le zazen) et la fécondité d’un silence absolu. Plus fondamentalement, je pense ici à cette question centrale que saint Benoît pose au novice et, régulièrement, à chaque moine : Est-ce que tu « cherches vraiment Dieu ? ». C’est l’interpellation qu’entendait déjà le psalmiste : « Où est-il ton Dieu ? » (ps. 41) Quand on a été immergé dans un univers non-théiste (comme le bouddhisme), cette question est particulièrement prégnante. Le bouddhisme n’apporte pas de réponse, mais il aiguise particulièrement la question. Il y a là un beau défi à relever, particulièrement d’actualité ; c’est une chance...
Conclusion
Récemment encore, lors du voyage du pape François à Bahreïn, pour une rencontre interreligieuse, un journal remarquait : « Ils ne vont évidemment pas parler de théologie ! » Cela reflète bien l’opinion publique : on n’a que faire aujourd'hui des querelles religieuses qui ont empoisonnée notre histoire. La plupart des rencontres interreligieuse ont désormais des objectifs humanitaires : par-delà les divergences doctrinales, il faut promouvoir la paix et le partage des richesses du monde. Pour que ces échanges ne soient pas entravés, il faut donc éviter provisoirement d’aborder les sujets qui fâchent.
Mais il est évident que, à plus longue échéance, des rencontres au niveau le plus profond restent indispensables. Quoi qu’on en pense, les différences ne peuvent pas indéfiniment être masquées ; elles doivent être acceptées et abordées, parce qu’en les masquant, elles risquent finalement de paralyser les initiatives les plus généreuses. Il faut donc qu’en même temps, des rencontres franches sur tous les sujets puissent être possibles, en de bonnes circonstances. C’est pourquoi des échanges spirituels sont plus que jamais d’actualité. Le DIM/MID a acquis une certaine expérience en pour les organiser, avec le Zen Bunka de Kyoto. Nous préparons un prochain Échange pour 2023. Nous cherchons encore des participants.