Dilatato Corde 8:1
January – June, 2018
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Pierre François de Béthune
L’AVENIR DU DIALOGUE INTERRELIGIEUX :
L’EXPÉRIENCE SPIRITUELLE DU DIALOGUE

Conférence donnée à Marseille, le 29 septembre 2017, pour le 25ème anniversaire de la fondation de l’Institut de Science et de Théologie des Religions,

 
Le dialogue au niveau de l’expérience spirituelle est essentiel pour l’avenir du dialogue interreligieux.
 
Pour nous introduire à cette question, je voudrais évoquer la journée de prière pour la paix, à Assise, le 27 octobre 1986, parce qu’elle a été un jalon décisif pour le dialogue interreligieux. Ce jour-là, pour la première fois dans l’histoire, toutes les religions étaient rassemblées, en tant que telles, pas seulement comme des instances culturelles ou politiques, comme des agents de développement social et de collaboration internationale pour la paix, mais en tant que tournées vers Dieu, capables de le prier.
 
Dès la veille, nous pouvions rencontrer dans les rues de la ville des représentants de toutes les religions, venus pour cette prière. Il y avait aussi des catholiques traditionnalistes qui distribuaient des tracts où était posée la question : « Pour implorer la paix, la prière des chrétiens ne suffit-elle pas ? Faut-il appeler à la rescousse les incantations d’un sorcier africain et la fumerie d’un ‘calumet de la paix’ des Indiens Crow ? » Cette rencontre interreligieuse dans la prière était effectivement une innovation imprévue. Elle n’avait même pas été envisagée par le concile Vatican II. La Curie romaine avait d’ailleurs proposé une formulation subtile pour apaiser les fidèles inquiets : « Nous n’allons pas ‘prier ensemble’, mais nous serons ‘ensemble pour prier’ ». Car prier ensemble est une communicatio in sacris, une chose traditionnellement abominable.
 
Or je voudrais attester ici que la rencontre de « priants avec les priants » est bien sûr difficile, mais elle est aussi la plus féconde. Sa possibilité est même la condition pour un vrai avenir du dialogue interreligieux. Voyons comment.
 
Une Conversion
 
Il faut d’abord, réaliser un retournement complet des mentalités pour entrer dans ce type de dialogue. Comme l’exprimait Raimon Panikkar : « Il n’y a de vraie communicatio qu’in sacris », c'est à dire autour de ce qui est le plus sacré pour nous, de part et d’autre. Autrement on en reste à des échanges instructifs et sincères, certes, mais qui ne touchent pas le cœur de notre engagement religieux.
 
Je veux préciser que ce retournement est une ‘conversion’, et non pas une rupture. Il y a continuité entre saint François Xavier et Christian de Chergé : même détermination à obéir au Christ, même désir de servir l’Église, même conviction qu’il faut sortir, vers la multitude. Mais au XVIème siècle, il s’agissait de sortir des frontières géographiques de la chrétienté, pour aller en Asie, en Afrique, les territoires des ‘missions étrangères’. Tandis que les pionniers du dialogue au niveau de l’expérience spirituelle, comme, par exemple, le Père Henri Le Saux, sont sortis hors d’une église identifiée à la chrétienté traditionnelle, pour vraiment rencontrer les croyants des autres religions, là où ils étaient. Il y a donc une continuité fondamentale, mais aussi un dépassement, au nom de l’Évangile.
 
Le Concile Vatican II a déjà réalisé une conversion. Il a entériné une évolution des mentalités et de la théologie développée par certains chrétiens, et il a provoqué un changement des mentalités chez presque tous. Les chrétiens sont désormais soucieux d’ouverture et d’accueil, désireux de mieux connaître les autres religions ; ils les estiment et cherchent à collaborer avec elles pour la paix dans le monde ; des liens d’amitié se nouent même parfois. Il y a effectivement un changement de mentalité, mais ce changement ne va pas pour autant toujours au bout de la conversion entamée par le Concile. Il faudra plus de temps pour cela.
Car on ne peut pas dire que la démarche de sortie hors d’une vision traditionnelle soit déjà bien partagée. En effet, la peur du relativisme et du syncrétisme paralyse encore souvent les initiatives. C’est ainsi qu’en 2014, pour fêter les cinquante ans de sa création (alors sous le nom de ‘Secrétariat pour les non-chrétiens’), le ‘Conseil Pontifical pour le Dialogue Interreligieux’ a encore publié un document intitulé ‘Dialogue dans la Vérité et la Charité’ où il est stipulé, aux n° 82 et 83, qu’« il n’est pas possible de ‘prier ensemble’, [...] mais il est permis de rester en présence d’autres personnes qui prient, sans prier avec elles ». [1] Bien sûr, il faut être prudents et ne pas faire n’importe quoi, par complaisance. Mais de telles réticences sont caractéristiques de la peur latente de perte d’identité qui inhibe toute ouverture.
 
L’initiative d’Assise 1986 avait pourtant déjà dépassé ces précautions. Car, ce jour-là, nous ne formions qu’une seule prière ; je puis en témoigner. A moins de réduire la prière à sa formulation verbale, il fallait reconnaitre que la prière de tous les participants était unanime. La participation cordiale de tous n’était pas de trop pour une cause aussi importante que la paix dans le monde.
 
C’est pourquoi, dans le contexte actuel, encore souvent indécis, l’évocation de l’engagement résolu de certains ‘pionniers’ est très nécessaire. Leur témoignage nous aide à voir que la rencontre interreligieuse au niveau le plus intime de notre foi est possible. Une telle rencontre est bien sûr un risque, mais elle est surtout une chance, une chance pour toute l’Église.
 
Je parle de ‘pionniers’, parce qu’il s’agit d’un petit nombre de personnes qui, dès avant le Concile, ont ouvert une brèche dans une mentalité chrétienne encore très autosuffisante. Il me semble important d’étudier leur démarche et de la décrire plus en détails, parce qu’elle est emblématique pour toute tentative de dialogue au niveau de l’expérience spirituelle.
 
Ces pionniers se sont engagés avec une grande confiance, et même avec audace, dans une rencontre interreligieuse in sacris, au niveau de leur vie spirituelle. À cause précisément de leur engagement à la suite du Christ, ils ont transgressé certaines convictions établies et ouvert de nouvelles perspectives spirituelles et théologiques. Je pense ici surtout à Thomas Merton, Louis Massignon, Henri Le Saux, Raimon Panikkar, Enomiya Lassalle, Aloïs Pieris, Serge de Beaurecueil et aux moines de Tibhirine. Il n’est pas possible de faire une énumération complète, d’autant que de nombreuses personnes anonymes ont également pratiqué ce dialogue au niveau le plus profond, par exemple les Petits Frères et les Petites Sœur de Jésus et tous ceux qui continuent la démarche du Père de Foucauld.
 
Ces pionniers n’étaient pas des personnes déçues de leur propre tradition chrétienne, ou poussées par une soif d’aventure, c’étaient des hommes et des femmes de foi et de prière, formés par une longue pratique spirituelle. Grâce à la maturité et la liberté spirituelles ainsi reçues, ils n’ont pas craint de s’immerger dans une autre tradition spirituelle. Ils ne se sont pas contentés de développer des contacts intenses avec des personnes d’autres traditions spirituelles, de les admirer et d’emprunter leurs méthodes spirituelles ; ils se sont laissés pénétrer par leur raison de vivre, au point d’en être profondément transformés.
 
Pour illustrer concrètement cette démarche, je puis raconter ici une petite expérience personnelle. J’ai eu la chance de passer quelques jours à Bénarès, au début de mes rencontres avec les spiritualité d’Orient. J’ai parcouru les ruelles de la ville sainte, allant de temple en ashram, et surtout en descendant les ghats, ces grands escaliers qui mènent au Gange. Le dernier jour, j’ai été faire mes adieux au Fleuve en descendant un de ces ghats. J’ai pu y parler avec un vieux sage qui connaissait l’anglais et je lui ai dit combien j’avais admiré cette ambiance, si intensément religieuse. À un certain moment il m’a demandé ce que j’attendais pour descendre dans l’eau. Je lui ai répondu qu’on m’avait beaucoup déconseillé de me baigner dans cette eau, assez polluée. À la vue de son air stupéfait, j’ai compris que j’étais stupide de ne pas accueillir la grâce unique qui m’était offerte. Je me suis donc déshabillé et je me suis plongé jusqu’au cou dans le Fleuve. Enveloppé par le courant, je me suis alors tourné vers la source, et, les mains jointes, j’ai prié Dieu, Source de toute grâce...
 
Mais voyons plutôt un exemple d’une toute autre dimension. L’histoire du Père Henri Le Saux nous fera mieux comprendre cette démarche [2]. Ce moine bénédictin a été formé à l’abbaye de Kergonan, pour « chercher vraiment Dieu », comme le demande saint Benoît (RB 58) à ceux qui entrent au monastère. Il y avait déjà passé 21 ans quand il est parti pour l’Inde, en 1948. Avec le Père Jules Monchanin, il voulait y fonder un monastère bénédictin enrichi par la tradition monastique indienne. Mais il a bientôt eu l’occasion de rencontrer le grand sage Râmana Maharshi à Tiruvanamalai, au pieds de la montagne sacrée Arunâchala, et il a été fasciné par la personnalité de ce témoin de l’advaïta, la non-dualité. Il a alors passé de longs séjours dans des grottes de la montagne, totalement immergé dans cet univers hindou. Il a pris un nom indien, Abhishiktânanda et acquis la nationalité indienne.
 
Grâce à son journal [3], publié après sa mort, nous pouvons suivre son évolution intérieure.
Au cours de ses séjours dans les ashrams et ermitages, il a fait l’expérience d’une relativisation générale de la doctrine de la foi. Il écrit : « Comment encore croire à l’absoluité d’une formule dogmatique ? d’un rite ? donc d’une Église ? Dieu serait-il donc enfermable dans le crée ? » (p. 87) Le Père Monchanin qui vivait en Inde depuis 1939, reconnaissait, quant à lui, qu’il voyait toujours plus nettement l’abîme qui séparait le christianisme de l’hindouisme. À cela Abhishiktânanda répondait que, précisément, c’était dans cet abîme qu’il trouvait Dieu, désormais.
 
Mais cette évolution intérieure n’allait pas sans un grand désarroi. Son exode hors d’un christianisme traditionnel se révélait pour ce qu’il était vraiment : un exil, une perte de repère. Il était écartelé. Il écrit : « J’ai trop goûté désormais à l’advaïta pour pouvoir trouver la paix ‘grégorienne’ d’un moine chrétien. J’ai trop goûté jadis de cette paix ‘grégorienne’ pour ne pas être angoissé au sein de mon advaïta. » (p. 99) Plus loin, en date du 21 mars 1956, « La fête de saint Benoît au Shantivanam (le monastère fondé en 1950). Pénible cette année. [Il revenait d’un long séjour chez un Maître hindou, Gnânânanda.] Depuis mon retour de Tapovanam, l’angoisse. Et cette belle forme physique que j’avais en rentrant, remarquée par tous ici, tout de suite tombée. La paix et la joie sont pour moi là où il ne m’est pas permis d’aller ; et pourtant, là seulement je les ai goutées avec une plénitude inatteinte ailleurs. Je ne puis plus vivre en moine chrétien ici ; et je ne puis pas vivre en moine hindou. Que le Seigneur aie pitié de moi et tranche ma vie ! Je n’en puis plus ! » (p. 187) À d’autres moments, cependant, il entrevoit une possibilité de dépasser cette tension : « Il me semble que j’expliquerais facilement mon état actuel depuis Arunâchala, comme une aurore, arunodaya ; avant même que le soleil se lève, le ciel est illuminé. Jyoti, shânti, ânanda. Les oiseaux chantent déjà, et mon cœur chante. Attendre avec joie  l’apparition du disque merveilleux. » (p.186).
 
Il s’agit d’une expérience mystique, paradoxale : « perdre sa vie pour la trouver ».  Dans une foi plus profonde que sa religion, Abhishiktânanda a consenti à « perdre » le Christ pour le suivre dans sa kénose. Il a ainsi tout remis en question, mais, au plus obscur de sa conscience, il n’a jamais douté que « ni la mort, ni la vie, ni le présent ni l’avenir, ni les forces des hauteurs, ni celles des profondeurs, ni aucune autre créature, rien ne pourra nous séparer de l’amour de Dieu manifesté en Jésus-Christ, notre Seigneur. » (Rm 8, 38-39).
 
Notons encore un dernier trait caractéristique pour son itinéraire spirituel. Il a vécu les quinze dernières années de sa vie comme un sannyasin gyrovague et n’est plus jamais rentré en Europe. Mais pendant les 25 ans de son séjour en Inde, jusqu’à sa mort en 1973, il est resté en contact avec son monastère de Kergonan. Et, par ailleurs, il était de plus en plus intégré dans l’église locale. Il y était régulièrement demandé, surtout après le Concile, pour animer la recherche spirituelle et la prière des chrétiens indiens.
 
Le cas du Père Le Saux est bien sûr exceptionnel, mais il nous permet de bien voir les trois conditions exigées par le dialogue au niveau de l’expérience spirituelle : (1) une grande liberté spirituelle, (2) l’audace nécessaire pour tenter une immersion totale dans une autre tradition, mais toujours (3) situées sur un fond d’obscure fidélité à sa propre tradition. Il s’agit donc d’une transformation en profondeur, une véritable conversion.
 
Du neuf et de l’ancien
 
En partant de cet exemple, je voudrais maintenant approfondir ma réflexion. J’ai parlé de ‘conversion‘. Pour un chrétien il n’y a de conversion qu’à l’Évangile ; il s’agit toujours d’une nouvelle approche, une nouvelle découverte de l’Évangile. Le retournement qu’ont effectué ces pionniers n’était donc pas une déviance ou une perte de la foi. Au contraire, nous verrons qu’à l’instar du ‘scribe avisé’ dont il est question dans l’évangile selon saint Matthieu, ils ont cherché et trouvé dans le trésor de l’Évangile à la fois « du neuf et de l’ancien » (Mt 13, 52).
 
Il est vrai que, pour rencontrer d’autres croyants, ils ont suivi une voie différente de celle de la mission traditionnelle. Mais ce n’était pas une dé-mission, par lassitude, ni une compro-mission, par opportunisme ou complaisance pour la mondialisation, comme on le leur reproche parfois. C’était la redécouverte des exigences du discours de mission de Jésus, tel que rapporté par les évangiles synoptiques.
 
Dans le prolongement des expériences évoquées jusqu’ici, portons donc un nouveau regard sur ce discours bien connu, pour en découvrir la nouveauté. Rappelons brièvement quelques passages. « Il leur ordonna de ne rien prendre pour la route, sauf un bâton : pas de pain, pas de sac, pas de monnaie dans la ceinture, mais pour chaussures, des sandales, et ne mettez pas deux tuniques. » (Mc 6, 8-9) « Dans quelque maison que vous entriez, demeurez-y. c’est de là que vous repartirez. [...] Demeurez dans cette maison, mangeant et buvant ce qu’on vous donnera. » (Lc 10, 4, 6).
 
Pourquoi toutes ces précisions ? Quel intérêt peuvent-elles avoir pour l’annonce de l’Évangile aujourd'hui ? Et pourquoi Jésus n’y parle-t-il presque uniquement que de la façon de rencontrer les autres, et très peu du contenu de l’annonce ?
 
Tous les commentateurs de ces textes nous expliquent que les indications que Jésus donne quant à la façon d’aller sont essentiellement des invitations à développer une attitude intérieure. Les exigences radicales et irréalistes de ces textes ne sont que des expressions hyperboliques, comme c’est souvent le cas dans les évangiles. Les commentaires de Lagrange, Cerfaux, Boismard ou Bovon sont unanimes : il faut que les missionnaires soient vraiment détachés de toute préoccupation personnelle.
 
Mais, je demande : si Jésus envoie ses disciples ainsi démunis et incapables de survivre plus d’une journée, n’est-ce pas plutôt pour qu’ils soient, non pas détachés de tout, mais dépendants du bon vouloir de ceux auxquels ils s’adressent ? En réalité, dans cet état, ils sont obligés de demander l’hospitalité. Ils sont envoyés comme des demandeurs d’asile. Et c’est comme tels, qu’ils peuvent alors annoncer : « Le Royaume de Dieu est tout proche », un Royaume où Dieu a besoin des hommes, comme eux-mêmes ont besoin de l’aide de leurs hôtes.
 
Les commentateurs de jadis ne pouvaient pas noter cette intention de Jésus, pourtant obvie, parce qu’à la grande époque des missions étrangères, les envoyés ne pouvaient évidemment pas être dépendants des populations visitées, à cause de la trop grande différence de culture. Ils devaient être bien équipés, pour survivre et pour aider leurs voisins, pour éventuellement leur offrir l’hospitalité. Mais ils ne pouvaient pas imaginer de la leur demander !
 
Parmi tous ces ‘missionnaires’, il y avait cependant quelqu’un comme Charles de Foucauld, un moine qui avait longuement médité l’Évangiles et qui s’efforçait de le vivre très concrètement. Il a effectivement demandé le gîte et le couvert aux habitants du Sahara, pour « demeurer dans les maisons » (ou dans leurs tentes), comme il est demandé dans l’évangile; il a voulu également « manger et boire » ce que lui offraient ses hôtes, tant d’ailleurs les vivres matériels que les vivres culturels et spirituels des Touaregs, en apprenant leur langue et leurs coutumes.
 
Au cours de sa méditation il avait d’ailleurs remarqué qu’après avoir quitté la maison de Nazareth, Jésus lui-même, avait toujours vécu comme il le proposait à ceux qu’il envoyait, en allant de ville en villages, en demandant ou en recevant l’hospitalité de Pierre, Matthieu, Simon, la Samaritaine, Marthe et Marie, ou Zachée, comptant sur la bienveillance de hommes,  ̶  mais pas toujours sûr de trouver un gîte : le Fils de l’homme n’avait en effet pas toujours « un endroit où reposer la tête » (Mt 8, 20).
 
D’après le livre des Actes de apôtres, Jésus aurait dit qu’ « il y a plus de joie à donner qu’à recevoir » (Ac 20, 35). Mais lors d’une première rencontre, il y a plus d’urgence à recevoir qu’à donner, pour ne pas accabler nos hôtes en leur proposant d’emblée notre message, comme font souvent les ‘Témoins de Jéhovah’.
 
Louis Massignon disait en effet que « l’hospitalité est le chemin de la vérité ». Je crois que cela est surtout vrai pour la vérité de l’Évangile. Elle ne peut être communiquée que dans un échange humble et généreux.
 
Bien entendu, il ne faut éviter l’anachronisme. L’envoi en mission, tel que Jésus le proposait, se faisait dans une région bien connue où l’hospitalité était sacrée ; il n’y avait pas de problèmes de langue ou de nourriture. La situation a évidemment fort changé depuis. Et elle change encore.
 
Toujours est-il que les pionniers du dialogue au niveau de l’expérience spirituelle ont repris cette façon de faire : ils ont commencé par demander l’hospitalité, cette fois aux croyants des autres religions. Ils leur ont demandé de partager leurs vivres, et même leurs raisons de vivre. Ils ont accepté d’entrer et de demeurer dans leurs maisons, mais aussi dans leurs maisons sacrées, leurs temples et mosquées, et, plus intérieurement encore, dans leurs demeures spirituelles, leurs traditions religieuses, leurs rites et leurs livres sacrés, leurs prières.
 
Ce faisant, ils découvraient que l’ancienne façon de faire, pour témoigner de l’Évangile, telle que décrite par les synoptiques, était toujours d’actualité, toujours « nouvelle ». Ils n’annonçaient pas explicitement le message évangélique, mais, à leur place dans l’Église, ils étaient les témoins de l’amour universel du Père.
 
Cette façon de participer au grand travail ecclésial du dialogue, en commençant par demander l’hospitalité, s’est développée depuis, par exemple par les moines qui ont organisé des ‘Échanges Spirituels’ qui consistaient à aller séjourner un temps dans des monastères bouddhiques au Japon ou au Tibet, pour y vivre comme les moines de là-bas. Ensuite ils invitaient ces ‘confrères’ à également résider dans des monastères chrétiens. Cette hospitalité réciproque a porté de beaux fruits.
 
L’hospitalité comporte toujours deux faces, selon qu’elle est donnée ou reçue. Or, quand on parle d’hospitalité, on pense surtout à l’hospitalité offerte. La plupart des livres ou des colloques qui traitent de l’hospitalité parlent de l’hospitalité offerte. C’est ainsi qu’au début du mois de septembre 2017 la communauté de Bose a organisé son 25ème colloque œcuménique intitulé ‘Le don de l’hospitalité’. Mais il est très significatif que le pape François, qui a tenu à envoyer un message aux participants à ce colloque, leur ait dit, entre autres : « C’est vrai, l’hospitalité est un don, (mais) un don que nous avons avant tout reçu : nous sommes les hôtes du monde crée pour nous... »
 
Les deux faces de l’hospitalité, offerte et reçue, sont également précieuses. De fait, l’hospitalité donnée est synonyme d’humanité, comme l’atteste la Règle de saint Benoît (53) ; elle est le fondement de toute la morale. Mais l’hospitalité reçue, gratuite, imméritée est une expérience de grâce, le fondement de la spiritualité, et donc aussi le fondement de la spiritualité du dialogue. Une approche ‘spirituelle’ du dialogue qui ne passerait pas par cette expérience d’humilité risque de rester illusoire.
 
Les deux pratiques sont, bien sûr, toujours liées. Comme le rappelle le Pentateuque en six endroits, par exemple au Lévitique (19,34) : « Tu aimeras l’étranger comme toi-même, car vous avez été étrangers au pays d’Égypte ». En effet, il n’est pas possible de recevoir respectueusement un demandeur d’asile si l’on n’a aucune expérience d’avoir été soi-même dans le besoin d’être accueilli, à quelque niveau que ce soit. C’est pourquoi, dans nos rencontres, interreligieuses ou autres, nous devrions toujours nous demander si nous avons déjà suffisamment reçu, pour pouvoir donner, sans risquer d’être perçus comme arrogants.
 
Mais réciproquement, celui qui demande d’être accueilli n’est pas nécessairement un vagabond sans feu ni lieu. Oui, c’est quelquefois le cas, et, comme dit le Christ, il faut même se réjouir quand celui que nous invitons n’a pas de quoi nous rendre la pareille (Lc 14, 14) Mais normalement, il y a toujours un échange. En tout cas, dans l’hospitalité interreligieuse, celui qui demande n’est pas complètement démuni, et celui qui le reçoit respectueusement sait qu’il est le témoin de toute une tradition. C’est pour cela que, dans l’organisation des ‘Échanges Spirituels’, nous tenons à ce que la réciprocité soit toujours assurée : les moines et moniales sont tour à tour invités et hôtes.
 
Il faut toutefois remarquer que, de l’avis des participants, l’hospitalité reçue est spirituellement la plus féconde. Elle exige en effet plus d’humilité et donc un engagement plus profond. Elle est surtout celle qui nous change le plus, et nous met davantage au défi de puiser nouvellement dans l’Évangile. Il apparait en tout cas que la pratique du dialogue interreligieux se développe de la façon la plus naturelle dans ce cadre de l’hospitalité. L’hospitalité est en quelque sorte le ‘biotope’ du dialogue.
 
Mais ce qui recommande surtout cette démarche de l’hospitalité pour les rencontres interreligieuses, est son universalité : toutes les cultures et religions, la respectent. Nous trouvons donc dans ces traditions un allié, comme une ‘pierre d’attente’, auxquels nous référer dans nos échanges. Par delà toutes les incompatibilités que l’on pourrait rencontrer, il y a partout cette tradition d’accueil de l’étranger.
 
Mais il faut surtout rappeler ici que la motivation ultime de ce respect est le caractère sacré de l’hospitalité. Toutes les religions reconnaissent que l’hôte est un messager des dieux, sinon le Seigneur lui-même. Cela est tout particulièrement vrai pour la tradition judéo-chrétienne, depuis l’hospitalité d’Abraham dans la Genèse (18), jusqu’aux paroles de Jésus : « J’étais étranger et vous m’avez accueilli » (Mt 25, 35). Saint Benoît, dans sa Règle (53), demande qu’en accueillant un hôte, en lui lavant les pieds, les moines chantent le verset du psaume 47 « Nous accueillons ton amour, au milieu de ton temple ». L’hôte qui survient est en effet une manifestation de l’amour du Seigneur pour ceux qui l’accueillent. Bien plus qu’une œuvre méritoire de charité, cet accueil de l’étranger est donc une bénédiction que nous offre notre Père des cieux.
 
Une expression forgée par Raimon Panikkar dit bien cette démarche : il parle de ‘dialogue intrareligieux’, parce que la démarche d’accueil se réalise ad intra, à l’intérieur de la conscience des interlocuteurs, au cœur de leur engagement religieux. Aussi Panikkar peut-il préciser : « Un tel dialogue est un acte religieux. Le dialogue intrareligieux est, par sa nature même, un acte d’assimilation  ̶  que j’appellerais eucharistique. » [4]
 
*
*     *
 
Je ne puis pas conclure cette présentation du dialogue au niveau de l’expérience spirituelle sans rappeler que ce dialogue est toujours situé. Il suppose un engagement chrétien résolu, comme nous l’avons vu, mais aussi la pratique d’autres types de dialogue interreligieux, notamment la simple convivialité et la collaboration avec d’autres croyants, et plus particulièrement la réflexion théologique. J’ai en effet rappelé vu que les ‘pionniers’ de la rencontre étaient tous bien formés, non seulement par une pratique de l’ascèse et de la prière, mais aussi par une solide étude de la théologie. Une sérieuse formation préalable à l’histoire de la tradition chrétienne, à l’évolution et au développement de sa pensée jusqu’aujourd'hui leur était indispensable.
 
Certes, l’expérience fondamentale du dialogue au niveau spirituel est au-delà des mots : nous l’avons vu chez le Père Le Saux, dans son expérience de l’abîme qui le sépare d’avec l’hindouisme et où il découvrait Dieu. En de telles confrontations, ce qui nous rassemble, est ce qui nous dépasse et ne peut pas être formulé. Cependant une réflexion théologique ultérieure est possible et elle est nécessaire. Le dialogue intrareligieux n’est jamais isolé. Pour que ces expériences spirituelles ‘brutes’ trouvent leur place dans la vie des croyants en dialogue, et dans la vie de l’Église, il nous faut encore passer par cette autre ascèse qui consiste à situer ces découvertes dans notre univers mental et relationnel.
 
Je pense ici surtout à la rencontre dans la pratique commune de la prière, la communion spirituelle des ‘priants avec les priants’, car elle est emblématique pour toute rencontre interreligieuse. La réflexion à ce sujet est donc d’autant plus nécessaire. C’est bien ainsi qu’a fait le pape Jean-Paul II. Deux mois après l’expérience d’Assise, il a tenu à partager sa réflexion ultérieure au sujet de son initiative. Certains de ses collaborateurs proches ne l’avaient pas bien appréciée. Il leur a donc précisé de façon plus systématique sa pensée dans un discours à la Curie, le 22 décembre : « Toute prière authentique se trouve sous l’influence de l’Esprit ‘qui intercède avec insistance pour nous, car nous ne savons pas prier comme il faut’ mais Lui prie en nous ‘avec des gémissements inexprimables, et Celui qui scrute les cœurs sait quels sont les désirs de l’Esprit. (Rm 8, 26-27) Nous pouvons en effet retenir que toute prière authentique est suscitée par l’Esprit Saint qui est mystérieusement présent dans le cœur de tout homme. » [5]
 
La courageuse et belle expérience que le pape a tentée, en invitant les autres religions à prier avec lui à Assise, a ainsi permis un grand progrès dans la réflexion théologique, en particulier au sujet de l’action de l’Esprit au cœur de nos initiatives de rencontre interreligieuses.
 
Je terminerai cette intervention par cet appel de notre pape François qui résume tout ce que j’ai voulu vous dire aujourd'hui :
 
« Chers frères et sœurs,
pour ce qui est de l’avenir du dialogue interreligieux,
la première chose que nous devons faire est de prier.
Et prier les uns pour les autres : nous sommes tous frères ! » [6]
 
 Notes
 
[1] ‘Dialogue dans la vérité et la charité, orientations pastorales pour le dialogue interreligieux ’ Libreria Editrice Vaticana 2014.
[2] Shirley Du Boulay. La Grotte du cœur, La vie de Swami Abhishiktânanda Henri Le Saux, Paris, Cerf, 2007.
[3] Henri Le Saux. La montée au fond du cœur Le journal intime du moine chrétien-sannyasi hindou, Paris, O.E.I.L., 1986.
[4] Raimon Panikkar. Le dialogue intrareligieux. Paris, Aubier, 1985, p. 10.
[5] Discours à la Curie (22.12.1986) in Le dialogue interreligieux dans l’enseignement officiel de l’Église catholique. Éditions de Solesmes, 2006, n° 572.
[6] Discours pour les 50 ans de Nostra Aetate, le 28 octobre 2015. Voir ‘Chemin de Dialogue’, n° 48, p. 158.
 
 
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