Dilatato Corde 1:2
July - December, 2011
L'auteur lors d'un programme<br>d' « échange spirituel » dans un monastère zen au Japon.
L'auteur lors d'un programme
d' « échange spirituel » dans un monastère zen au Japon.

MON CHEMIN DE VIE COMME CHRÉTIENNE ET MONIALE CLARISSE
À la rencontre du dialogue interreligieux monastique

Depuis toujours j’ai été attirée par l’Orient. Je ne peux dater cette connivence, il me semble être née avec... A quatorze ans je lisais « La Chine que j’ai connue » de Pearl Buck et j’étais fascinée… Je voulais être médecin et missionnaire en Chine. Puis j’ai découvert la page sublime de Thérèse de Lisieux : « Au cœur du monde, je serai l’amour ». J’y ai reconnu l’appel profond de mon être. Peu de temps après, lisant les écrits de Thérèse d’Avila, j’y découvris mon chemin d’oraison dans la simple présence à Dieu. Mais je suis entrée chez les clarisses pour ne pas donner libre court à un penchant trop naturel – déjà prudente !... La vie fraternelle intense devait me permettre de vérifier la justesse de mon vécu intime. Quarante ans après, je m’étonne encore de la puissance irrépressible de cette voix intérieure qui me conduisit là où je devais être !

L’attrait du silence, de l’expérience mystique et philosophique aidant, je me suis intéressée aux religions orientales et le Bouddhisme est devenu tout naturellement et progressivement le partenaire privilégié, l’autre pôle de ce que je suis : éloigné et en même temps si proche. Attirant par beaucoup d’aspects et si différent des projections que je m’en  faisais - stimulant, déroutant, déboussolant même, et interpellant tout à la fois. Cela m’a confirmée dans l’intuition que mon identité de disciple de Jésus-Christ, homme de Nazareth et Dieu tout à la fois, ne pouvait, pour se construire de façon authentique, se passer de la relation à « l’autre » : celui qui déploie son être profond à partir d’autres références que les miennes et ne met pas ses pas dans les traces de Jésus.

Je participe depuis 1993 à la commission belge du Dialogue Interreligieux Monastique. J’ai eu la chance en 1998 de faire un séjour de cinq semaines dans des monastères du Bouddhisme Zen au Japon, avec cinq autres moines et moniales et un pasteur protestant. Et, depuis 1996, j’anime, dans le cadre du monastère, une méditation silencieuse dans la ligne du zazen, pour une vingtaine de laïcs très assidus. Sans être « maître de zen », loin de là, je porte au mieux ce groupe très fervent, mais je dois reconnaître que je suis encore bien davantage portée par lui. Je ressens fortement la présence mystérieuse de l’Esprit Saint au milieu de nous lorsque nous méditons ensemble. J’ai eu la chance aussi d’avoir été pendant quelques années coordinatrice de la commission belge francophone du DIM.

Je ne savais pas à quel point le dialogue avec le Bouddhisme allait changer peu à peu ma vie. La parole que nous échangeons ne va pas seulement de l’un à l’autre, elle nous traverse chacun de part en part. On ne peut donc entrer en dialogue et prétendre rester indemne. C’est ma façon de percevoir les autres religions, ma propre foi, la personne de Jésus et ma relation à Dieu qui s’en est trouvée changée, et ma manière de situer le Christianisme dans le concert des religions et philosophies du monde.

Au niveau de la perception de ma foi, il y a en moi une invitation à l’humilité, qui n’exclut pas la conscience de mon identité de disciple du Christ. Plus j’essaie d’entrer dans la connaissance « empathique » de l’autre, à travers la rencontre ou la lecture des textes fondateurs des grandes traditions religieuses, plus j’éprouve pour elles un très profond respect voire une admiration que François d’Assise, me semble-t-il, ne récuserait pas. Et je ne puis plus croire que des religions, comme le Bouddhisme qui existe depuis 2500 ans, ou comme le Judaïsme ou l’Hindouisme ou l’Islam, soient tout bonnement destinées à être un jour dépassées. Je crois en Jésus Fils de Dieu et Sauveur universel, mais je ne puis plus admettre qu’il y ait une religion qui soit supérieure à toutes les autres et qui les écrase... et que ce soit la mienne - que les théologiens se débrouillent avec cette apparente contradiction, c’est leur métier !...

Je crois profondément que chaque religion ou philosophie a sa partition à jouer dans la symphonie universelle et que Dieu en est heureux (cf. Le Coran, sourate 5.53). Comme le disait Mgr Pierre Claverie, quelques mois avant son assassinat en Algérie (1996), « J’acquiers la conviction personnelle qu’il n’y a d’humanité que plurielle et que, dès que nous prétendons posséder la vérité ou parler au nom de l’humanité, nous tombons dans le totalitarisme. Nul ne possède la vérité, chacun la recherche. » La rencontre du Bouddhisme n’en est pas moins très stimulante pour ma réflexion. Je suis beaucoup plus en questionnement qu’auparavant. Toutes les distinctions que l’on a faites pour accréditer la religion chrétienne, ne sont plus aussi obvies pour moi. J’ai l’impression qu’elles devraient être retravaillées « en dialogue », c’est-à-dire sur la base d’une meilleure connaissance des soubassements philosophiques et culturels des autres religions et qu’il y a là un enjeu important pour la théologie chrétienne à venir. J’ai davantage que par le passé besoin d’un long préalable d’écoute réciproque, de mise entre parenthèses de ce que je « sais » de ma foi chrétienne et de l’autre, je dirais même d’une sorte de doute systématique sur ce que « crois » savoir. J’ai appris du dialogue à m’interdire les comparaisons hâtives. Il est un meilleur chemin, plus onéreux mais plus fécond : essayer d’entrer dans la compréhension d’une cohérence globale de la tradition de l’autre afin d’être au plus près de ce qu’il est réellement et d’en être vivifié.

Cela m’oblige à vivre avec mes questions et à faire l’expérience d’un certain « vide » conceptuel très bénéfique. C’est un appauvrissement et une vulnérabilité indispensable à l’expérience. Je pense trouver confirmation de mon chemin dans le document du Conseil des Conférences Épiscopales d’Europe, lors de son 9ème symposium à Rome en 1996: « L’évangélisation est l’annonce d’un Dieu qui est entré en dialogue avec l’humanité et, par conséquent, il convient que l’Église sache apprendre alors même qu’elle doit enseigner. Les églises doivent apprendre à reconnaître l’autre comme partenaire. On ne peut renoncer à une commune ouverture à la vérité. Un tel dialogue signifie en permanence donner et recevoir, adhérer et critiquer. Le dialogue atteint son but quand les deux partenaires s’en retrouvent changés au terme ». La rencontre avec l’Autre me fait cheminer dans une voie spirituelle tout à fait neuve, inconnue, où les repères ne sont plus aussi clairs qu’auparavant : elle me conduit sur « un sentier obscur, non tracé, tout intérieur », pour reprendre une expression d’Hadewijch d’Anvers, une mystique belge contemporaine de Claire et de François. Et tout ceci me semble très fécond et stimulant pour ma foi au Christ.

Au gré de mes expériences, une conviction s’est déposée peu à peu en moi : ce qui est au cœur du dialogue c’est le Vide. Car il n’y a pas de véritable rencontre sans cet « espace vide » entre nous et au cœur de chacun des partenaires : si nous croyons posséder quelque chose nous ne sommes plus dans le vide, nous sommes dans le plein. Et dans « le plein » il n’y a pas de place pour l’autre ni pour l’écoute. Cette désappropriation a sans doute bouleversé bien des choses en moi, mais elle a pu devenir le lieu d’une transformation intérieure profonde!... Ce vide médian, appelé le troisième souffle dans le taoïsme, ne serait-ce pas un beau symbole de l’Esprit-Saint ? Par ailleurs ce Vide est, pour moi clarisse, en parfaite consonance avec la spiritualité franciscaine. Il ne s’agit pas d’autre chose me semble-t-il que de la Pauvreté la plus radicale, celle qui a séduit François d’Assise et qu’il personnifie sous le vocable de « Dame Pauvreté », image du Christ Pauvre en Personne. « La grandeur unique du christianisme, écrivait Jean Sulivan, est d’avoir proposé un Dieu pauvre, comme s’il y avait une blessure dans l’absolu. Dieu, enfant dans une mangeoire. Nul homme ne peut inventer cela. Il y faut une révélation. » La Pauvreté visible dans la kénose de Jésus me renvoie à la blessure au cœur de l’absolu, au Vide qui se trouve au cœur de la Trinité, condition du Dialogue Intra Trinitaire, et par conséquent, condition de toute relation humaine véritable.

Je sens notamment très fécond pour moi de me laisser interpeller par une autre approche de l’Ultime et du Réel. J’apprécie la volonté des bouddhistes de se mettre délibérément au niveau de l’expérience et non d’un savoir dogmatique. Cela tempère mon besoin de savoir, qui peut me donner l’illusion de l’expérience. Ma parole se fait davantage silence, écoute, attente, disponibilité, étonnement... Elle n’exclut ni ne méprise la pensée et la réflexion, mais la réflexion n’est-elle pas retour sur une expérience préalable?!... « C’est grande honte pour nous, serviteurs de Dieu : les saints ont agi et nous, en racontant leurs œuvres, nous voulons en recevoir gloire et honneur », disait François dans ses Admonitions.

Ce qui me frappe le plus chez mes amis bouddhistes c’est leur recherche constante de « l’absence totale d’ego ». Cela me renvoie de façon radicale, à la manière de François, aux textes les plus percutants de l’Évangile: « Celui qui veut gagner sa vie la perdra... ». Faire l’expérience qu’à un moment donné il n’y a plus de « je » ? Faut-il aller jusque là ? Tendre à cela, s’ouvrir à cela ?... Peut-être. Même à l’intérieur d’une perspective chrétienne personnaliste ? Oui, peut-être... Je ne me place pas sur le plan d’une affirmation philosophique, mais au niveau de l’expérience : nous sommes plus, comme le dit Dennis Gira, que « notre périmètre extérieur » (nos fonctions, nos rôles, nos convictions et nos sentiments, même si nous sommes « cela » aussi pour une part) et les spiritualités orientales font imploser ces images de nous, que nous nous forgeons à chaque instant, sur le concept de « vacuité ». Cette « vacuité » m’apprend à faire un peu plus de silence sur moi-même, sur celles et ceux avec qui je vis, sur mes convictions profondes et sur Dieu. Elle me fait entrer davantage dans le « mystère » de l’autre et de la vie. Liée à cette vacuité, je me sens invitée à une acceptation plus réelle « de notre sœur la mort »... qui peu à peu me sort de moi-même et m’ouvre le cœur sur l’univers entier en même temps qu’elle me pacifie (Cantique des Créatures de François d’Assise).

Ce qui est peut-être le plus marquant pour moi depuis mon séjour au Japon c’est une nouvelle manière d’habiter mon corps qui m’invite à vivre ici et maintenant sans remettre à plus tard : vivre l’éternité dans l’instant, n’est-ce pas aussi faire l’expérience du « déjà-là » de la résurrection. Ici également je retrouve un certain art de vivre propre à Claire et François d’Assise.

Tout cela rejaillit sur ma manière de percevoir Jésus et l’Évangile: Jésus est devenu pour moi non plus tant un « maître à penser » qu’un « maître à vivre »,  et donc un maître qui fait vivre. Je perçois mieux le lien exceptionnel qu’a Jésus avec la Vie, celle qu’on appelle « éternelle », mais qui est d’abord ici, maintenant, au cœur du quotidien. Il ne la donne jamais, dans l’Évangile, à coups de miracles sans respecter notre liberté, mais toujours à l’intérieur d’une relation de réciprocité. Il m’apparaît à présent, à l’instar d’un maître zen, comme quelqu’un qui provoque, déroute, opère un retournement  parfois d’une chiquenaude : une question, un silence, un paradoxe, une colère, une parabole, ou simplement un doigt qui dessine sur le sable... Toujours à l’intérieur d’une rencontre qui respecte l’autre dans sa liberté et promeut ce qu’il a d’unique. Je ne puis plus séparer la conversion évangélique d’un contact vivant et vivifiant avec lui. A travers la rencontre de la figure du « maître » dans le Bouddhisme, je comprends un peu mieux qui est le « rabbi Jésus ». 

Je revisite non seulement la théologie et l’Évangile, mais aussi les mystiques chrétiens : Jean de la Croix, Maître Eckhart, Tauler... et, à ma grande surprise et joie, une mystique appartenant à ma propre famille spirituelle, Angèle de Foligno. En la relisant je suis tombée sur des textes étonnants qui m’ont ravie par leur connivence avec la spiritualité orientale : « A présent, je ne mets mon espoir dans aucun bien qui puisse être raconté à l’extérieur, ou même pensé, mais mon espoir réside dans un bien secret, très sûr et caché, que je comprends avec une telle ténèbre ». « Si je dis que c’est tout bien, je le détruis ». « Tout ce que je dis me semble ne rien dire, ou le dire mal. J’ai l’impression de blasphémer. » (Le livre d’Angèle de Foligno, ch. 9: Septième pas supplémentaire)

Dans cette période-ci de ma vie, j’ai l’impression de ne plus avoir beaucoup d’initiative dans le DIM. Mais je crois que le dialogue se joue aussi à un autre niveau que celui des rencontres : quand le dialogue interreligieux semble s’estomper le dialogue intra religieux continue ; il se joue au plus profond de nous et de notre expérience quotidienne. J’espère garder toujours le cœur ouvert à me laisser féconder, à travers mes lectures, ma prière et ma vie toute simple de clarisse, par toutes ces semences de vie qui nous viennent d’ailleurs et qui ont tant de choses à me dire sur le Christ.

Quelque chose de neuf se dessine encore… J’ai découvert la méditation zen à 29 ans, en 1975, il y a 35 ans, mais je pratique régulièrement depuis seulement  18 ans. Avec l’accord de ma communauté j’ai commencé il y a 14 ans un groupe de méditation ouvert aux laïcs : ce groupe se réunit une fois par mois pour une longue soirée de méditation de trois fois 25 minutes de complet silence, la participation à l’office de complies et la lecture d’un court texte d’un spirituel chrétien donnant un cadre chrétien à la méditation. Depuis septembre 2009, j’envoie à chaque méditant un « Fil Rouge » qui sert de lien entre la méditation et l’engagement chrétien, je revisite ainsi toute notre tradition, avec un langage qui se veut plus accessible à ce genre de public. Je ne suis pas comme je l’ai dit maître de zen mais j’essaye du mieux que je peux de ne pas déformer la pratique du zen qui nous vient du Japon et qui est très rigoureuse, et en même temps de la vivre en climat chrétien. Ce n’est pas toujours évident, mais je sens que, dans la manière de conduire mon groupe, petit à petit au fil des ans, je prends plus « d’autorité intérieure » en fidélité au zen et à ma foi. Je me sens un peu seule dans cette expérimentation qui est aussi une responsabilité et j’aimerais confronter cela avec d’autres ….

Depuis quelque temps, les choses bougent davantage. Je suis en plein questionnement. Est-ce la redécouverte de notre tradition chrétienne en matière de méditation : j’ai toujours été passionnée par Hadewijch d’Anvers et Ruusbroec, j’ai lu avec un immense intérêt il y a quelques mois le commentaire du « Nuage d’Inconnaissance » de Bernard Durel… Je viens de faire la découverte d’une mystique clarisse italienne - Camilla da Varano – A cette occasion j’ai relu des textes du célèbre franciscain de la réforme du 15ème siècle, François d’Osuna, qui a été déterminant dans la découverte de l’oraison chez Thérèse d’Avila. Je découvre qu’il existe des « Exercices Spirituels » franciscains pour entrer dans la prière silencieuse. Je me demande ce que cela signifie pour moi… ? Est-il temps de passer à autre chose…?

Ce qui est sûr c’est que ce sera une méditation sans objet et que je ferai toujours une grande place au corps… Ce qui est sûr aussi c’est que, me sentant une dette immense de reconnaissance par rapport au zen, je ne pourrai pas passer sous silence ce que l’ascèse de cette pratique méditative m’a apporté...

Mais suis-je de taille à me lancer dans une sorte d’école d’oraison franciscaine et clarisse ? Est-ce une forme d’inculturation du zen qui se dessine…??? Ne vais-je pas perdre une part de l’attrait que le zen exerce sur nos contemporains. Je me sens bien, je dois l’admettre, avec un public qui est comme moi, un peu à la marge de l’Église… étant entendu que la marge fait toujours partie de la feuille de papier… C’est un public que je ne veux pas abandonner et il me porte… J’aimerais être aidée par la commission là-dedans et je confie ce cheminement à la prière de ceux et celles qui comme moi sont entrés dans l’aventure…                

 
 
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