L'auteur avec Harada-Roshi (Sogen-ji).
ESSAI DE SYNTHÈSE
D’UNE EXPÉRIENCE SPIRITUELLE
Me voici extrêmement démunie pour vous témoigner de ce qui me dépasse radicalement. Comment exprimer une expérience spirituelle -- s’il en est -- qui ne vous appartient pas ? Cette expérience où on reçoit, on accueille par le corps et le cœur en essayant de taire le mental. Une expérience où pourtant mon plus grand désir, ce qui me taraude, est de « tout perdre pour tout recevoir », et là, dans les monastères zen, tout se reçoit justement dans le silence du zazen.
Il faut ajouter que ce fameux silence est d’abord une posture physique, une attitude corporelle qui peut ouvrir à une plénitude, ou… à un inconfort, voire une douleur insupportable par moment, et un état mental de rêvasserie ou de pensées désagréables. Il ne faut pas minimiser ce côté rude de l’expérience où la contribution de l’être entier est requise, ce qui est nommé ‘effort’ en langage bouddhique. En effet, pour un disciple du Bouddha, on arrive à l’Éveil par l’effort… et le ‘lâcher-prise’. l’Éveil est désiré comme remède, libération à notre condition qui nous fait expérimenter la souffrance (dukha)
Voilà une donnée qui dès le départ me gêne terriblement, elle me semble antagoniste à l’expérience fondatrice de ma foi : la gratuité totale du salut, pur « Don d’Amour de notre Dieu qui nous a enrichi de sa Pauvreté ». Ai-je quelque chose à conquérir dans ma vis monastique chrétienne ? Je pourrais dire joliment que j’essaye de m’accorder à son Don en acceptant de me livrer à Dieu dans l’accomplissement de mes trois vœux monastiques, aurais-je pu réagir autrement face à un tel Amour ? Je ne pense pas avoir songé obtenir ou conquérir, je sais que tout est donné
Ne touchons-nous pas ici une sorte d’incompatibilité radicale avec la Sagesse bouddhiste ?
Ce n’est pas si simple, Thomas Kichner, moine bouddhiste zen et organisateur de l’échange Est-Ouest, répond comme ceci à ma question au sujet de l’effort humain en spiritualité : « Le zen est un don ! On arrive au bout de ses forces physiques, et on rend les armes. Et là, on sait qu’on ne peut rien, que c’est un DON. Et d’ajouter qu’à son sens les chrétiens ont tout à gagner en passant par le bouddhisme pour apprendre à vivre la souffrance, pour apprendre le sens de la croix et de l’effort… (et l’homme qui parle ainsi est rayonnant !). Ils doivent, avant de pratiquer le zazen, lire St Jean de la Croix et « Le nuage de l’inconnaissance ».
Il convient de rapporter ici une réflexion du Révérand Hirata Roshi, l’organisateur des premiers Échanges Spirituel :
Dans le bouddhisme, on oppose souvent le zen jiriki, réalisation personnelle par ses propres efforts, à l’amidisme tariki, dépendance absolue de l’Autrui, qui est Bouddha Amida. Ceci est beaucoup trop simplifié. L’illumination ne se réalise pas par nos propres forces, sans intervention extérieure. Nous connaissons la parole du grand Roshi chinois, Kyosei. Il dit Sottaku-dooji. Il exprime ainsi le travail simultané de la poule et du poussin qui picorent la coquille de l’œuf, chacun de leur côté, pour la faire craquer. C’est là une belle image de l’Illumination qui se réalise à un moment inattendu, par le travail simultané du Maître et du disciple. Pour obtenir l’illumination, il est donc nécessaire d’avoir l’aide d’un autre agent. Ce peut être le bruit d’un caillou sur le tronc d’un bambou, ou la vision d’une fleur qui éclot, ou toute autre chose. Ainsi l’homme est-il aidé dans sa marche. (Cité par Benoît Billot dans le livre où il raconte le deuxième Échange Spirituel, intitulé Voyage dans les monastères Zen, p.136.)
Et de fait j’ai vu des hommes, des femmes, joyeux, donnés à fond dans une vie simple et exigeante de vie communautaire de travail et de méditation extrêmement disciplinée et ritualisée, extrêmement incarnée
Dans les monastères zen, je me suis sentie comme ‘propulsée’ dans un ailleurs, et heureuse d’y être, malgré un manque de sommeil, un travail manuel parfois dur, une nourriture sans goût, (à mon goût). Bien que le cadre monastique reste semblable dans sa structure, ‘travail, prière, obéissance’, je vis presque sans repère, heure après heure, ce qui m’est demandé. Toute mon attention est d’ailleurs requise, en dehors du travail manuel et du zazen, par le rituel des repas, des déplacements, etc., tout est ritualisé !
Vie dépouillée de tout bavardage, de toute surcharge d’objets, presque de tout échange verbal, si ce n’est pour l’indispensable, vie où ‘on passe’, intérieur, extérieur se succèdent sans cesse (hondo, zendo). Cela servirait-il à un pur formatage ? Non, j’en suis sûre, mais à un ancrage plus profond dans la réalité telle quelle, ici et maintenant.
Rien d’autre.
Et cela devient très difficile de mettre des mots sur ce vécu sans le trahir : une simplification ? Une unification ? Une prise de conscience d’avoir un corps habité ? Pour ne pas dire un corps spirituel ? En tous cas je n’ai jamais voulu faire trop vite une relecture chrétienne de ce séjour en pays monastique zen. Je désirais laisser le Christ se dire autrement…et laisser la vie bouddhiste me parler d’elle. Voir vivre les moines et moniales, me laisser interrogée par leur énergie, leur concentration, leur perfection du geste et de la parole : application totale (dans laquelle moi-même je n’étais jamais tout à fait entrée), qui veut briser l’ego, ou, me semble-t-il, aide à se décoller de tout repli sur soi. Mais, osons le dire, qui pourrait aussi provoquer une révolte de ce fameux ego, et l’effet de tant d’effort aboutirait à l’opposé du but visé.
Si je ressors heureuse de l’expérience, est-ce que c’est par ce que j’ai vécu positivement cette discipline qui donnerait moins de place à l’ego ?
Le dernier soir de notre séjour à Tenne-ji, l’abbesse nous a proposé un échange (avec traductrice française) sur ce que nous avions vécu. A ma question « Pourquoi tant de rituels et de vitesse dans tout ce que vous faites ? », elle a répondu : « pour être UN ». Je lui ai dit que moine voulait dire « UN ». Ensuite, parlant du zazen, elle m’a demandé si mon silence dans la prière avait changé depuis que je le pratiquais, j’ai répondu « oui », spontanément. Et elle d’enchainer : « C’est le silence qui unit bouddhistes et chrétiens ».
Tout est là, dans ces deux petites remarques : unification et silence. Paradoxalement une journée si pleine d’attention au faire, à la praxis, permet d’être accordé à la réalité (il n’y en a qu’une, ou alors, qu’est-elle ?), et à travers le silence vécu dans les occupations ou le zazen, nous disons y vivre une communion.
La chrétienne que je suis est intimement persuadée que le Christ se dit dans ce silence dont le sens, nous dépasse tous, infiniment et heureusement. La rencontre interreligieuse au niveau existentiel rend heureux, car c’est plus qu’être côte à côte, ou pire ‘contre l’un et l’autre’, c’est être avec, être proche, nul ne peut nier que Jésus à réalisé cette proximité jusqu’à l’extrême.
Le Christ Lui-même est une Parole silencieuse qui ne se démontre pas, mais se manifeste à qui Il veut, comme Il veut, quand Il veut. Son humilité touche à son paroxysme lorsqu’on peut recevoir sa Présence enfouie et cachée dans la recherche silencieuse de nos amis bouddhistes.
D’un autre point de vue, rentrée ici à l’abbaye, je ne suis pas facilement retombée sur mes pieds. La communauté, sentie sans cesse à mes côtés, ce dialogue verbal et cet échange d’amitié avec le Christ, l’office, l’oraison, la méditation, le silence du zazen, tout doit retrouver une place, sa juste place. Laisser le Christ resurgir petit à petit. Si seulement je pouvais un peu moins lui mettre la main dessus, un peu plus me laisser déposséder de mes images et concepts, l’Évangile pourrait vivre, la Nouveauté se révéler, le Christ renaître !
Un passage du livre Vide et plénitude d’Yves Raguin me revient: « Partout, on trouve des Maîtres et des gourous. Il faut définitivement dépasser l’idolâtrie de la méthode, pour éveiller les âmes à une patiente démarche intérieure qui les conduira à des expériences décisives » (p.107).
Le zen ne m’apporte pas une méthode, mais me montre le Lieu privilégié de l’Éveil, de la Vie, comment ne pas être reconnaissant envers tant d’hommes et de femmes qui n’ont pas craint d’emprunter des chemins aussi radicaux que le zen. Ils nous provoquent !
Oui, comment ne pas être reconnaissante d’avoir pu partager, deviner un peu le mystère qui les habite et nous dépasse tous… Là, nous nous rejoignons ! Et en même temps, il y a un manque, une limite : la finitude de sa propre culture, et même de notre propre vision du mystère de notre foi chrétienne se fait ressentir. J’y verrais ce qu’on peut appeler « un bonheur-malheureux ».
Il en ressort comme un sentiment d’inaccompli, qu’on peut recevoir comme espérance, chemin ouvert, ou frustration, si on laisse passer la chance. Une incitation intérieure à aller jusqu’au bout de ce chemin monastique qui est le nôtre sans cesser de se laisser questionner par celui de nos amis du Japon.
Il s’agirait d’apprendre à vivre dans un certain écartèlement, un salutaire inconfort.