Dilatato Corde 4:1
January - June, 2014
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COMPASSION BOUDDHIQUE
ET CHARITÉ CHRÉTIENNE :
DIFFÉRENCE ET COMPLÉMENTARITÉ

La compassion, pour un bouddhiste, joue un rôle très important, autant que la charité envers le prochain pour un chrétien. Il est donc naturel de chercher à voir en quoi ces deux attitudes se ressemblent, en quoi elles diffèrent, comment elles peuvent éventuellement se compléter mutuellement.      

I  L’amour du prochain dans le bouddhisme et dans le christianisme

Dans un traité de Shantideva, un maître tibétain du VIIIème siècle, on trouve des vers remarquables qui montrent que la compassion bouddhiste (karuna, meitri) est une attitude foncièrement altruiste, ne cherchant que le bien des autres sans regarder à son propre avantage, se donnant à eux de façon désintéressée: « Atteindre l’illumination pour accomplir le bien de tous les êtres », « regarder tous les êtres comme chers… plus précieux que des joyaux ». À lire ces expressions, qui en fait reflètent le traité tout entier (« Vivre en héros pour l’éveil »), on a l’impression, à première vue, qu’elles correspondent exactement à la charité chrétienne. Il faut cependant regarder les choses de plus près: deux comportements apparemment identiques peuvent ne pas l’être finalement s’ils sont animés par un esprit différent. On peut construire une maison pour loger un pauvre, pour jouir d’une retraite bien méritée, ou pour cacher des munitions. C’est toujours une erreur dans le dialogue de penser voir dans l’autre l’exact correspondance de ce qui nous est familier: il faut savoir respecter son altérité et sortir de son propre univers: c’est la loi de tout vrai dialogue, qui n’est autre qu’une hospitalité bien comprise. Cela dit, il peut fort bien se faire que dans la pratique, les comportement bouddhique et chrétien soient en fait plus proches l’un de l’autre que ne le suggèrent les doctrines. Il n’en reste pas moins que l’examen des doctrines est très important, parce qu’elles expriment des orientations spirituelles différentes, qui sont à la racine de cultures religieuses séculaires, voire millénaires.

Toute la différence entre la compassion bouddhique et la charité chrétienne vient d’une vision différente de l’existence, qui donne à cette attitude de bonté une motivation et une orientation bien spécifique: le bouddhiste pense que la nature ultime de tout être est sunya, le Vide, le dépassement radical de tout ce qui est conditionné, si subtil soit-il. Quant au chrétien, il affirme que Dieu est Amour, c’est-à-dire une Vie infiniment féconde, d’abord en elle-même par ses relations trinitaires, puis hors d’elle-même, créatrice d’un univers réel et distinct d’elle, un univers tout orienté vers sa Source comme vers son bien ultime. La bonté prendra donc une signification différente dans l’une et l’autre vision, tout en se traduisant par des comportements apparemment identiques:

 - en montrant de la compassion pour les autres êtres, le bouddhiste veut les amener à prendre conscience de ce qu’ils sont en réalité au fond d’eux-mêmes, en leur nature profonde: le Vide (sunya), la vacuité universelle, la nature-de-bouddha.

- quant au chrétien, son amour de ses frères vient de ce qu’il voit en chacun d’eux un être personnel créé, distinct de Dieu et des autres, appelé à s’ouvrir et à se donner totalement à Dieu et aux autres, participant à la Vie même de Dieu. Tous alors, dans le Christ et en Église, mus par la grâce de l’Esprit, tendent au royaume eschatologique où Dieu sera tout en tous.

Mais ne peut-il pas y avoir entre les deux une influence réciproque, en sorte que le chrétien pourrait s’inspirer de la compassion bouddhique, tout en gardant sa vision chrétienne intacte, et vice-versa ? Pour le voir, il faut revenir à l’intuition inspiratrice fondamentale du bouddhisme et du christianisme. Examinons donc ces deux visions, pour saisir leur contraste certes, ce qui les différencie, mais également pour voir s’il n’y a pas, au plan même de la vision fondamentale qui les inspire et les spécifie, une secrète affinité et une mutuelle complémentarité. Nous nous efforcerons ainsi de voir en quoi l’illumination bouddhique et l’expérience chrétienne peuvent éventuellement se compléter et peut-être s’enrichir mutuellement.

 II  Deux visions contrastantes

1. Perspective bouddhique et perspective chrétienne.

Saisir la spécificité d’une religion est essentiel, et cette spécificité est déterminée par le but ultime qu’elle poursuit. Le bouddhisme vise la réalisation existentielle de l’impermanence universelle, du “vide” (sunyata), par la libération du cycle interminable des renaissances, c’est-à-dire du monde conditionné, source d’illusion et de souffrance. La visée du christianisme, c’est la participation à la vie de Dieu, révélé comme Trinité et acheminant à une vision face à face béatifiante.

Comment donc ces deux expériences spirituelles se situent-elles l’une par rapport à l’autre ? Toutes deux débouchent sur une transcendance: celle de la vacuité universelle, qui dépasse radicalement le monde terrestre, et celle du Dieu un et trine. Il faut certes se défier des conceptualisations, qui prennent souvent des significations différentes selon les cultures; mais dans la perspective d’une métaphysique cohérente avec le christianisme, on peut dire que l’expérience de la vacuité universelle représente une saisie de l’univers en sa réalité ultime, dépassant radicalement tout ce qui est “conditionné”, tout ce qui appartient au monde de la manifestation. Saisir cette vacuité, ce n’est pas autre chose que saisir Dieu même en tant qu’il est “sur-être”, en tant qu’il transcende toute qualité finie, toute perfection limitée. Cela, au plan de ce que l’on pourrait appeler l’essence intelligible par opposition  à l’existence ontologique; à ce plan de l’essence intelligible, il n’y a effectivement qu’une unique réalité (c’est la non-dualité, advaita), de sorte que connaître l’univers à ce plan, c’est connaître Dieu même. A ce plan, il n’y a pas de distinction entre Dieu et le monde. Mais il y a aussi, et cela change radicalement les perspectives, le plan de l’existence ontologique: à ce plan, Dieu transcende l’univers qu’il crée, et celui-ci est distinct de lui. Par conséquent, si l’expérience de la vacuité universelle est bien l’expérience de Dieu  (en tant que Fondement, Archétype), elle ne fait pas, comme l’expérience chrétienne, entrer directement, par participation de grâce, dans l’essence insondable même de Dieu qui se révèle et se communique de sa propre initiative. Il faut donc reconnaître la radicale distinction qu’il y a entre la vision bouddhique et la vision chrétienne. Est-ce à dire qu’il faille voir une totale incompatibilité entre les deux, la vision chrétienne doit-elle exclure la vision bouddhique ? N’y a-t-il pas au contraire entre elles une certaine complémentarité ? C’est ce que nous allons examiner.

 2.  Apports réciproques

 Ayant situé l’illumination bouddhique, l’expérience de la vacuité universelle par rapport à l’expérience chrétienne de “divinisation”, de participation de grâce à la vie trinitaire, on est mieux à même maintenant de voir ce que le bouddhisme peut apporter au christianisme, comme aussi ce qu’il ne saurait lui apporter, et inversement ce que le christianisme peut apporter au bouddhisme. Commençons par l’apport du bouddhisme au christianisme: on peut l’envisager sous deux aspects: objectif et subjectif.

Dans la ligne objective: une vue sapientielle de la réalité.

Dans la ligne objective, le bouddhisme donne une vue sapientielle de la réalité que le christianisme peut faire sienne , sans que pour autant cette vue s’identifie formellement avec sa propre sagesse. Le bouddhisme en effet invite à un radical dépassement de tout phénomène conditionné: s’attacher à l’un quelconque d’entre eux, si subtil soit-il, enchaîne irrémédiablement la conscience, la maintient dans l’illusion et la souffrance. Il faut que s’éteigne la “soif de l’existence” (tanha) pour que tombe le voile de l’illusion  et que s’éveille la vraie connaissance, la sagesse (prajna), la vue des êtres en leur nature ultime (tathatha). Du coup, la cause de la souffrance étant écartée, la conscience en est libérée.

On peut dire que la science moderne, avec la  découverte de la théorie quantique, tend elle aussi à sa manière vers cette vue sapientielle: car elle dénonce la propension innée de l’esprit à considérer la réalité comme quelque chose de solide et de stable. En fait, cette conception au fond illusoire (ou qui n’a de valeur qu’au plan empirique) n’est qu’une approche qui doit être dépassée pour trouver la réalité, la “vraie nature” au-delà des phénomènes.

Il importe seulement de remarquer que cette sagesse ne fait pas encore connaître Dieu tel qu’il est en lui-même. Elle est plutôt une approche de Dieu, une entrée dans ce qui est pour ainsi dire son ombre, son revers. En ce sens que dépasser tout l’univers de la manifestation, puisque telle est la visée du bouddhisme, fait plonger dans l’abîme, le vide qui permettra de s’ouvrir à une révélation venant de Dieu même. On peut noter en passant qu’il est ainsi possible que l’expérience apophatique du bouddhiste s’accompagne en fait, sans se nommer, d’une authentique manifestation de Dieu dans les profondeurs cachées de sa conscience. Mais au plan de son essence divine, qui est proprement inconcevable, inimaginable pour toute intelligence créée, Dieu seul peut se révéler: il se révèle en fait, selon notre foi chrétienne, par l’Alliance qu’il fait avec Israël, Alliance qui prépare sa révélation définitive par le Verbe incarné, en qui tous les hommes trouvent le salut et accèdent au mystère de la vie trinitaire. A ce plan,  le bouddhisme n’apporte évidemment rien au chrétien; c’est au contraire le christianisme qui est en mesure d’éclairer positivement le nirvana.

Par contre, le mouvement de dépassement apophatique du bouddhisme peut nous être extrêmement profitable: c’est le grand apport du bouddhisme au christianisme. Il nous aide à purifier notre conception de Dieu. Nous savons bien, théoriquement, que Dieu dépasse tout conditionnement, qu’il n’est expérimenté que dans la nuit de la “docte ignorance”. “Nul ne peut voir Dieu sans mourir” disait déjà Moïse, qui interdit à son peuple de faire de Y-h des représentations visibles. Mais nous l’oublions si facilement, même si des maître spirituels comme Grégoire de Nysse, Denys l’Aréopagite, Ruusbroek, Saint Jean de la Croix et beaucoup d’autres nous le rappellent. C’est pourquoi le bouddhisme, qui a poussé jusqu’à ses extrêmes conséquences la logique du dépouillement spirituel, peut être pour nous un stimulant des plus efficaces dans notre recherche de Dieu. À condition, une fois encore, de voir que ce dépouillement, cette pauvreté de l’esprit n’est pas la requête ultime du christianisme. Celui qui est sans visage est, nous le savons, une Personne (au sens transcendant): il est venu à nous en prenant visage humain, et c’est à lui que nous devons nous donner, dans une attitude de foi et d’amour, pour qu’il nous transforme et nous divinise. En cela le christianisme apporte au bouddhisme un élément original et unique: l’affirmation de la réalité ontologique de l’univers manifesté, le samsara, culminant avec l’Incarnation du Verbe, qui a pour but la « divinisation » de l’homme: « Dieu s’est fait homme pour que l’homme devienne Dieu » disent les Pères de l’antiquité chrétienne.

 b) Dans la ligne subjective: le dépassement apophatique.

Le dépassement radical, apophatique du bouddhisme peut être envisagé également  dans la ligne subjective, psychologique, et là aussi, on mesure tout l’apport du bouddhisme à l’expérience chrétienne. Il confirme ce que disent les mystiques lorsqu’ils nous invitent à mourir à toute créature, à ne nous appuyer sur rien de créé, même pas les plus hauts dons de Dieu, à entrer dans le “rien” , comme dit Saint Jean de la Croix: “sur le sentier du mont Carmel, l’esprit de perfection est: rien, rien, rien” (La montée du Carmel, 1).

On peut voir avec évidence cet apport de la manière suivante. Il semble à première vue qu’il y ait incompatibilité entre l’attitude psychologique spécifique du christianisme et celle du bouddhisme: d’une part, pour le chrétien, attitude “dévotionnelle” impliquée par la foi et la charité, car le mouvement théologal est sortie “ec-statique” de soi pour se donner à l’Autre, qui transcende le créé; d’autre part, pour le bouddhiste, pure prise de conscience “en-statique” de ce qui est, pur éveil à la réalité vide des choses (vipassana).

À y regarder de près pourtant, il faut nuancer les choses. Sans doute, le mouvement n’est pas le même, puisque autre est le terme, l’objet spécificateur du mouvement. Mais l’attitude de don de soi elle-même, en ce qu’elle a psychologiquement de plus essentiel (et non dans les adjuvants sensibles qui la préparent et  la conditionnent) est un pur acte existentiel du vouloir spirituel, transcendant toute activité conditionnée comme toute image mentale  qui prêterait appui à cette activité. Et c’est cet acte que le bouddhisme met fortement en évidence. Dans la perspective chrétienne, c’est justement à cet acte, situé sur le plan existentiel, que correspond de la part de Dieu une venue transcendant également tout conditionnement. Ou plutôt il s’agit d’un acte unique, où s’imbriquent intimement au point de fusionner l’humain et le divin, la causalité de Dieu et celle de l’homme, en sorte que le maximum d’activité est aussi la passivité suprême. Invitation à une totale purification de tout l’être, selon les sens et selon l’esprit, pour un amour qui soit pleine participation à l’Amour trinitaire. On reconnaît ici que le christianisme ouvre le bouddhisme à une perspective qu’il ne connaît pas – et ajoutons, qu’il ne peut pas connaître, puisqu’elle vient de la seule initiative de Dieu qui se révèle dans le Christ, à la suite des préparations vétéro-testamentaires; le chrétien d’ailleurs lui-même, s’il était laissé à sa raison humaine, ne la connaîtrait pas davantage: les uns et les autres ne pouvons qu’accueillir cette Parole de Dieu, cette venue dans l’humanité de Celui qui est Amour infini, ce qui est, consenti dans une humilité libératrice, un renversement total de perspective. On mesure à quel point il faut être discret dans le dialogue, savoir s’effacer devant la grâce, qui a ses voies à elle pour éclairer les consciences sincères.

Ces longues considérations sur les deux intuitions fondamentales du bouddhisme et du christianisme nous ont montré qu’elles peuvent ne pas être incompatibles, exclusives l’une de l’autre, mais plutôt complémentaires, tout en restant en soi distinctes. Complémentaires alors aussi seront les attitudes qui en découlent, la compassion  et la charité. C’est ce que nous allons tenter de montrer.

 III  Deux attitudes altruistes complémentaires

     (Complémentarité entre compassion et charité.)

1.  Apport du bouddhisme: la compassion.

a. Une pleine maîtrise de soi.

Examinons cette complémentarité, en commençant par l’apport de la compassion bouddhique. En quoi peut-elle ajouter des nuances complémentaires à la charité ? Que peut-elle nous apporter à nous chrétiens ? Avant tout semble-t-il un sens particulièrement aigu de l’intériorité. Une intériorité qui vient de ce que le bouddhiste, lorsqu’il manifeste de la compassion envers des « êtres chers », ne le fait qu’en étant totalement apaisé, lorsqu’il a fait taire en lui les « turbulences » provenant de l’attachement au moi, de la crainte, de la colère, d’une affection trop sensible, etc.: « J’examinerai mon esprit: dès que surgira une perturbation mentale, ..je la détournerai » (Shantideva). Cet attachement au moi fait que l’on cherche son propre bien au détriment de celui d’autrui, il est source de tous les manques d’égard, des injustices, des haines, des violences commises envers autrui. Le bouddhiste sait que cet égoïsme a des racines profondément ancrées dans l’être humain: il s’efforce de contrôler les tendances souvent inconscientes au repli sur soi, d’en maîtriser jusqu’aux plus subtiles manifestations grâce à un regard qui pénètre jusqu’au plus profond de lui-même. Car à ses yeux, la compassion n’est vraie que si elle émane d’un être qui a totalement dépassé son ego, qui a totalement éteint sa « soif d’exister » (tanha), cet exister étant compris au sens de l’existence fluente qui affecte notre être corporel. On rejoint ainsi la « mort à soi-même » à laquelle nous convie l’Évangile, la folie de la croix qui est la vraie sagesse, dont saint Paul nous a si vivement montré l’exigence. On ne peut donc pas dire qu’à ce point de vue le bouddhisme apporte au chrétien quelque chose d’original et de neuf: il est plutôt le rappel insistant d’une vérité et surtout d’une pratique quelque peu oubliée et négligée.

 b. Une vue pénétrante.

Mais il est une autre perspective ouverte par le bouddhisme, et là est son apport original. Il invite en effet à pousser cette mort à soi-même dans un sens un peu différent: non seulement celui d’une maîtrise subtile et profonde des tendances psychiques même inconscientes, mais encore celui qui découle de la vue pénétrante de l’« impermanence » de toutes choses. C’est là qu’il y a quelque chose de neuf. Pourquoi cet acharnement tenace avec lequel le bouddhiste veut « nier » son « petit moi », sinon parce qu’il a une vive intuition de son caractère illusoire, de son irréalité foncière (anatta) ? Non sans doute au plan « conventionnel », mais au plan de la réalité profonde, ultime, qu’il perçoit dans la vue pénétrante (vipassana). La vraie personnalité, il est vrai, est autre chose, elle relève de l’esprit, nous y viendrons en parlant de l’apport chrétien, mais nous avons toujours tendance à la confondre avec ce qui a partie liée avec l’individu, avec les qualités d’un homme en tant qu’elles sont conditionnées par le corps et la sensibilité. De là vient que lorsque nous rencontrons quelqu’un, notre première réaction est de le juger sur sa taille, sa vigueur physique ou sa fragilité, la couleur de sa peau, son habillement, s’il s’agit du corps lui-même. Ou bien aussi, car les qualités psychologiques sont elles-mêmes conditionnées par un facteur individuel, « singulier », on le jugera habile à parler, d’une intelligence vive ou bornée, réfléchi ou impulsif, affectif, tendre ou réservé. Toutes ces dispositions sont loin d’être négligeables, mais elles appartiennent à une sphère inférieure à l’esprit, impermanente aux yeux du bouddhiste. Par conséquent, dans nos relations avec les autres, la « vue pénétrante » nous apprendra à relativiser toutes ces qualités auxquelles nous attachons tant d’importance. Nous nous efforcerons d’atteindre directement en l’autre ce qui est plus fondamental, ce qui est sa vraie nature, en termes chrétiens ce que Dieu voit en lui. Tant de jugements hâtifs, de querelles, d’incompréhensions pénibles et durables, de pardons si difficiles à donner, sans parler des innombrables situations inextricables qui compliquent la vie, tout cela sera sinon totalement évité, du moins fortement diminué. Il y a là une forte leçon pour nous occidentaux si avides d’affirmer ce que nous prenons pour notre personnalité, alors qu’elle n’est trop souvent qu’un beau revêtement de l’égoïsme. Nous comprendrons plus facilement chacun de ceux qui nous entourent est le « temple du saint Esprit » et nous aurons à son égard une attitude pleine de respect et d’affection, de compassion.

Mais alors, si on poursuit jusqu’au bout la logique de ce raisonnement, on aboutit à la conclusion que la nature profonde de l’homme, c’est le Vide, et que c’est une illusion de croire que la personne humaine est unique ? N’est-on pas proche du monisme ou de la gnose ? C’est ici que le christianisme apporte un éclairage nouveau, apte à clarifier des questions difficiles pour la raison laissée à elle-même.

c. Une sensibilité délicate, agissant de l’intérieur.

Avant de le voir pourtant, revenons au bouddhisme, qui nous apporte encore un autre éclairage. Il nous invite en effet, on l’a dit, à une profonde intériorité. Mais plus on s’intériorise soi-même, plus aussi on est capable d’avoir avec les autres des relations intérieures et profondes. Car c’est une loi psychologique que les relations que nous avons avec les autres se font au niveau même de la conscience que nous avons de nous-mêmes. Il s’ensuit que si nous sommes profondément intériorisés, nous aurons à l’égard des autres un respect, une délicatesse, un désintéressement, un dévouement beaucoup plus grands que lorsque nous nous contentons de vivre plus ou moins à la surface de nous-mêmes.

En outre, et c’est là aussi un enseignement du bouddhisme, cette intériorité n’est pas donnée d’emblée, pour soi-même déjà; elle suppose un long apprentissage, elle ne s’acquiert que progressivement, avec beaucoup d’exercices, de patience, de force d’âme. Il en est de même dans les relations avec les autres: les relations ne sauraient être immédiatement intérieures. Il faut une longue fréquentation, une expérience qui se forme peu à peu. On doit commencer par l’extérieur, les gestes, les services rendus, les paroles toutes simples. Lentement, on pénètre alors au niveau des sentiments, des idées, jusqu’à atteindre si possible une communion des cœurs. Toute une pédagogie en ressort pour l’enseignement, la catéchèse, l’évangélisation. C’est la montée du corps au psychisme, à l’esprit et au fond de l’âme. On saisit l’erreur d’une pédagogie qui se contente d’affirmations conceptuelles justes mais assénées sans ce sens de l’éveil progressif des consciences.

2.  Apport du christianisme: la charité. Complémentarité mutuelle.

La question de la réalité ou de l’irréalité de la personne est une question difficile pour la raison qui réfléchit. Le christianisme apporte à ce sujet une perspective différente de celle du  bouddhisme. Selon la foi chrétienne en effet, toute personne humaine est unique et aimée du Père en son Fils. Elle est appelée à devenir fils ou fille en ce Fils unique bien-aimé du Père, par l’action de l’Esprit. Tout homme est donc, par son esprit immortel, un absolu aux yeux de Dieu, même si tout ce revêtement de qualités conditionnées qui forment l’ensemble des « agrégats » est voué au changement: car aussitôt né, il croît, puis arrive à une apogée, enfin décline et meurt. Mais le sujet de ces qualités impermanentes dépasse le plan du temporel, de l’impermanence, il en fait en quelque sorte abstraction, et c’est ce sujet, la « personne », qui est aimé lorsque le chrétien porte sur lui son affection, sa compassion, son désir de l’aider dans son cheminement vers le bonheur qu’il trouve en Dieu. Cet amour n’est autre que celui du Christ, que l’Esprit saint éveille au cœur du chrétien.

Voilà de quoi apporter à la compassion bouddhique une orientation que ne connaît pas le dharma et qui est fondamentale pour un chrétien. Tout en sachant l’affirmer dans son dialogue avec les bouddhistes, il n’en gardera pas moins l’apport de leur religion, ces valeurs dont nous avons parlé plus haut. Il importe en effet de bien saisir que toute la perspective chrétienne repose, au point de vue philosophique, sur un seul principe qui en est pour ainsi dire la clé: la distinction entre l’Incréé et le créé, distinction qui elle-même découle de la nature de Dieu telle que l’entend la révélation chrétienne; en sorte que l’esprit créé, qui est image de Dieu, se réalise existentiellement en de multiples êtres singuliers, dont chacun est autonome, libre, responsable, et en même temps incarné, donc mortel en raison de son union au corps, quoique immortel en raison de sa nature d’esprit. Il faudrait sans doute aller beaucoup plus loin dans cette analyse de la personne, mais il peut être suggestif de prendre une image: la conception chrétienne de la personne est comme un squelette, cela ne l’empêche pas d’être « qualifiée » par les  valeurs bouddhiques de maitri, de karuna, comme revêtue de chair par elles. On voit par là que le bouddhisme et le christianisme, peuvent être complémentaires; chacun garde sa propre identité, sa propre valeur, mais située à sa vraie place; chacun a son message irremplaçable, et tous deux ensemble s’unissent harmonieusement pour faire croître l’humanité vers le but auquel elle tend dans le dessein de Dieu, le Royaume eschatologique.

Post-scriptum

Les lecteurs de Dilatato Corde auront peut-être remarqué qu’un article sur ce même thème de la compassion a déjà paru dans une précédente édition (« Compassion chrétienne et compassion bouddhiste », par Paul Yves Wery, DC I,2)

La direction de DC suggère qu’on y fasse allusion, ce qui permet de dialoguer à l’intérieur de la revue, et de favoriser chez les lecteurs une réflexion plus large sur un même thème. La perspective de P. Wery est très différente de celle de l’article ci-dessus : elle part d’une expérience vécue, l’observation des réactions des nombreux visiteurs d’un mouroir thaïlandais : face à la souffrance des victimes du sida, les occidentaux manifestent leur compassion en  faisant tout leur possible pour les soulager ; les bouddhistes asiatiques par contre ne font rien dans ce sens, ils se situent dans l’univers du karma, et cherchent à orienter ces mourants vers une meilleure renaissance. Il faudrait relire tout l’article pour en saisir les implications : il affirme clairement, comme les pages ci-dessus, que la compassion bouddhique est très différente de la compassion chrétienne. Tout en admettant leur complémentarité en principe, il n’en parle guère, il est trop réaliste pour comprendre qu’il y a un fossé entre des vues purement théoriques, intellectuelles et la pratique vécue. C’est là son originalité et sa valeur : il faudra sans doute des siècles pour que la culture asiatique et celle de l’occident  arrivent à une vraie fécondation mutuelle. Précieuse leçon pour le dialogue interreligieux comme pour la mission du christianisme.

 
 
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